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Thérésa


Chapitre 04

Ma vie indépendante. Un aveu. Le café du Cirque. Ses trois étages. Comment on se ruine. Ce que deviennent les appointements d'un acteur. Ruses de guerre d'un colonel français. Un vivant qui voudrait bien être mort.M. Dejean. Le directeur boucher. Pas d'avances. Une amende agréable. Le prix d'un billet de faveur. Récompense excentrique. M. Mourier, auteur, directeur et marchand de rubans. Comment on relève un théâtre. Robert Macaire. La Fille de l'Air. Un directeur, un régisseur et un âne.


I

Il va sans dire que dès ce soir je renonçai, pour jamais, à l'état de modiste.

Grâce à mes cent francs par mois, je pouvais mener une vie indépendante et fréquenter le monde des artistes, que j'adorais.

C'est de ce moment que date mon abonnement au café du Cirque.

On sait que, je suis franche.

Je ne regrette ni ne regretterai jamais, je l'espère, l'existence légèrement bohème que j'ai menée, pendant quelques années dans ce café, encore célèbre quoiqu'il soit détruit.

Il était presque exclusivement fréquenté par des artistes et des auteurs.

Il a été, ainsi que tout le boulevard du Temple, aujourd'hui disparu, une des curiosités de Paris.

Je demande la permission au lecteur de faire l'historique du café et de toutes ses dépendances.

Il est certaines choses qu'on n'a pas le droit de laisser dans l'oubli.

II

Le café du Cirque était le café du théâtre du Cirque.

Il se composait de deux étages et d'un rez-de-chaussée.

Le rez-de-chaussée était réservé aux petites dames.

Le premier étage aux artistes, auteurs, journalistes et directeurs.

Le second étage aux amateurs de la bouillote.

Ce dernier contenait une sorte de cercle intime dans lequel on n'entrait qu'au moyen d'un secret de serrurerie.

Les notables du quartier y jouaient de six heures à minuit.

Les enjeux avaient assez de ventre, assez même pour qu'un maître boucher de l'arrondissement y ait laissé toute sa fortune.

Ce petit tripot clandestin fat fermé en 1848.

Je sais sur ce sujet l'anecdote suivante :

X..., un modeste acteur du Cirque, venait régulièrement chaque soir y perdre une partie de ses appointements.

Cet acteur avait un ami, lequel, plus raisonnable, cherchait à le détourner de cette ruineuse passion.

II jouait la comédie au même théâtre.

X... représentait dans une pièce militaire, dont j'ai oublié le titre, le rôle d'un général ennemi, qui était tué, chaque soir, à onze heures sonnantes.

Son ami remplissait le rôle d'un colonel français; c'est lui qui ordonnait aux soldats d'enlever les cadavres; X... s'empressait, sitôt que les Frrrançais avaient, avec le respect dû au courage malheureux, transporté son corps dans la coulisse, de courir se déshabiller et d'aller porter son peu d'argent au tripot.

Un soir, le colonel français, qui toute la journée s'était inutilement transformé en foudre d'éloquence pour empêcher X... d'aller faire le trentième dans une forte partie projetée pour ce soir même, trouva un moyen de faire rester son ami dans le sentier de la vertu.

Le coup de fusil qui le tuait à onze heures partit ? X... tomba. - L'ami entra en scène.

- Enlevez les cadavres, dit-il.

X..., joyeux d'être délivré, déboutonnait déjà son uniforme, quand le colonel, s'approchant de lui, dit :

- N'enlevez pas celui-ci, je crois qu'il respire encore.

Les figurants regardèrent leur colonel avec étonnement.

Il changeait la réplique.

L'un d'eux voulut cependant s'approcher.

- Eh bien! n'ai-je pas parlé?

Les figurants s' éloignèrent.

X... n'en revenait pas.

- Fais-moi donc enlever, disait-il font bas à son ami.

Le colonel, sans lui répondre, continua son rôle.

X... commença à devenir furieux.

- Donne donc l'ordre, coquin!

- Oui, reprenait le colonel, souvent il arrive que des blessés ont l'aspect de cadavres.

- Mais on m'attend!
? Ce pauvre général, il a peut-être une famille, une femme, des enfants!... laissons-le quelque temps ici, peut-être va-t-il revenir à la vie!

