George Bernard Shaw (1856-1950)

Yvette Guilbert


PAR GEORGE BERNARD SHAW


Extrait d'un article paru dans The World, le 16 mai 1894. - Traduction de de l'anglais par Béatrice Vierne, Anne Chattaway et Georges Liébert.

Tiré de Bernard Shaw - Écrits sur la musique, 1876-1950 - Chez Bernard Laffont - Collection "Bouquins", 1 466 pages, 1994.

(Les pages citées vont de 1013 à 1017 - sans les notes de Georges Liébert.)

Une autre grande artiste est arrivée. J'aurais dû, j'imagine, être déjà tout à fait familiarisé avec ses interprétations, lorsque je suis allé à la réception qu'elle a organisée pour la presse britannique (critiques musicaux non compris) à l'hôtel Savoy, la semaine dernière mais, en l'occurrence, je ne l'avais jamais entendue auparavant. Il faut dire que je suis un très mauvais Parisien. Je ne suis jamais allé au Chat-Noir ; j'ai contemplé, à maintes reprises, ses réclames sur les boulevards sans être le moins du monde convaincu que le sentiment qui m'habite d'être à la pointe de l'avant-garde de la vie contemporaine y atteindrait sous apogée. Pour moi, aller à Paris équivaut à reculer de cinquante ans en matière de civilisation, à passer une nuit inconfortable et à filer dès que possible le lendemain matin. Je sais, bien sûr, qu'il doit avoir à Paris des endroits et des milieux qui ne sont pas lamentablement dépassés, mais je n'ai jamais pu les trouver ; et si d'aventure j'y parvenais, quelle figure y ferais-je avec "ma seule et unique arme, le verbe, brisée dans ma main" ?

D'où il découle que je n'avais jamais vu Mlle Yvette Guilbert lorsgue M. Johnson, du Figaro, l'a présentée, à l'hôtel Savoy, à un auditoir de gens triés sur le volet qui (pour la plupart) n'avaient rien à faire là. Comme M. Johnson, en sa qualité de vétéran de la profession, ne se formalisera sûrement pas d'une remarque qui vise seulement à montrer qu'"il se souvient encore du pouvoir de la beauté", je n'ai pas besoin de prendre des gants pour dire que les quelques mots qu il nous a adressés, afin de présenter Mlle Guilbert, m'ont paru tout fait sots, du moins lorsque l'émotion qu'il éprouvait nous permettait de les entendre. Quand la jeune personne est enfin apparue, un seul coup d'œil nous a suffi pour comprendre que nous n'avions pas là une simple vedette de music-hall, mais l'une des cinq ou six personnes les plus capables de l'assistance. Il est bon de noter ici que dans n'importe quelle assemblée d'hommes et de femmes, il y a toujours une femme parmi les six personnes les plus intelligentes ; c'est d'ailleur pour cela que, possédant une expérience assez étendue du travail qui se fait au sein de comités regroupant les deux sexes, j'ai été formé à reconnaître que la Personne Efficace ici-bas est parfois du sexe faible même s'il ne faut surtout pas, pour cette raison, la confondre avec la femme ordinaire - non plus qu'avec l'homme ordinaire, d'ailleurs - qu'on ne tient pas du tout, en son for intérieur, pour un être adulte et responsable.

Inutile de gaspiller vos "hommages" aux pieds de la Personne Efficace du sexe faible ; il faut la considérer, d'un œil favorable ou défavorable, exactement comme vous considérez le mâle de l'espèce Effcace, si ce n'est qu'elle vous inspire une peur particulière, car elle est dépourvue de cette conscience chétive, fustigée par Ibsen, qui fait son homologue masculin la proie de faux scrupules ; et vous devez, quelquefois, vous défendre contre elle ou, lorsqu'elle est votre alliée, tenir pour acquise son aptitude au service actif du type le plus rude, d'une façon qui horrifie les hommes chevaleresques de votre connaissance, lesquels ne supportent pas que les brises célestes viennent souffler trop brutalement sur le visage d'une femme, de peur qu'elles la rendent impropre à la mission qui est la sienne sur cette terre : coudre des boutons.

