CHAPITRES
_____________________________________
(Un clic sur les numéros de chapitres
pour passer au texte)


01 - 02 - 03 - 04 - 05 - 06 - 07
08 - 09 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14
15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21

Thérésa


Chapitre 09

Projets d'une comédienne en herbe. L'école lyrique. Le public. Aimables facéties. Des musiciens supplémentaires. Les actrices. Comment on organise les fêtes. Un père noble de la banlieue. Ses débuts. Une pensionnaire du Palais-Royal. Un bouquet qui oublie sa réplique. La salle Molière. Art dramatique et tabac. Les musiciens classiques. Où l'on prend les ténors. L'orchestre. Haydée, jouée par une modiste. La pièce revue et corrigée par le public. Les professeurs de déclamation. ? Ricourt. Une pépinière de tragédiens. M. Boudeville. Une leçon de déclamation. Molière interprété par une petite dame.


I

Ma petite position au théâtre de la Porte-Saint-Martin ne suffisait pas à mon ambition; je voulais devenir une actrice célèbre, et, pendant quelque temps, je suivis les représentations de l'École Lyrique et de la salle Molière.

L'École Lyrique, autrement dit le théâtre des Jeunes Artistes, est située rue de la Tour-d'Auvergne. C'est là que les petites dames, possédées de la manie dramatique, se livrent à leurs ébats.

Mais ces demoiselles n'ont d'ordinaire qu'un médiocre respect pour leurs rôles et pour le public.

C'est dans la salle qu'est le vrai spectacle, dans la salle, où sont réunis le ban et l'arrière-ban des gandins.

On suspend les pièces sans façon, pour rire avec les avant-scènes, et échanger des lazzis par-dessus la rampe.

Quand les lions de la première galerie sont de bonne humeur, ils éteignent le gaz au milieu d'une scène.

Souvent aussi, les gentilshommes de l'orchestre arrivent munis de trompettes-ballons, et se chargent de renforcer l'orchestre, qui se compose d'un seul et unique pianiste.

Sur la scène, on mâchonne un certain nombre de phrases qui rappellent très-vaguement les Folies amoureuses ou le Piano de Berthe.

Les femmes de chambre, placées aux avant-scènes, lancent des bouquets à la tête de leurs maîtresses.

Et on s'en va joyeusement, après avoir été rappelé par le public enthousiaste.

Ô prestige du théâtre!

II

Quand une petite dame veut organiser une représentation au théâtre des Jeunes Artistes, elle s'adresse à un entrepreneur de ces sortes de spectacles; celui-ci se charge de tout, de la location de la salle, des affiches, des billets, des contrôleurs et de la troupe; il loue un jeune premier dans les environs de Belleville, et recrute un père noble aux Batignolles.

Puis, la grande soirée des débuts arrive.
Dans la salle sont les amis et les farceurs.

Les habitués des fauteuils d'orchestre échangent de grosses plaisanteries avec les personnes qui se sont procuré des premières loges à raison de dix francs.

La débutante paraît.

Une pluie de fleurs l'accueille et l'encourage.

Elle salue le public avec beaucoup de grâce.

Parfois elle dit à un jeune Cocodès des avant-scènes :

- Bonjour, Anatole; c'est bien gentil à toi d'être venu voir ta petite Ernestine.

Le public est tellement habitué à toutes ces extravagances qu'il a pris le parti de ne plus s'étonner de rien.

Un soir, une jeune personne qui renforce les chœurs de sortie au théâtre du Palais-Royal, ayant voulu prouver à son directeur qu'elle pouvait aspirer à d'autres destinées, organisa une représentation dans laquelle elle jouait quatre rôles différents.

La première pièce était un vaudeville dans lequel elle avait à chanter une ronde.

Après le premier couplet, dit avec un exquis sentiment de la fausse musique, un gandin se leva et fit mine de lancer un énorme bouquet sur la scène.