- Mais je te tuerai si tu me fais manquer mon rendez-vous.

- C'est quand la bataille est terminée que l'humanité reprend ses droits.

- Filou! canaille!

- Adossez-le contre cet arbre...

- Mais je te pulvériserai.

- Et laissez-le!

X..., forcé d'obéir, dans la crainte d'étonner le public en lui montrant un cadavre vivant, resta jusqu'à la fin du spectacle.

Minuit sonnait quand le rideau tomba; la partie était terminée; il fallut aller se coucher bourgeoisement.

X... était sauvé d'une perte d'argent probable.

J'ignore s'il a remercié le colonel.

III

Parmi les habitués du premier étage, deux personnes étaient tenues en haute estime par tout le monde ? y compris les garçons.

Ces deux personnages étaient deux directeurs de théâtre qui, eux aussi, ont laissé des traces curieuses de leur passage sur le boulevard du Temple.

J'ai nommé M. Dejean et M. Mourier.

IV

M. Dejean a fondé le cirque olympique, et le cirque des chevaux.

C'est le directeur de théâtre par excellence, celui qui devrait servir de modèle aux autres.

Les millions qu'ils a gagnés, à montrer la comédie à ses concitoyens, sont la meilleure preuve de son intelligence directoriale.

L'histoire de sa vie est un long éloge.

Garçon boucher à dix-huit ans, à dix-neuf ans il achetait le fonds de son patron.

Sans patrimoine aucun, sans autres ressources qu'une énergie du diable, il visa la fortune.

Cette dernière se laissa toucher.

Si bien toucher, qu'à quarante ans il se retirait du commerce et liquidait ses comptes.

Il avait cinquante mille francs de rentes.

Alors, quand il se vit riche, il se décida à se donner quelques douceurs.

Il changea de mobilier.

Celui qu'il possédait et qui lui avait été laissé par son prédécesseur, fut vendu.

Il rapporta dix-sept francs cinquante centimes. Quand on vint dire ce chiffre à M. Dejean, il s'écria :

- Les malheureux! ils se sont fait voler.

Rentré dans la vie privée, il s'ennuya.

Quelqu'un vint lui proposer une direction de théâtre.

Il ne se doutait pas plus de ce qu'était une entreprise de spectacle que je ne me doute de ce que fait la lune dans le jour.

Il accepta cependant.

Ses amis jetèrent les hauts cris.

- Vous aller vous faire ruiner, lui dirent-ils.
? Bah! je le verrai bien.

Il prit la direction du Cirque-Olympique.

Il ne s'y est pas ruiné, chacun le sait.

L'ordre et l'économie, qui avaient été la première cause de sa fortune, ne lui firent pas faute dans son nouveau métier.

Quant à ses relations avec les auteurs et les artistes, qu'on demande à ces derniers.

- M. Dejean, disait encore récemment l'un d'eux, c'est pas un homme, c'est une crème à barbe grise.

Une anecdote le peindra mieux que toutes les appréciations possibles.

Un soir, un de ses écuyers vint le trouver :

- Monsieur Dejean, lui dit-il, ma femme vient d'accoucher, vous seriez bien aimable de me faire l'avance de mon mois.

- On ne fait pas d'avances, répondit M. Dejean en lui tournant le dos.

L'écuyer, qui connaissait son patron, n'insista pas.

Une heure après, il fut appelé par le caissier du théâtre, qui lui dit :

- M. Dejean m'a chargé de vous faire l'avance que vous lui avez demandée.

La fin du mois arriva.

L'écuyer, ayant touché ses appointements, ne se présenta pas à la caisse.

Le soir, son directeur l'avisa, et avec sa brusquerie ordinaire :

- Vous êtes la l'amende, lui dit-il.
- Moi, monsieur? fit l'écuyer étonné; et pourquoi cela?
- La paye était affichée pour aujourd'hui, et vous ne vous êtes pas présenté à la caisse.
- Mais, monsieur, puisque j'ai reçu une avance?
- On ne fait pas d'avances; allez toucher votre mois, et ayez bien soin de dire qu'on vous retienne votre amende : cela vous apprendra à être exact.

L'écuyer fut payé intégralement et l'amende fut maintenue.