Bref, votre instinct chevaleresque et votre galanterie vous encombrent inutilement, sauf, bien entendu, lorsqu'il s'agit d'échanger de menus propos avec le tout-venant du beau sexe, à qui il faut répondre, selon son degré de sottise, exactement comme au tout-venant masculin. Mais, à vrai dire, vous vous entendez beaucoup mieux avec les grands esprits féminins, qui, eux, ne tolèrent ni l'instinct chevaleresque, ni la galanterie, ni aucune autre forme de condescendance virile. Donc, libre à d'autres, qui n'ont pas reçu la même éducation que moi, de faire les jolis cœurs auprès de Mlle Guilbert : pour ma part, elle n'était pas plus tôt montée sur l'estrade - avec cette aisance et cette maîtrise de la situation qu'on reconnaît surtout à l'absence de toutes les sottes affectations de la vedette qui a simplement tapé dans l'œil du public sans trop savoir comment ni pourquoi - que j'étais sur le qui-vive, très curieux de voir ce que cette personne à l'évidence fort efficace allait faire.

Et je n'ai pas été du tout déçu. Elle aime bien raconter à ceux qui l'interviewent qu'elle ne sait pas chanter et encore moins bouger, mais je n'ai pas besoin de dire que cela ne l'amuserait guère si elle n'était pas l'une des meilleures chanteuses et mimes d'Europe. Elle a divisé son programme en trois parties : chansons ironiques, chansons dramatiques et - mais peut-être vaut-il mieux utiliser ici l'intitulé français et dire chansons légères. Car, bien que Mlle Guilbert chante des cantiques d'une religion très ancienne, richement nantie et sincèrement pratiquée parmi nous, c'est une confession à laquelle nous refusons un nom et une église établie. Ses chansons ironiques, Mlle Guilbert les interprète avec un mordant qui suppose une profonde conviction sous-jacente ; et si je puis être sûr de quoi que ce soit, après l'avoir entendue chanter Les Vierges, c'est du profond respect de soi qu'elle possède tout en ayant à l'égard de la vie une attitude qui à l'évidence n'est pas celle de la mère de famille britannique.

Pour vraiment chauffer l'art à blanc, il faut toujours qu'il soit teinté d'un brin de fanatisme ; et les chansons à travers lesquelles Mlle Guilbert exprime son immense ironie font l'apologie à peine voilée d'une philosophie de l'existence qui ne doit rien à l'ascétisme. Je n'ai pas à la défendre ici contre la classe nombreuse et hautement respectable de Britanniques pour qui la vie n'offre pas d'autre alternative que l'ascétisme ou la débauche : je me contente de décrire la situation, afin d'éviter à ceux qui pensent ainsi d'aller entendre Mlle Yvette et de vouloir lui faire subir le sort que leurs ancêtres ont réservé à Jeanne d'Arc.

Peut-être, cependant, riraient-ils tout simplement du rire innocent de la dame britannique bien élevée qui, ne comprenant pas le français, mais ne souhaitant pas le laisser transparaître, joint son hilarité à celle des autres aux moments qui ont interdit à Mlle Guilbert d'inviter l'épiscopat à cette réception. En dépit de sa merveilleuse diction, je n'ai pas compris la moitié des chansons. Une partie de ce que j'ai bel et bien compris m'aurait profondément surpris si je l'avais entendue dans une ballade de salon de Mr. Cowen ou de Sir Arthur Sullivan. Mais je me sens tenu d'ajouter que je n'étais pas le moins du monde scandalisé ni écœuré, alors que, tout en étant profondément convaincu qu'un artiste a le droit de prendre pour sujet n'importe quel aspect de l'existence, je suis toujours plein d'indignation quand on cherche à abuser de mà tolérance par des plaisanteries grivoises.