- Imbécile! s'écria l'actrice ; je vous ai dit de me le jeter après le troisième couplet.

On riait un peu.

Le gandin et le bouquet se retirèrent au fond de la loge.

Quand l'actrice eut terminé sa ronde, elle attendit...

Le gandin s'était endormi.

Elle s'approcha de l'avant-scène, et murmura assez haut pour être entendue des premiers rangs de l'orchestre :

- Idiot, vous oubliez mon bouquet!

Une seconde après, les fleurs tombèrent aux pieds de la grande artiste.

III

A la salle Molière débutent les chanteurs de l'avenir.

La salle Molière est située dans un coin du passage du Saumon.

On achète au bureau de tabac, moyennant cinq sous, un londrès, et un petit morceau de palier qui, moyennant dix autres sous, déposés sur l'autel de Thalie, vous donne accès dans la salle de spectacle.

En entrant, on remarque les portraits de Molière, de Racine et de Corneille, que les habitués de l'endroit prennent pour trois musiciens distingués.

Des barytons de contrebande, des ténors en rupture de province, des soprani d'Asnières, s'y réunissent de temps en temps pour interpréter ? à leur façon ? les partitions célèbres.

On m'assure que les entrepreneurs de ces petites fêtes de l'intelligence se procurent des ténors n'importe où, même à la halle aux huîtres.

IV

A la salle Molière, j'ai entendu un soir le premier acte d'Haydée.

Le décor était superbe.

La table somptueuse était couverte d'un tapis à deux francs cinquante.

Les chœurs brillaient par leur absence.

Le spectacle commença.

- Enfants de la noble Venise! chantait Lorédan.

Une portière du quartier qui croyait qu'on s'adressait à elle s'écria :

- Tiens! ce garçon est poli.

A un moment donné, Malipiéri dit à ses gentilshommes, représentés par un seul figurant :

- Je parie cent pièces d'or au premier coup de dés!

- Jouez-les donc plutôt au bezigue! fit un spectateur de la première galerie.

Tout l'opéra a été mené de cette façon. Le rôle d'Haydée était tenu par une modiste de la rue Montmartre.

V

J'avais aussi l'intention de prendre des leçons de déclamation.

Deux professeurs, célèbres entre tous, élèvent des actrices et se font trois mille francs de rente à ce métier.

L'un est M. Ricourt; celui-là est fort recherché des futures tragédiennes.

L'autre s'appelle M. Boudeville; il donne des leçons de comédie.

Une de mes amies qui se destinait au théâtre, projet qui n'a jamais eu de suites, prenait alors des leçons chez cet excellent professeur.

Les leçons que donne M. Boudeville sont toujours bonnes, mais quelquefois elles prennent, malgré lui, une tournure comique.

Je rapporte ici une leçon, dont je fus témoin dans la seule visite que j'ai faite à ce professeur.

UNE LEÇON CHEZ M. BOUDEVILLE

(Il est dix heures du matin. Le professeur est dans son salon; entre Angèle, jeune personne qui se destine au théâtre.)

BOUDEVILLE. Bonjour, mademoiselle.

ANGÈLE. Bonjour! commençons, car je suis pressée.

BOUDEVILLE. Vous êtes pressée, mademoiselle? Voulez-vous remettre votre leçon à un autre jour.

ANGÈLE. Non! allons-y gaiement!

BOUDEVILLE. Voyons! répétons le Misanthrope.

Je vous donne la réplique d'Alceste; commençons.

Et je vous promettrais mille fois le contraire,
Que je ne serais pas en pouvoir de le faire!

Allez, mademoiselle!

ANGÈLE (déclamant).

C'est pour me quereller donc, à ce que je voi,
Que vous avez voulu me ramener chez moi.

BOUDEVILLE. En disant : me ramener chez moi! levez le bras droit, mademoiselle!