V

M. Dejean avait mis son administration sur un pied inconnu jusqu'à son avénement.

Tout le monde se souvient de son extrême rigueur à refuser les billets de faveur.

Bien peu de gens peuvent se flatter d'être entrés gratis, dans ses théâtres, pendant tout le temps qu'il les a dirigés.

Lorsqu'il ne pouvait refuser, il tirait lentement sa bourse de sa poche et donnait le prix de la place au demandeur.

C'était sa seule façon de donner des entrées.

Économe pour les choses futiles, il était plus généreux qu'un roi pour les choses sérieuses.

Quand il s'agissait de monter une féerie ou une pièce militaire, il n'aurait pas voulu qu'on économisât cinq centimes.

Un jour de répétition, il quitta brusquement la salle et courut à un grenadier qui figurait un fragment de la garde impériale.

- Monsieur, lui-dit-il, allez-vous-en dire au costumier que je le mets à l'amende pour avoir cousu à vos guêtres des boutons qui ne sont pas d'ordonnance.

En souverain qui connaissait suit métier, il s'était créé deux ministres responsables qui le déchargeaient de toute besogne à laquelle il ne se croyait pas apte.

Ces deux vizirs s'appelaient Ferdinand Laloue et Adolphe Franconi.

Le premier avait la haute main sur le Cirque du boulevard du Temple, le second sur le Cirque des Champs-Élysées.

M. Dejean avait en ces deux hommes une confiance extrême.

Quand Ferdinand Laloue, qui faisait toutes les pièces pour son théâtre, venait lui lire un drame, il lui donnait son avis, rien de plus.

- Combien cela coûtera-il de mise en scène? disait-il après la lecture.
- Tant... répondait Laloue.
- C'est bien.

Et, ouvrant son secrétaire, il remettait la somme demandée à son régisseur général.

Il avait la récompense excentrique.

Une année, les deux entreprises, grâce à l'activité de ses représentants, avaient fourni des bénéfices fabuleux.

Les deux ministres comptaient sur une gratification solide.

En effet, la veille du premier de l'an, M. Dejean leur dit :

- Je vous dois une indemnité; demain vous me ferez le plaisir de venir dîner avec moi.

Les deux régisseurs se regardèrent.

- Un dîner... comme gratification, c'est maigre.

Nonobstant, le lendemain ils allèrent trouver leur directeur.

Celui-ci les emmena dîner dans un cabaret borgne et commanda lui-même le repas.

La carte s'éleva à quatre francs.

Les deux ministres n'en revenaient pas.

Mais au dessert, en levant leurs assiettes, ils trouvèrent dessous un acte par lequel M. Dejean leur donnait à chacun un tiers dans ses bénéfices futurs.

L'année suivante, ce tiers se monta pour chacun d'eux à la somme de cent mille francs.


VI

M. Mourier, directeur et presque fondateur du théâtre des Folies Dramatiques, avait commencé par être marchand de rubans.

Auteur, à ses moments perdus, sous le nom de Valory, il avait pris la direction des Folies, au moment où ce théâtre éclairait encore à l'huile les drames sanguinaires des Pixérécourt et des Caignez.

L'entreprise était désastreuse; chacun jusqu'alors s'y était ruiné, et le seul moyen de faire quelque chose de cette salle de spectacle, avait dit un prédécesseur, était de la démolir.

Frédérick Lemaître vint y jouer, en représentations, son fameux Robert Macaire.

Tout Paris courut à cette nouveauté. La fortune du théâtre commença.

MM. Cogniard frères aidèrent â son développement.

Leur Fille de l'air, féerie en trois actes, eut deux cents représentations, et à partir de ces pièces M. Mourier eut des inscriptions de rente à son nom sur le Grand-Livre.

En effet, vingt-cinq ans après, quand il mourut, il laissa à sa veuve une fortune plus qu'honnête.

M. Mourier a été le type du directeur bourru.

Les artistes l'ont autant détesté qu'aimé.

A ceux qui restent parlez de lui ; ils vous diront, comme Lesueur dans le Fils de famille : C'était z'un cheval!

Ayant compris, comme jamais impresario ne l'a fait, que la seule manière d'être un bon directeur, c'était d'être maître chez soi, il avait tout sacrifié à cette conviction d'absolutisme.

