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Thérésa


Chapitre 03

Tristes réflexions. La mort de mon père. M. Scribe et sa voiture. Un regret. Mon premier or et tues premières fleurs. Ce que je devins. Mes seize ans. On me propose de chanter dans les chœurs ? Mon entrevue avec M. Marc Fournier. Sa fantaisie. Je double Mme Deshayes. Le fils de la Nuit. Mon début. Je suis artiste dramatique.


I

Hélas! dans ce Paris immense où rien ne s'arrête, titanesque machine dont les rouages marchent incessamment, au milieu de cette formidable clameur continuelle, qui est comme la respiration de la cité géante, qui donc aurait pu entendre mon premier cri de douleur?

Et, d'ailleurs, Paris entier l'eût-il entendu, qu'était-ce pour lui que le malheur qui m'atteignait?

Une enfant de douze ans allait se trouver orpheline, seule au monde et sans ressources.

Elle allait dire adieu, pour toujours, à celui qui était son monde à elle, à son ami, à son père enfin !

Elle allait être livrée à ses propres instincts, n'ayant que sa jeunesse pour défier la misère et que sa candeur pour défier le vice.

Ce malheur-là valait-il la peine qu'on y prît garde, n'était-ce pas l'histoire de chaque jour, de chaque heure ?

II

Dans une mansarde, un pauvre meurt, il laisse une enfant sans pain, et les rires continuent dans la rue et ils continuent à l'étage inférieur, et nul n'a même, tout préoccupé qu'il est de ses plaisirs ou de ses affaires, un mot de pitié pour ce drame sombre et terrible.

III

Et cependant, tout enfant que j'étais, il m'avait semblé à moi, à la vue de mon père pâle et défiguré, se débattant vainement contre la mort, que le monde venait de s'arrêter tout à coup et que quelque chose s'était brisé dans l'immensité.

Ah! c'est que ceux qui les peuvent embrasser encore, ces anges que Dieu met à nos côtés, ceux qui les possèdent encore, ces trésors de bonté et d'amour, ceux qui ne sont pas seuls en leur maison solitaire, ne savent pas ce que c'est que l'absence d'une mère et d'un père.

On a beau la remplir, cette maison, de gloire et d'argent, on a beau demander d'autres joies au travail ou à la popularité, la place vide est toujours vide.

Et à chaque bonheur qui vous vient, à chaque peine que Dieu vous envoie, on cherche vainement, autour de soi, ceux à qui confier ce bonheur ou cette peine.

IV

Qu'on me pardonne ce moment de tristesse, car ce que j'écris, je l'ai souvent ressenti, et aujourd'hui que la fortune m'est venue trouver en aveugle ou en clairvoyante, comme on voudra, le souvenir de la mort de mon père m'est encore plus sensible.

Je me suis souvent rappelé l'histoire de M. Scribe.

L'auteur d'une Chaîne, après mille luttes diverses, était arrivé à la richesse, et un jour, dans la cour de son hôtel, entrait, pour la première fois, la première voiture qu'il venait d'acheter.

Comme il ouvrait la portière et mettait le pied sur le marchepied, il s'arrêta?

Ceux qui l'entouraient virant une larme dans ses yeux.

? Qu'avez-vous donc? lui dirent-ils.
? Hélas! répondit M. Scribe, je songe à ma mère morte pauvre ; qu'elle serait heureuse aujourd'hui, si elle pouvait me voir!...

V

Et moi aussi je me suis souvent dit cette parole. Aux premières fleurs qu'on m'a jetées, au premier or qu'on m'a donné, j'ai regardé tristement cet or et ces fleurs, et, pauvre orpheline, j'ai répété :

? Si mon père mort dans la misère était là!...


VI

Mon père mourut dans la nuit.

Je n'avais pour toute parente qu'une vieille cousine, qui vint me chercher le lendemain et me fit rentrer, à force de protestations, dans mon atelier de modiste.

Comment se passèrent les quatre années qui me séparaient de l'âge où l'enfant devient jeune fille, c'est ce que je ne sais plus.

Mon amour pour le théâtre était toujours aussi vif.

Un jour, ? j'avais seize ans alors, ? je fis, je ne me souviens plus comment, la connaissance d'une dame choriste au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

Il va sans dire, que je lui avais, dès le début, communiqué ma résolution de monter sur les planches.

Elle me proposa d'entrer avec elle dans les chœurs de son théâtre.

Je chantais suffisamment, ? disait-elle. Elle me faisait espérer quarante francs par mois. C'était peu, mais, avec de l'économie, on pouvait vivre. En outre, rien ne m'empêcherait de profiter des loisirs que me laisseraient les répétitions et les représentations, pour continuer mon état de modiste.

J'acceptai avec reconnaissance.

Le soir même, elle me présenta au régisseur, qui me fit entrer dans son cabinet et m'invita à chanter.

J'obéis avec cette bonne volonté que l'on me connaît lorsqu'il s'agit de roucouler.

J'avais à peine terminé le second couplet d'une romance dont je ne me rappelle plus ni l'air ni les paroles, que la porte s'ouvrit brusquement et qu'un étranger parut.

C'était le directeur, M. Marc-Fournier.

? C'est vous qui chantez ainsi ? me dit-il.
- Oui, monsieur, répondis-je assez étonnée de cette brusque interpellation, c'est moi.
- Vous voulez entrer dans les chœurs?
- C'est mon plus grand désir.
- Vous n'avez jamais joué la comédie?
- Jamais.

Et, tout en m'interrogeant, il ne cessait de me regarder.

? Chantez encore, fit-il.

Je me tournai vers le régisseur, comme pour lui demander son autorisation.

? Obéissez, me dit-il; monsieur est le directeur du théâtre.

Je chantai le troisième couplet.

Le monde théâtral connaît M. Fournier, un des directeurs les plus intelligents de Paris, mais aussi un des plus fantaisistes.

Il me faisait chanter ainsi parce qu'il cherchait, depuis quelques jours, une jeune fille pour remplacer madame Deshayes dans le Fils de la Nuit.

Un rôle de bohémienne qui ne chante pas!

Mais il paraît que mon allure et mon visage lui plaisaient ou, du moins, lui représentaient bien le personnage.

Il me fit donner le rôle sur-le-champ, en me disant de me tenir prête à le lui réciter le lendemain.

Je ne revenais pas de ma surprise, et la dame qui m'avait présentée non plus.

Je dois même avouer qu'elle me regardait avec une certaine jalousie.

En effet, il y avait de quoi fournir matière à l'étonnement.

Il y avait juste un quart d'heure que, faisais partie des chœurs, et déjà je passais au rang d'actrice.

Le lendemain, je vins répéter mon rôle à M. Fournier, qui me le fit jouer le soir même et me donna des appointements de cent francs par mois.

Et tout cela parce qu'il m'avait entendue chanter.

Ce qui m'a toujours étonnée, c'est qu'il ne m'ait pas donné ce rôle pour m'avoir vue coudre.
 

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