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Jean Lorrain
e scandaleux personnage, né à Fécamp, le 9 août 1855, décédé à Paris, le 30 juin 1906, et qui se voulut arbitre de tous les goûts, pourfendeur d'artistes médiocres, critique des mœurs de son temps, lanceur de modes, amis de tous les grands, qui se voulut, aussi, de toutes les premières, de tous les événements, de tous les milieux et de tous les plaisirs - licites comme illicites - ne nous aura laissé, en tout fin ce compte, que bien peu. - On le craignait plus qu'autre chose et il s'en est trouvé plus qu'un qui, à son enterrement, a suivi son cortège pour s'assurer qu'il était bien mort. - Depuis plusieurs années, certains tentent de le réhabiliter en lui attribuant certains bon mots mais son humour, souvent fait de calembours ou faisant allusion à des ragots depuis longtemps oubliés nous paraît aujourd'hui, suranné.. - Certains morts, comme il le disait lui-même, serait bien fâché d'apprendre ce qui leur est arrivé.
"Lorrain avait une tête poupine et large à la fois de coiffeur vicieux, les cheveux partagés par une raie parfumée au patchouli, des yeux globuleux, ébahis et avides, de grosses lèvres qui jutaient, giclaient et coulaient pendant son discours. Son torse était bombé comme le bréchet de certains oiseaux charognards. Lui se nourrissait avidement de toutes les calomnies et immondices [...]" - Léon Daudet.
Deux livres plus ou moins "récents" lui ont été consacrés :
Jean Lorrain ou le Satiricon 1900 de Philippe Jullian - Chez Fayard, en 1974
Jean Lorrain (Barbare et esthète) de Thibaut d'Anthonay - Chez Plon, en 1991.
Nous en reparlerons à l'instant.
D'autres, avant eux, en ont parlé abondamment :
Rachilde dans Portraits d'hommes (Paris, Mercure de France, 1930),
André Germain dans Les fous de 1900 (Parsi, La Palatine, 1954),
Octave Uzanne dans Jean Lorrain (Les Amis d'Édouard, 1913),
Edmond Jaloux dans Perspectives et personnages (Plon, 1931),
Paul Morand dans sa préface à Femmes de 1900 (Éditions de la Madeleine, 1932)
et l'on retrouve sa trace dans à peu près tous les souvenirs ou journaux littéraires ou intimes de son époque (Robert de Montesquiou, Rémy de Gourmon, Colette, Liane de Pougy, Edmond de Goncourt, etc.)
Le portrait qu'il nous en ont laissé est assez pathétique. - Certains le considèrent comme le plus vain des personnages de l'époque ; d'autres comme un être trop sensible pour mener une existence normale ; on ne s'entend pas sur la qualité de son style ; on lui reproche de n'avoir voulu qu'épater la galerie ; on n'hésite pas cependant à raconter, avec un certain plaisir, ses frasques ou à citer ses insultes souvent ordurières.
D'une famille d'armateurs, destiné à devenir lui-même armateur, Paul Alexandre Martin Duval, dit Jean Lorrain naquit, comme le souligne Thibaut d'Anthonay, non pas en 1855, mais en 1882 lorsqu'il décida de devenir écrivain. Installé définitivement à Paris, en 1884, il soumet ses premiers écrits à des revues disparates : la Vie moderne, la Revue indépendante, Lutèce, la Revue normande, l'Art et la Mode, le Chat noir, etc. - Il publie aussi des poèmes : le Sang des dieux, la Forêt bleue ; à compte d'auteur. - Et il fréquente la bohème qui gravite autour de Rodolphe Salis. - La même année, il publie dans le Courrier français une série de portraits élogieux et irrévérencieux dont un sur Rachilde, qui venait de publier quatre ans auparavant Monsieur Vénus, avec qui il se lie d'amitié ; de complicité serait plus juste. - À partir de ce moment-là, il se crée un personnage qui circule de cabarets en bals costumés, de Montmartre au quartier Latin, vêtu de costumes outranciers ; allant même se présenter à l'un des bals des Quat'z-Arts en maillot rose avec le caleçon en peau de panthère de son ami, le Lutteur Marseillais.
Il est tout de suite remarqué d'autant plus qu'il affiche de façon ostentatoire son homosexualité. - On commence déjà à le fuir mais on n'ose pas s'attirer ses foudres car le chroniqueur qu'il est devenu a la plume piquante, acide, vitriolique. - Il s'attaque tout d'abord aux nouvelles venues qui tentent de se frayer un chemin dans la société qu'il fréquente mais il passe très vite aux personnages mêmes de cette société, adoptant des têtes de Turc qu'il ne lâche pas, soulignant les travers de l'un, les manies de l'autre, dévoilant des secrets de fortune, d'alcôve, allant jusqu'à dire, à mots à demi-couverts qui couchent avec qui. - C'est le premier échotier des Temps Moderne. - Mais ce qui le rend encore plus redoutable, c'est qu'il ne se gêne pas pour s'attaquer à ceux qui, la veille le recevaient, le croyaient ami pour la vie. - Et, tombant dans les préoccupations de son époque, il devient vite vulgaire car "nous oublions, écrit Philippe Julian, charmés par un vase de Gallé, une phrase de Proust, une mélodie de Fauré, la vulgarité profonde de cette Belle Époque si regrettée." Et cette époque fut, malheureusement, vulgaire.
