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Thérésa


Chapitre 13

Départ pour Lyon. Le train omnibus. ? Réflexions amères. Un compagnon de voyage. Sa conversation et sa vanité. Bons conseils. Un mot sur Roger. Arrivée à Lyon. Les débuts. La brasserie des chemins de fer. Bourgeois et militaires. Ma Nièce et mon Ours. Clairville. Millaud. Une députation militaire. Une première ovation. La nostalgie de Paris. Salut, immense ville.


I

Je partis le soir même pour Lyon, en troisième classe, par le train omnibus, car les avances qu'on avait bien voulu me faire sur mon engagement, ne me permettaient pas de prendre l'express.

Je fis, comme bien vous pensez, d'amères réflexions sur ma situation.

Je comparais ce second voyage au premier, que j'avais fait quelque temps auparavant.

Alors, j'étais heureuse, insouciante... j'espérais.

Cette fois je me voyais abandonnée, seule, fuyant la misère et tombant dans l'inconnu.

Comme cela se fait dans les grandes circonstances, je récapitulais ma vie.

- Mon Dieu! me disais-je, mieux vaut encore vivre tranquillement là-bas, que de mener à Paris une existence tourmentée. Après tout, la province a ses charmes; il n'y a pas le bruit et le mouvement parisiens, mais j'y trouverai le calme.

Au bout de cinq minutes, j'étais convaincue que Paris était la plus détestable ville du monde, et qu'il fallait absolument prendre le train omnibus pour aller chercher le bonheur au delà des fortifications.

II

Je fus tirée de mes rêveries par un voyageur qui essayait d'entamer la conversation.

C'était un homme de quarante ans environ.

Il portait sur la tête une calotte turque.

Son paletot était en velours noir, que l'âge avait blanchi comme la chevelure du voyageur.

Autour du cou, une cravate multicolore retombant sur sa poitrine, et ornée d'un diamant de la grandeur d'une pièce de cinq francs en or.

Un vrai diamant de cette taille vaudrait un million.

Mais l'homme qui aurait les moyens de mettre cinquante mille livres de rente à sa cravate ne voyagerait assurément pas en troisième classe.

Il ne faut pas être doué d'un bien grand talent d'observation pour arriver à cette conclusion.

-Madame va-t-elle à Lyon? me demanda-t-il en me lançant des bouffées de tabac au visage.

- Oui.

- Madame habite Lyon?

- Non, monsieur.

- On dit que c'est une ville superbe. Moi, qui ai parcouru toute la France, je n'ai jamais été à Lyon... N'est-ce pas étrange?

- En effet.

- Cependant j'ai failli y aller... On m'avait proposé un engagement en 1846, mais, à cette époque, j'étais lié au théâtre de Quimper, où, je peux le dire, j'étais l'idole du public. Oui, madame, continua l'homme à la veste de velours, je suis artiste lyrique? je chante les basses profondes... Après-demain, je compte débuter à Lyon.

- Au Grand Théâtre?

- Le théâtre? ah bien, oui! j'en ai assez... Voyez-vous, madame, au théâtre on n'arrive que par l'intrigue, et, malheureusement, je ne suis pas intrigant, moi... je suis la franchise même... Si j'avais voulu faire des visites chez les journalistes, je serais aujourd'hui à l'Opéra de Paris... Mais je trouve qu'un artiste qui se respecte ne doit pas faire de ces bassesses... Aussi j'ai rompu avec les grandes planches, je chante maintenant dans les cafés-concerts... Je serai moins en évidence, mais je garderai mon indépendance? Je crois que j'aurai un joli succès à Lyon.

- Je le souhaite, monsieur... Et à quel café chantant débutez-vous?

- A la Brasserie des Chemins de fer.

- Tiens, moi aussi!

- Comment, madame est artiste?

- Oui, monsieur.

- Et vous débutez?

- Après-demain.

- Voulez-vous que je vous donne un conseil?

- Je vous en prie.

- Eh bien, ma fille ? on voit qu'il changeait de ton ? débutez après moi.

- Pourquoi?

- Parce que tous ceux qui ont débuté avec moi n'ont pas eu d'agrément... j'accapare l'attention du public.

III

Je crus inutile de prolonger cette conversation.

J'avais vu tout de suite à qui j'avais affaire. Mon compagnon de voyage était un vieux cabotin qui avait roulé en province, et qui, faute de trouver un engagement, frappait maintenant à la porte des cafés-concerts.

