Thérésa
Chapitre 06
Les bohèmes du boulevard. Le café des Mousquetaires. Les orgies à 25 sous. Menu du souper. Ceux qui y venaient. Ceux qui n'avaient pas les moyens d'y venir. Darcier. ? Durandeau. Sa haine du bourgeois. Sa façon de le faire poser. ? L'heure de la fermeture. Coblentz. La réunion des tribus. Les émigrés du boulevard. Les noctambules. La chanteuse improvisée. L'erreur d'un passant. Les amis d'autrefois. Souvenirs et regrets
I
Tout ce monde se retrouvait en grande partie le soir dans trois endroits :
A la table d'hôte de Clémence.
Au café des Mousquetaires.
A Coblentz.
II
La table d'hôte de Clémence, je demande la permission de la réserver.
Elle me paraît mériter un chapitre spécial, et, d'ailleurs, j'y ai si longtemps vécu que le lecteur retrouvera là un des côtés saillants de ma vie.
Le café des Mousquetaires était le café du théâtre Lyrique.
Il en desservait les entr'actes.
Dans le jour, c'était un café à l'allure tranquille et bourgeoise.
Le soir il s'animait légèrement ; et, à partir de minuit, il devenait le repaire de tous ceux qui n'aiment pas à se coucher de bonne heure. On y soupait pour un franc vingt-cinq.
Prix modeste, comme vous voyez.
Je me rappelle encore le menu :
On avait droit à un saucisson, à un plat de viande, à un dessert et à une demi-bouteille de vin.
Ces soupers avaient été établis dans l'intérêt des artistes, qui, après avoir débité leurs rôles toute la soirée, n'étaient pas fâchés de venir se refaire, suivant une expression du temps.
Ma grande joie était de prendre part à ces orgies.
Pauvre comme je l'étais à cette époque, il ne m'était pas permis tous les soirs de dépenser un franc vingt-cinq pour mon souper.
Aussi, lorsqu'il me semblait que j'avais suffisamment économisé pendant quelques jours, je m'offrais le luxe effréné d'un souper aux Mousquetaires.
Je dois dire même que j'y mettais un certain amour-propre, et que c'était avec un air profondément majestueux que vers onze heures, au café du Cirque, je laissais tomber de ma bouche ces paroles solennelles :
- Ce soir, mesdames, je soupe avec vous.
III
J'ai dit que la plupart des habitués de ce lieu, on les retrouvait dans le jour au café du Cirque.
Les artistes y étaient en assez grand nombre.
Darcier, mon brave ami Darcier, était un des abonnés les plus fidèles.
C'est là que j'ai fait sa connaissance.
Je dirai, quand il en sera temps, quel service cet excellent et célèbre chanteur m'a rendu.
Le dessinateur Durandeau était également de toutes ces fêtes.
Il était la joie de la maison.
On faisait groupe autour de lui pour l'entendre raconter ses histoires folles.
Mais ce qui l'agaçait particulièrement, c'était de se savoir écouté par un bourgeois.
Alors il s'arrêtait court et se tournant vers le bourgeois indiscret :
- Oui, messieurs, disait-il, c'est comme j'avais l'honneur de le dire, Charlotte Corday a assassiné Marat parce qu'il voulait lui lire une tragédie.
Et comme le bourgeois ouvrait de grands yeux.
- Oui, monsieur, continuait l'amusant dessinateur, ceci est de l'histoire, c'est comme pour Henri IV, je l'ai toujours blâmé de s'être laissé tuer naïvement par Ravaillac; quand on a une position comme il en avait une, on prend au moins un assassin qui a de quoi.
Et la scie se poursuivait ainsi pendant une heure, jusqu'à ce que le bourgeois épouvanté, ahuri, sentant sa tête prête à éclater, s'en allât en murmurant :
- Il est bien aimable cet artiste, mais quand il soupe, ça lui retire pas mal de son bon sens.
IV
On fermait impitoyablement le café à une heure.
Malheur aux retardataires, il leur fallait se passer de souper, ou alors aller chez Bonvalet ? un rêve!
En hiver, les soupeurs retournaient tranquillement se coucher; mais ceux qui craignaient d'étonner leur concierge en rentrant aussi précipitamment, se promenaient encore une heure ou deux sur le boulevard, en parlant art ou théâtre.
En été, c'était autre chose.
Les Mousquetaires fermés, Coblentz commençait.
V
La partie du boulevard qui est comprise entre le Château-d'Eau et le faubourg du Temple avait été surnommée Coblentz parce que les émigrés des cafés environnants s'y donnaient rendez-vous. La place était fournie abondamment de chaises et de fauteuils en fer placés là pour les promeneurs du jour.
Toutes les tribus du boulevard , celles qui étaient chassées en même temps du café des Mousquetaires, du café du Cirque et du café de la Porte-Saint-Martin, venaient s'installer sur ces chaises et dans ces fauteuils, et y devisaient entre elles jusqu'à trois heures du matin.
C'était là ce qu'on appelait aller à Coblentz.
Les premières nuits, les sergents de ville avaient bien essayé de chasser encore cette tribu errante, mais comme elle était composée souvent d'artistes connus, comme il leur était donné de saluer parmi eux MM. Paulin-Ménier, Lacressonnière, Omer et autres, ils avaient fermé les yeux, et, la plupart du temps, ils venaient causer avec nous.
Quels étaient les sujets de conversation à Coblentz? C'est ce dont je ne me souviens plus.
On disait du mal de celui-ci, on disait du bien de celui-là.
En somme, rien de bien intéressant. Mais on se couchait tard, et tout était là.
VI
J'adorais ces nuits passés presque entièrement à la belle étoile, avec les artistes, mes camarades.
On m'y faisait chanter souvent, et, plus de cent fois, il m'est arrivé d'arrêter au passage par mes chansons, quelque passant attardé, lequel ne manquait jamais de me déposer une pièce de monnaie dans la main.
Alors, c'étaient des cris de joie parmi mes amis; ils entouraient le passant charitable, lui demandaient des nouvelles de sa famille, de sa femme, et finissaient souvent par le retenir là jusqu'au jour.
Le passant jurait que son épouse devait se mourir d'inquiétude, qu'il était déjà en retard de plusieurs heures.
Rien n'y faisait; il fallait qu'il fût puni de son erreur, et il restait.
Hélas! époque joyeuse du temps d'autrefois, où êtes-vous?
Et où êtes-vous vous-même, pauvre boulevard du Temple, pauvres habitués de tous ces endroits, aujourd'hui déserts et tristes?
Quelques-uns d'entre vous sont devenus célèbres, et n'ôtent plus leur chapeau à ceux qui ne le sont pas encore ou ne le seront jamais.
Avec l'âge, la gravité nous est venue à tous, et c'est à peine si nous voulons avouer que la gaieté était la reine de notre vie aventureuse, et que notre misère commune était doublée de joies faciles.
Quelques-uns encore ne veulent même pas l'avouer, cette vie et cette misère ; et ils rougissent quand ils rencontrent ceux qu'ils tutoyaient à Coblentz.
Il n'est pourtant pas loin de nous ce temps, qui n'est déjà plus qu'un souvenir.
Moi, qu'on m'en blâme ou non, je me le rappellerai toujours avec émotion.
Et si j'ai voulu en parler si longuement, c'est que, de loin, je tenais à saluer ceux qui sont encore en arrière, à serrer la main à mes amis de jadis, et à tutoyer ceux qui, aujourd'hui, me disent humblement vous.
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