L'allusion grivoise, les gauloiseries, les bons vieux ragots de fesse font partie de ce personnage qu'il est devenu mais il se targue aussi d'être un esthète, se lançant dans la critique de spectacles, de peintures, de sculptures où il devient vite encore plus redoutable. - On ne le lit pas parce qu'il a un goût sûr (il tombe très vite dans les poncifs de son temps) mais parce que ses descriptions et ses critiques sont choquantes, voire même outrageuses.
Sa critique de Les plaisirs et les jours d'un jeune écrivain mondain (Marcel Proust à ses tous débuts) lui vaut un duel. - Et des duels, il en aura, des gifles aussi et même des attaques physiques. - L'une d'entre elle l'empêchera d'être à l'enterrement de Verlaine.
Et le voilà romancier, auteur de pièces de théâtre dans lesquelles il tente en vain d'intéresser une de ses rares amies, la grande Sarah. - Avec elle, aussi, il finit par se brouiller.
Il écrit aussi quelques chansons, dont "
Fleur de berge", pour son autre "amie",
Yvette Guilbert qui, elle aussi, le tient à distance et avec qui il finit par se brouiller.
Montesquiou qui sera une de ses têtes de Turc favorites - parce qu'il pratique quelque peu son métier de critique, parce qu'il écrit aussi de la poésie - aura la meilleure attitude qu'on puisse prendre vis-à-vis un personnage semblable : il l'ignorera. Parce que trop bas.
Et il sera de tous les vices et de tous les plaisirs défendus. Il deviendra éthéromane, par exemple, car l'éther deviendra à la mode. - Et ses nombreuses aventures qu'on n'ose pas qualifier d'amoureuses le rendent encore plus amères. - Sa santé en souffre. - Opéré puis ré-opéré, il se perfore les intestins en tentant de s'administrer un lavement. - Pozzi refuse de l'opérer à nouveau et il meurt entouré de la seule personne qui lui est restée fidèle toute sa vie : sa mère.
Des deux biographies précitées, nous citerons un extrait de la préface de Philippe Jullian :
"Alors que j'écrivais les vies de ces derniers romantiques qui apportaient un message de beauté et d'extravagance au XIXe siècle matérialiste : Montesquiou, Wilde, Sarah, D'Annunzio, je rencontrais souvent, comme au coin d'un bois, Jean Lorrain, perfide ou extasié, prêt à partager toutes les folies, à clouer l'ennemi du jour par un article perfide, quitte à sabrer, au nom de la mode, de la morale ou de la France, ce qu'il adorait la veille. Ami compromettant, ennemi impitoyable, éclaboussant les uns et les autres de tous les plaisirs qu'ils n'avaient pas eu le courage d'étaler et dans lesquels il se précipitait à corps perdu. Aucun écrivain n'a eu une aussi mauvaise réputation ; il lui manque l'auréole de Wilde, le vernis de Montesquiou, le panache de D'Annunzio, mais Lorrain exerçait, il est vrai, les sortilèges de Sarah.
Démodé avant de mourir - il est mort à cinquante ans -, puis maudit, son nom exhale une odeur de marais dans le panthéon fin de siècle ; on préfère le sable chaud de Loti, le vieux papier de France, les fleurs séchées de Régnier. Les anthologies le méprisent [...] et enfin sa ville natale en a honte [...]
Cet homme s'est cru poète [...] ce qu'il voyait était tellement plus intéressant que ce qu'il ressentait. Il n'y a pas eu de Duse ou de lord Alfred dans sa vie ; ses romans se traduisaient en coups de couteau et en œil poché. Pour oublier la monotonie de ses drames et une santé ruiné par bien des imprudences (on hésite à écrire sentimentales), Lorrain se drogua à l'éther, encore un mauvais goût. Entre Baudelaire et Cocteau, il fut l'écrivain drogué ; avant Genet, il fut l'écrivain pédéraste, se considérant l'ambassadeur de Sodome auprès du Tout-Paris [...] Avec cela, un côté comme il faut, des principes d'une dame de Province, un antisémitisme tempéré par la frivolité..."
Et Philippe Jullian de terminer en citant Paul Morand :
"Et nous devons aimer cet homme pour sa méchanceté tendre et l'absurde naïveté de sa vie."
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