Thérésa
Chapitre 10
Un sujet périlleux. Mes amours. Lui. Bouquet et missive. Le cœur d'une chanteuse. Ne riez pas. ? Les filles de théâtre. Un premier battement de cœur. Une soirée orageuse. Mes hésitations. Une proposition ex abrupto. Je me consulte. Résolution subite. Une révélation. Départ de Paris.
I
Quelques années se passèrent ainsi, pleines d'espérance et de misère, attendant toujours la fortune, qui ne venait pas;
Lorsqu'un roman véritable entra avec effraction dans ma vie, jusqu'alors assez prosaïque.
Ici, j'éprouve un certain embarras. J'ai promis au lecteur d'être franche et de tout dire, et ce que j'ai maintenant à raconter touche au côté le plus délicat, de ma vie.
Je veux parler de mes amours.
II
Certes, je suis demoiselle et maîtresse de moi-même, or les artistes, à mon sens, ont cet étrange privilège de n'être pas tenues à une grande régularité de mœurs, mais à ceux qui me connaissent actuellement, à ceux qui ne voient en moi que la chanteuse folle, sans grande beauté, la gardeuse d'ours, enfin, je ne sais comment faire croire que, moi aussi, j'ai eu mon idylle, ma pastorale pleine de poésie et de douleur.
Et cependant rien n'est plus vrai.
Qui ne sait, d'ailleurs, que toute femme, si peu jolie qu'elle soit, gravit à un moment donné ce que j'appellerai le calvaire de l'amour?
Et elles ont, quand vingt ans sonnent dans leur cœur, leur passion et leur martyre.
L'amour n'est-il pas, lui aussi, une religion dont les femmes sont incessamment les apôtres ?
III
J'ai aimé.
J'ai aimé avec frénésie, avec délire.
.Il se nommera Paul, si vous voulez.
Où je l'ai vu pour la première fois? ? Je vais vous le dire.
C'était à une représentation de théâtre de la Porte-Saint-Martin. Je jouais je ne sais plus quel rôle, dans je ne sais plus quelle féerie.
Je lui avais plu...
. Oh! par grâce, ne riez pas, vous qui m'avez entendue chanter : Rien n'est sacré pour
un sapeur!
Il m'écrivit en m'envoyant un bouquet.
Mon étonnement fut grand; c'était la première fois que, pauvre fille assez déshéritée de ces sortes de galanteries, je recevais pareille déclaration.
Je ne répondis point.
Toute privée que j'étais des hommages de cette sorte, je savais quelle était l'opinion de certains hommes sur les filles de théâtre.
Je ne comprenais point que, par cela seul qu'on était sur les planches, un homme se crût le droit, le soir même, de vous offrir son cœur enveloppé dans un souper.
Je ne le comprends pas encore, du reste, et il faut qu'on élève les jeunes gens dans un curieux mépris des actrices pour qu'ils traitent celles qu'ils ne connaissent point comme ils traitent celles qu'ils connaissent.
IV
Mon refus l'étonna sans doute, car il revint le lendemain.
Et, ce lendemain-là, il m'envoya une nouvelle lettre et de nouvelles fleurs.
Mais la lettre était déjà plus respectueuse et les fleurs étaient plus belles.
Je relevais la tête fièrement sous cette insistance flatteuse, mais je demeurai muette comme la veille.
Il se piqua au jeu, et, un mois durant, ce furent lettres et fleurs, lesquelles restaient toujours impitoyablement sans réponse.
Enfin, un soir, que je sortais de la représentation, je le vis qui m'attendait à la porte.
Il était pâle, tremblant, et quand il s'approcha de moi pour me parler, je crus qu'il allait se trouver mal.
- Mademoiselle, me dit-il, vous êtes donc bien rigoureuse...
Je le regardai sans répondre.
Sa persécution m'avait rendue rêveuse. Quelle est la femme qui ne pense pas un peu à celui qui pense beaucoup à elle?
Il était jeune, ? je n'ose dire beau, ? tant j'ai peur de ma Gardeuse d'ours.
Il répéta sa phrase.
- Je vous aime pourtant, ajouta-t-il.
Je ne sais s'il comprit à mon regard que je n'étais pas disposée à répondre à cet aveu par des banalités, car il me tendit son bras.
Je le pris.
Il me dit qui il était.
C'était un garçon naïf, plein de foi, et il me sembla bien qu'il me dit encore qu'il était riche.
Tout en causant, le calme lui était revenu ; il me parla de ses projets.
Il voulait s'emparer de ma vie pour en faire une vie luxueuse et toute d'adoration.
Quand nous nous trouvâmes sous le réverbère qui éclairait l'entrée de ma maison, je m'arrêtai.
Je n'avais encore rien dit.
Il releva mon voile, assez étonné de ce mutisme prolongé, et poussa un petit cri de joie.
Je pleurais à chaudes larmes.
V
Oui, je pleurais, et que ceux qui m'ont entendue chanter l'Espagnole de carton rient s'ils le veulent, je pleurais des larmes de reconnaissance.
C'était la première fois que de telles paroles, aussi sincèrement et naïvement dites, résonnaient à mon oreille.
C'était la première fois, depuis la mort de mon père, que j'avais trouvé dans la voix d'un homme des accents aussi tendres.
C'était la première fois, enfin, que mon cœur battait parce qu'un autre cœur battait pour moi.
Il me prit la main, la baisa, et dit :
- Je reviendrai demain!
Et il s'enfuit en courant.
VI
Je remontai chez moi, et ne pus dormir de la nuit.
Je luttais déjà contre mon amour naissant; je me demandais ce qu'il fallait faire, si je devais m'abandonner à cette tendresse folle, si je devais accepter cette amitié qui s'offrait à moi au moment même où je combattais contre mon abandon et ma solitude.
I1 revint le lendemain.
Il était en habit de voyage.
- Je ne veux pas, dit-il, que notre liaison ait la tournure des autres; je veux y mettre toute la foi que j'ai mise dans mon amour. Thérésa, voulez-vous partir avec moi ?
- Abandonner mon théâtre? m'écriai-je.
- Voulez-vous partir avec moi? répéta-t-il; nous irons où vous voudrez. Mais je veux vous arracher à votre vie actuelle, je veux que personne de ceux qui vous connaissent ne puisse sourire en vous voyant à mon bras.
Ces paroles, dites avec fermeté, furent comme des paroles magiques.
En un instant je repassai en moi-même mon existence folle, compromettante à plaisir, ma vie de bohème, et l'opinion qu'avaient de moi le monde et mes camarades.
Je jetai un cri.
- En effet, dis-je; on croit que je suis une fille perdue!
Et je courus fiévreusement à lui, comme si lui seul pouvait me défendre contre cette pensée terrible. Il m'accueillit avec empressement.
- Je ne le crois pas, moi, dit-il doucement.
Je me reculai et lui pris la main.
- Vous êtes bon, vous, lui dis-je? Quand partons-nous ?
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