Yvette Guilbert
L'Angleterre
Bernard Shaw ou le penseur éperdu
Ce samedi 9 juin 1928, j'ai déjeuné chez Bernard Shaw, quatorze ans que je ne l'avais vu !
D'abord, je fis connaissance avec "son nom" en 1894, à mes débuts en Angleterre, par un long article de critique enthousiaste qu'il écrivit sur ma représentation dans le World, revue de Londres [*], Si à cette époque j'avais mieux reconnu le caractère de l'homme, combien j'aurais eu peur que tant de bienveillance ne cachât de l'ironie (aujourd'hui on cherche toujours la blague sous le sérieux de Bernard Shaw).
Jadis, j'ai eu deux fois le plaisir de déjeuner chez lui, dont une fois avec Rodin. Son accueil fut délicieux, distingué et simple. Mrs Shaw, d'une grâce fière, semblait porter sur ses propres épaules le prestige de son célèbre mari ; elle donnait avec beaucoup de dignité l'impression amoureuse de la gloire de l'époux, et c'était charmant. En juin 1914, pendant ce déjeuner avec Rodin et la comtesse de Greffulhe, Bernard Shaw, qui ne parlait pas encore français, se fit tout traduire de ce que disait Rodin, lequel expliqua les cathédrales epousant en leurs voûtes les lignes courbes des humains agenouillés. L'œil de Shaw devient différent quand il écoute de ce qu'il est quand il parle. Son visage aussi se transforme. Son aspect faunesque disparaît lorsqu'il suit l'orateur en sa mobilité contrôlée curieusement ; c'est comme un masque qu'il ôte et remet vite et à volonté. Au moment de prendre le café dans le petit salon, il s'adossa à la cheminée et le regard préparé pour nous amuser, les lèvres en joie, il nous lança alors des boutades dont il se faisait la cible volontaire. Même devant des gens intelligents, il aime à forcer l'exagération de ses saillies, de ses paradoxes, peut-être après tout n'y a-t-il pas pour lui de gens "intelligents" ou peut-être (et qui sait si ce n'est point cela la vérité) est-ce un excès de timidité qui le fait se trémousser tant du cerveau pour se donner dans l'intimité cette aisance audacieuse, ce courage frondeur...
Moi, il me fut et me reste admirativement sympathique. Sou intelligence belliqueuse qui ne laisse rien passer des faits du temps et attaque la bêtise me comble de joie ! J'adore les gens qui trouvent tout mal, ceux-là seuls sont capables d'aider à faire tout mieux.
Malheur à ceux qui sont entièrement satisfaits de leur époque !
Ce qu'il y a d'amusant dans Bernard Shaw c'est qu'on le sent s'amuser, jouïr de lui-même. L'esprit frondeur de son caractère le prédispose à la farce, c'est un acteur comique, un très grand comique et qui s'amuse de son rôle. Bravo ! La malice fine de ses yeux qui questionne toujours, et ne répond jamais, expose tout le défilé des pensées qui sursautent hors de son front, pour, l'émerveillement de celui qui le regarde et dont il fait, lui, ses joujoux. Tout ce qui transpire de chacun de nous, il le happe, et en parlant de l'idiotie d'un autre c'est peut-être à la vôtre qu'il pense... le penseur éperdu !...
Bernard Shaw, je garde de vous un souvenir gai et un souvenir orgueilleux aussi d'avoir frôlé votre intelligence magnifique, et deviné sous vos hardiesses brutales, vos sensibilités choquées, vos humaines ranceeurs, de voir "L'Humanité" être encore si bête et si piteuse !
La guerre interrompit mes visites annuelles en Angleterre, et je m'y croyais oubliée; or, nous voici en juin 1928 et je rentre de Londres. J'y ai retrouvé mon succès. Mes scixante-trois ans n'ont rien entamé de l'opinion première, et journalistes, critiques, et publie de la jeune génération, ont ratifié la consécration d'il y a trente ans. Est-ce moi qui vraiment ai su conserver à mon violon la tension émouvante de ses cordes, ou est-ce vous, mes amis, qui me faites croire à son même chant ...
Je fus bouleversée d'émotion, je le dis en grande sincérité, de voir "les jeunes" venir et revenir - et comme "autrefois" m'écrire des lettres enthousiastes, que n'attendent plus les femmes privées de leur jeunesse. Car pour tant de nous, le succès fuit les visages fanés, et le talent s'angoisse d'être enterré vivant avant la chair morte. Mais, ô miracle, Dieu permit à mon esprit, à mon âme et à mon cœur, d'étaler leurs printemps pour camoufler l'hiver de mon visage, et mes chansons parées du meilleur de mon être, furent assaillies de compliments d'amour.
Béni soit Dieu...
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