Les pièces sifflées, avaient sur son théâtre, leur nombre ordinaire de représentations : trente, ? chiffre fatal.

Les pièces très-applaudies n'en avaient guère plus.

Les artistes n'étaient jamais annoncés sur l'affiche en grosses lettres, et quand l'un d'eux mordait trop sur le public, il était immédiatement renvoyé.

- Je veux, disait-il, que personne ne me fasse la loi, pas même le public.

Et ce système a été suivi par lui courageusement, sans une minute d'hésitation, pendant près de trente ans.

L'animosité des artistes s'explique par ce fait seul.

Brusque, colère, il ne leur ménageait pas les épithètes.

Tout tremblait devant lui, et plus d'un vieux comédien, qui avait vu le feu, se sentait ému quand il le savait dans la salle à une répétition.

On médisait de lui à qui mieux mieux, et cependant tous avaient pour lui une sympathie réelle.

C'est que sous son enveloppe brutale on lui savait une bonté sérieuse et une honnêteté à toute épreuve.

La parole de M. Mourier était d'or. Quand il avait dit oui, on dormait sur ses deux oreilles.

Son ton bourru a été, pendant nombre d'années, le désespoir de son régisseur général, M. Dorlanges.

Ce dernier avait littéralement peur de son patron.

La façon dont il lui répondait, le chapeau à la main, avec un tremblement dans la voix, était passée en proverbe.

Tout le monde artistique contemporain de cette époque se souvient de l'anecdote de l'âne.

VII

Dans une pièce, il fallait qu'à un moment donné, on entendît, dans la coulisse, le braiement d'un aliboron.

M. Dorlanges fut chargé de ce rôle important. Quand son patron lui annonça cette nouvelle, avec sa brusquerie ordinaire, l'infortuné se sentit pâlir.

Le malheureux ne savait pas faire l'âne.

Il se prit à étudier avec conscience.

Chaque jour, quand les artistes passaient devant son cabinet, ils l'entendaient pousser des hi-hans continuels; mais ces hi-hans ne rappelaient en rien ceux de l'asinus. C'était tantôt le chant du coq, tantôt le coassement de la grenouille.

Cela dura huit jours ; les artistes riaient à se tordre.

Partout où il allait, en quelque lieu qu'on le rencontrât, on l'entendait murmurer tout bas son fameux hi-han panaché.

Enfin, le jour de la répétition générale arriva.

Le matin, on l'avait vu étudier, pendant deux heures, l'âne d'un porteur d'eau.

La répétition commença.

M. Dorlanges avait des sueurs froides quand la réplique lui fut donnée; il crut qu'il allait se trouver mal.

Enfin il poussa son cri.

Mais l'émotion avait paralysé ses moyens, et le braîment asinique se transforma en un aboiement plaintif.

- Mais c'est le chien que vous faites! tonna M. Mourier.

Le régisseur tremblant s'avança près clé la rampe, et, les yeux mouillés de larmes :

- Monsieur, dit-il à son patron, Dieu m'est témoin que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour apprendre à braire, mais je vois décidément qu'il faut que je quitte ma place, je ne saurai jamais faire l'âne!

Sa figure piteuse attendrit M. Mourier.

- Mais vous faites très-bien le chien, lui dit-il.
- Oui, monsieur. Le chien, le coq, la grenouille, tout, excepté l'âne! Oui, tout, excepté ça!
- Eh bien, faites le chien, dit M. Mourier. On peut remplacer l'âne par un caniche, la pièce le permet.

La joie de M. Dorlanges, à l'annonce de cette concession, ne peut se décrire.

Ses yeux se mouillèrent encore une fois de larmes, les larmes de la reconnaissance. Et mettant la main sur son cœur :

- Monsieur, dit-il à son patron avec un accent de gratitude indéfinissable, ce que vous faites pour moi, voyez-vous, restera gravé là. Me laisser faire le chien, c'est beau! Je dirai même plus : c'est sublime! Monsieur Mourier, maintenant, vous pouvez me demander ma vie, elle est à vous!

Et quand on lui parlait de son directeur, il racontait avec attendrissement cette anecdote, pour prouver combien il devait être attaché à un homme qui l'avait si noblement laissé aboyer, quand il pouvait le forcer à braire.
 

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