La lorette
1849
hanson écrite par Gustave Nadaud - Musique : air de Jacquemin de Doche
Paroles
Prudes sournoises,
Vertues bourgeoises.
Qui des attraits ignorez tout le prix,
Arrière, arrière,
Pauvre fière,
Je suis lorette, je règne à Paris.
Humble grisette, au bonnet populaire,
Aux doigts meurtris au nocturne travail,
Va, tu n'es plus qu'une ombre séculaire,
Éloigne-toi, ma chère, tu sens l'ail !
Ma pauvre fille,
De ta famille,
Tu crains toujours les reproches grossiers ;
Chez moi, ma mère,
Pour se distraire,
Fait la cuisine et vernit les souliers.
Loin de la tourbe immonde et prolétaire,
Je place haut mon palais passager ;
Terme nouveau, nouveau propriétaire,
Nouvel amour ; en tout j'aime à changer.
Oiseau volage,
Sur mon passage,
À chaque fleur j'arrête mes désirs ;
Et puis frivole,
Mon cœur s'envole
Sous d'autres cieux chercher d'autres plaisirs.
Je ne vis pas des soupirs de la brise,
De l'air du temps, de la manne du ciel ;
Non, non, je vis de l'humaine bêtise...
Vous le voyez, mon règne est éternel !
Enfant crédule,
Vieux ridicule,
Gueux ou banquier, payez, payez, mon cher :
L'un mes toilettes,
L'autres, mes dettes,
Vous, mes dîners, vous mes chemins de fer !
Chacun de vous, marquant ici sa place,
D'un souvenir a couronné mon char ;
Je vois Alfred dans cette armoire à glace,
Ce canapé me représente Oscar.
Voici le cadre
De mon vieux ladre,
Le bracelet de mon petit futur,
La croix bénite
Du bon jésuite,
Le lit d'Octave et le portrait d'Arthur.
Mon mobilier, c'est ma biographie,
Qui doit finir au Mont-de-Piété ;
Et chaque objet, incident de ma vie,
Me dit encore le prix qu'il m'a coûté.
Jeunes prodigues,
Combien d'intrigues
Pour exciter vos folles vanités !
Que de caresses,
Qye de tendresses,
Pour réchauffer vos cœurs, vieux députés !
Mieux que Guisot, de ma diplomatie
Je sais partout étendre les filets,
Sauver le Turc, sans froisser la Russie,
Flatter l'Espagne et conserver l'Anglais.
Être rieuse,
Et vaporeuse,
Aimer le calme, et puis la maison d'Or ;
Être classique,
Et romantique,
Aimer Ponsard et sourire à Victor.
Sur le carreau d'une antichambre étroite,
Discrètement introduire le soir,
L'artiste à gauche et le lion à droite,
Quand le banquier attend dans mon boudoir.
Voilà ma vie
Et mon génie ;
Je sais partout être aimable à la fois ;
Et chacun pense,
En conscience,
Tromper un sot... ils ont raison tous trois !
Dieu, les bons tours, les plaisantes histoires,
Les beaux romans comme on n'en écrit pas !
Je veux un jour rédiger mes mémoires,
À la façon d'Alexandre Dumas !...
Les cavalcades,
Les mascarades,
Se croiseront sur velin illustré,
Et puis les bustes
Des fous augustés,
Abd-el-Kader, Pritchard et Pomaré.
Les gais propos, les châteaux en Espagne,
À deux, le soir, au bord du lac d'Enghien...
Puis les soupers ruisselants de champagne,
Et les chansons qui ne respectent rien !...
Je suis coquette,
Je suis lorette,
Reine du jour, reine sans feu ni lieu !
Et bien j'espère
Quitter la terre,
En mon hôtel... peut-être en l'Hôtel-Dieu... |