Depuis ce voyage, j'ai appris à connaître ces soi-disant déclassés. On les voit le soir, dans un coin du foyer des artistes, s'isolant dans leur vanité, mauvais camarades, détestables artistes, l'incarnation de la jalousie et de la bassesse.

Un soir, au foyer d'un café chantant, quelque temps après le terrible événement qui a coûté un bras à Roger, on parlait de cet éminent artiste et de ses créations.

- Il a du talent, c'est vrai : s'écria un de ces méconnus, mais il ne viendra jamais se frotter au public difficile de nos établissements!

Aujourd'hui, quand je rencontre sur mon chemin une de ces nullités ambitieuses... je la fuis comme la peste.

IV

Nous arrivâmes à Lyon.

Nos débuts, malgré les conseils de néo compagnon de voyage, eurent lieu le même soir.

Il eut ce qu'on appelle un succès de mépris.

Au premier couplet on murmurait, au second on sifflait.

Le célèbre artiste n'a jamais pu dire la fin de sa romance.

Le lendemain il avait disparu.

En ce moment, il fait les belles soirées d'un café chantant de la barrière.

Quand il me rencontre, il détourne la tête; il me déteste... mais il me fait de la peine.

V

Mes débuts furent plus heureux, sans être brillants.

Je chantai la ronde de Ma Nièce et mon Ours, vaudeville de MM. Clairville et de Frascati.

On sait que sous ce dernier pseudonyme se cachait un de nos célèbres financiers, M. Millaud, l'heureux et aimable directeur du Petit Journal.

En chantant cette ronde, je sentis renaître en moi l'espérance; je me disais que des deux auteurs, l'un avait été acteur à Bobino et l'autre n'avait rien été du tout, et tous deux étaient arrivés à la célébrité et à la fortune.

Une partie du public, qui protégeait mademoiselle Flore, une grosse chanteuse, m'accueillit avec une froideur marquée.

Mais les nombreux troupiers qui se trouvaient là m'applaudirent à outrance.

L'armée française m'avait prise sous sa protection, qu'avais-je à craindre ?

VI

Il y eut alors chaque soir une lutte entre le bourgeois et le soldat, lutte paisible, il est vrai.

Quand mademoiselle Flore chantait, l'enthousiasme des civils débordait.

Après mes chansons l'enthousiasme militaire ne connaissait plus de limites.

Un soir, quand j'eus dit la ronde de Ma Nièce et mon Ours, un coup de sifflet retentit.

Ce fut l'allumette qui mit le feu aux poudres.

Aussitôt les soldats se levèrent en masse pour protester, et bissèrent ma ronde, que je redis au milieu d'applaudissements unanimes.

Le lendemain, un maréchal-des-logis-chef et un sergent se présentèrent à mon domicile pour m'offrir, au nom de leurs camarades, un énorme bouquet.

Ce furent les premières fleurs triomphales qui tombèrent à mes pieds, et j'éprouvai une joie enfantine.

Depuis, j'ai reçu beaucoup de bouquets, mais je conserve encore religieusement quelques feuilles fanées de la première ovation qu'on m'a faite dans ma carrière artistique.

VII

Lyon est assurément une belle ville.

Mais il n'y a qu'un Paris au monde.

Il me manquait là-bas l'air, le bruit du boulevard.

Parfois j'avais des accès de désespoir.

Je me reprochais amèrement d'avoir quitté ce Paris, où j'avais été si malheureuse pourtant.

J'éprouvais un irrésistible entraînement vers ma ville natale.

Pourquoi?

Je n'en sais rien! mais le désir de revoir Paris devint si vif qu'il altéra ma santé.

J'avais la nostalgie de la grande ville? la nostalgie de la misère.

J'éprouvai le besoin de revoir les boulevards et les huissiers.

VIII

Mon engagement expirait à la fin du mois.

J'avais peu d'argent.

Je n'en pris pas moins le train express.

Le soir j'arrivai à Paris!

Je ne voulus pas prendre une voiture... je revins à pied du chemin de fer... il me tardait de me promener dans mes rues aimées? je m'arrêtais à chaque magasin comme une provinciale, ivre de joie et de bonheur, et je me disais :

- Paris, cher Paris! je ne te quitterai plus!

Il fallait vivre pourtant... j'acceptai un engagement au Café Moka, café dont l'originalité nie paraît mériter une description spéciale.

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