La vérité, c'est que le récital donné par Mlle Guilbert était, la plupart du temps, beaucoup plus sérieux au fond qu'une scène ordinaire d'opéra italien. Je ne fais pas allusion ici aux chansons ouvertement dramatiques, par exemple Le Conscrit et Morphinée, que toute actrice ordinaire serait capable d'interpréter avec autant d'effet, sinon de talent. Non, je songe aux Vierges, à Sur la scène et surtout à cette Pierreuse qui fait presque peur. Une pierreuse, c'est, semble-t-il, la complice d'un étrangleur. Dans la chanson, elle raconte comment, la nuit, elle rôde le long des fortifications de Paris, et engage la conversation avec quelque bourgeois attardé. Alors, elle appelle son homme par un étrange cri de la rue il bondit sur sa proie et les opérations subséquentes sont évoquées dans un refrain qui est une véritable danse de guerre. Tout cela n'est peut-être pas si horrible, mais le dernier couplet décrit non plus un vol, mais l'exécution du voleur ; et l'interprétation de ce couplet est si atrocement exquise que l'on distingue la femme au milieu de la foule à la Roquette ; on l'entend répéter le cri familier, à demi étouffé, pour saluer le misérable au moment où les gardes le traînent au-dehors ; on croit voir la tête voler sous le couteau ; et surtout on sent, dans un frisson, comment les élans de terreur et de chagrin de cette créature sont annihilés par l'excitation bestiale qu'elle éprouve en contemplant le grand spectacle organisé par l'État pour tuer un homme de la manière la plus sensationnelle qui soit.

De même que les gens ne fouetteraient sûrement pas les enfants s'ils avaient conscience du véritable effet que cette cérémonie a sur les petit compagnons de jeu préférés de la victime, à qui elle est censée servir d'avertissement salutaire, le gouvernement français abolirait très certainement les exécutions publiques sans phrase (et peut-être même les exécutions tout court) si seulement ses membres allaient écouter Mlle Guilbert chanter La Pierreuse.

Sur le plan technique, Mlle Guilbert est une artiste accomplie. Elle produit tous ses effets le plus simplement du monde, avec un jugement infaillible. A l'instar des Grecs anciens, sans parler des artistes, du music-hall modernes, elle fait appel au médium et au grave de sa voix car ces deux registres sont ceux qui conviennent le mieux à une déclamation parfaitement contrôlée, mais son cantabile est délicieux grâce à l'excellente oreille et au délicat sens du rythme dont elle est douée. Sa science de toutes les formes d'expression est tout à fait remarquable et sa palette va du pathétique le plus pur et le plus doux au cynisme parisien le plus culotté.

On ne discerne chez elle pas l'ombre de cette agitation tapageuse et de cet entrain factice qui caractérisent la chanteuse de music-hall anglaise ; et je me permets d'assurer aux membres du Conseil municipal de Londres, qui voudraient donner meilleur ton à ces établissements qu'ils ne pourraient mieux employer leurs deniers qu'en faisant un pont d'or à Mlle Guilbert. Après l'entretien qu'elle vient d'accorder à la presse anglaise, elle pourrait en effet en donner une série à Miss Marie Lloyd, à Miss Katie Lawrence et à d'autres éminentes prima dona anglaises, afin de les encourager à croire qu'on peut fort bien pratiquer au music-hall un art fondé sur le contrôle de soi et le raffinement classiques sans perdre un pouce de sa gaieté et que l'auteur d'une chanson de music-hall ne perdra rien à se montrer spirituel, voire poète.

Fin de la citation.


Notes

Critique d'art et de musique, à ses débuts, puis "critique" tout court par la suite, à travers, notamment, ses nombreuses pieces de théâtre, George Bernard Shaw (1856-1950) n'a pas tout à fait réussi à passer le purgatoire de l'oubli qui suit la mort d'un auteur et, comme nombreux écrivains anglais de son époque, demeure aujourd'hui plus une homme du passé malgré la profondeur de ses essais et - on pourrait même ajouter - de la justesse de ses propos (en son temps). - Dans cet article, il ne peut s'empêcher de lancer une ou deux flèches à deux interprètes du music-hall anglais contemporaines d'Yvette Guilbert : Marie Lloyd (1870-1922) et Katie Lawrence (1868-1913) dont les talents, fort différents de celui (de ceux) de Mme Guilbert, étaient en parfaite harmonie avec la classe moyenne anglaise du début du siècle dernier et qui, même avec une certaine vulgarité, demeurent, aujourd'hui, , du moins sur disques, des inévitables rappels nostalgique que l'"art artistique" d'Yvette Guilbert n'a jamais réussi à atteindre.

On écoutera, par exemple, ce passage de "The Coster's Wedding" enregistrépar Marie Lloyd.

Marie Lloyd

Étiquette Pathé, n° 50145 - 1904

Populaire, Marie Lloyd ? - 50 000 personnes suivirent son cercueil lors de sa disparition, en 1922...

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