ANGÈLE. Je ne peux pas! Ce monstre d'Alfred m'a pincée au bleu ce matin! j'ai le bras en compote...

BOUDEVILLE. Passons!

Vous avez trop d'amants qu'on voit vous obséder...

ANGÈLE. Cela ne vous regarde pas! Vous êtes un insolent!

BOUDEVILLE. Pardon, mademoiselle! C'est dans la pièce!

ANGÈLE. Ah! je croyais! C'est qu'il ne faudrait pas me la faire, celle-là... Je suis déjà bien assez agacée!

BOUDEVILLE. Voyons, mademoiselle, étudions :

Vous avez trop d'amants qu'on voit vous obséder,
Et mon cœur de cela ne peut s'accommoder.

ANGÈLE (avec tendresse). Que vous êtes bête, Boudeville!

BOUDEVILLE. Soyez sérieuse, mademoiselle Angèle! Allons! à votre réplique !

ANGÈLE. J'y suis! (Elle déclame.)

Des amants que je fais me rendez-vous coupable?

Dites donc, Boudeville, c'est bien canaille!

BOUDEVILLE. Mademoiselle ! je vous en prie...

ANGÈLE (récitant)

Puis-je empêcher les gens de me trouver z-aimable?

BOUDEVILLE... De me trouver z-aimable? Faites donc attention, mademoiselle!

ANGÈLE (continuant)

De me trouver z-aimable
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre z-un bâton pour les mettre dehors?

BOUDEVILLE. Mademoiselle, si vous dites prendre-z-un bâton, vous ne débuterez jamais à la Salle Lyrique. On dit : prendre un bâton!

ANGÈLE. On ne prononce donc pas l'S?

BOUDEVILLE. (A part.) Quelle grue! (Haut.) Continuez, mademoiselle. Je vous donne la réplique :

On sa façon de rire, ou son ton de fausset
Ont-ils de vous toucher su trouver le secret?

ANGÈLE (d'un ton d'indifférence) :

Qu'injustement de lui vous prenez de l'ombrage!

BOUDEVILLE. Allons, mademoiselle! un peu de grâce dans votre maintien!

ANGÈLE. Vous êtes encore poli, vous!

BOUDEVILLE. Je n'ai pas dit cela pour vous insulter.

ANGÈLE. Vous n'avez que des choses désagréables à me dire.

BOUDEVILLE. Il faut bien que je vous enseigne l'art dramatique. Continuez.

ANGÈLE. Je veux bien, mais ne recommencez pas.

Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage,
Et que, dans mon procès, ainsi qu'il m'a promis,
Il peut intéresser tout ce qu'il a d'amis?

BOUDEVILLE (bâillant).

Perdez votre procès, madame, avec constance,
Et ne ménagez point un rival qui m'offense.

ANGÈLE. (avec tendresse). Ah! Boudeville, si c'était vrai! Si vous vouliez me venger de ce monstre d'Alfred?

BOUDEVILLE (avec dignité). Je vous en prie, mademoiselle, ces choses-là ne me regardent pas.

ANGÈLE. Vous n'aimez donc pas les femmes, Boudeville?

BOUDEVILLE (exaspéré). Non! Continuons notre leçon!

ANGÈLE. C'est pourtant bien gentil, les femmes.

BOUDEVILLE. A la réplique, je vous prie!

ANGÈLE (récitant).

Mais de tout l'univers vous devenez jaloux!

BOUDEVILLE (bâillant plus fort).

C'est que tout l'univers est bien reçu de vous.

ANGÈLE. Ah! c'est trop fort, Boudeville! Vous êtes un grossier personnage.

BOUDEVILLE. Mais, mademoiselle! c'est dans Molière!

ANGÈLE. Je me fiche pas mal de votre Molière. Je ne connais que vous! Vous êtes insolent avec les femmes. Ça ne me va pas! Je m'en vais chez Ricourt! (Elle sort furieuse.)
 

«   Retour à la page d'introduction   »