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La Bolduc

LA BOLDUC

Auteur : Réal Benoît – Éditions de l'homme – 1959

Du même auteur :

Nézon (contes), Parizeau 1945 - épuisé

TOUS DROITS RÉSERVÉS
Copyright, Ottawa, 1959

Préface de Doris Lussier

LES ÉDITIONS DE L'HOMME (Montréal)

Distributeur exclusif :
L'Agence de Distribution Populaire Enrg.
Montréal, Québec
Tél. : Lafontaine 31182


Note : Tout comme nous l'avons fait avec les Mémoires et autres textes, voici la publication de la biographie de La Bolduc subdivisée en chapitres tel que Réal Benoît les a subdivisés lui-même. - Les auteurs


Chapitre IV - Elle s'appelait Mary Travers.

Newport, 1907.

Les touristes sont toujours aussi loin. Mais Marie, avec un "y", notre gros bébé de 1894, a treize ans.

Donc, on descend. Vous pensez : "Ça va sentir la morue..." Hé bien, non ! D'abord la gare est loin du quai et du village, et puis, il n'y a pas de vrai village.

Le village est une grande rue, dominant la Baie des Chaleurs. Comme beaucoup de villages d'Acadiens dans les Maritimes. En Nouvelle-Écosse se trouve la "plus grande rue principale du monde", allant de Digby à Yarmouth. Les villages se suivent, se touchent sans interruption, le long d'une rue, la "Main" unique et interminable.

Donc, ça ne sent pas la morue, le quai est trop loin.

Une église avec son presbytère, quelques boutiques disséminées ici et là, aucun noyau commercial.

Au quai, à l'autre bout du village, à l'extrémité est, une vingtaine de bateaux, goélettes ventrues qui s'appellent : "La Maria", "La Fernande", "La Renée", etc.

Les gens, eux, s'appellent : Keahn ou Kean, Cyr, Laurent, Lévesque, etc., autant de noms anglais que de français. Aussi bien ici, comme dans toute la péninsule, on parle les deux langues. On en parle aussi une troisième qui est un mélange des deux.

Les Canadiens-Français du Québec, les Acadiens, les Écossais, les Irlandais se partagent la Gaspésie.

Les ethnographes nous disent que, placés en face des Écossais ou autres anglo-saxons, les Irlandais se sont vite rapprochés des Canadiens de langue française. Jusqu'aux Écossais, à l'occasion, qui pour entrer dans une famille de Canadien-Français par la voie orthodoxe du mariage se convertissaient au catholicisme.

Et cela a fait un beau mélange.

Mais, petit à petit, les Canadiens de langue française ont pris le dessus. Car, toujours selon les ethnographes, les Écossais et peut-être aussi bien les Irlandais n'avaient pas la couenne assez dure pour supporter les rigueurs du climat et s'adapter aux conditions du travail en mer ou en forêt dans ce coin de terre du bout du monde.

D'ailleurs, tous ces British de la Gaspésie n'avaient pas choisi de plein gré de s'établir dans la péninsule. Mis à part le petit nombre de loyalistes anglais qui décidèrent de quitter les États-Unis plutôt que de devenir citoyens américains libres et abordèrent volontairement le littoral gaspésien, la plupart des English speaking durent adopter cette nouvelle patrie par la force des choses.

On serait surpris, si un recensement était fait, de constater le grand nombre de familles gaspésiennes dont les origines remontent à quelqu'ancêtre anglo-saxon, poil roux et amateur de thé, qui aborda la côte trempé jusqu'aux os. Les naufrages sur les côtes de la Gaspésie étaient nombreux au temps de la navigation à la voile et quantité d'Écossais, d'Irlandais, voire même d'Italiens, de Portugais et autres, passagers ou marins à bord des grands voiliers en route pour les ports canadiens ou américains, n'atteignirent jamais leur endroit de destination mais, victimes d'un naufrage, nous arrivèrent sur un radeau, cramponnés à un baril, ou quasi morts de peur et de froid, hoquetant au fond d'un canot de sauvetage.

Pas surprenant donc, de trouver dans la Gaspésie une kyrielle de villes, villages et hameaux dont les noms ont une consonance anglaise : Haldimand, Douglastown, New-Carlisle, Tar-Point, Herley-Burley, Oakbay, Broadlands, Little River, Sellarsville et NEWPORT.

Et pas surprenant, redonc, qu'à Haldimand, Douglastown, Oakbay, etc., habitent des Kean, Douglas, Macdonald et des... nous y voilà enfin, des Travers.

Les Travers habitent une grande maison carrée à Newport. Deux étages et balcon, à main gauche de la route allant à Gaspé. Une maison comme toutes les autres, ni plus belle, ni plus laide mais juchée sur une hauteur d'où l'on voit, pour qui veut voir, la Baie, la mer, les îles.

Les Travers sont ici depuis deux générations seulement. D'abord ils s'appelaient Travis. Les gens de langue française auraient transformé le "vis" final en "vers". Le grand-père venait d'Angleterre d'où, paraît-il, il s'était sauvé pour éviter de faire son service militaire ou de participer à une guerre impériale.

Il descend à Gaspé et il y reste. Il se marie avec une Keyne, de religion catholique. Il fait des enfants.

Un de ses fils s'appellera Lawrence. Il deviendra menuisier. À son tour Lawrence se marie, et va s'installer à Newport. Lawrence perd sa femme, il se remarie. Sa nouvelle femme s'appelle Adeline Cyr. Le premier enfant du deuxième lit est une fille. Une grosse fille née en 1894, qu'on baptise du nom de Marie mais qu'on appelle Mary, à l'anglaise, avec un "y".

Aujourd'hui, 1907, Mary, on l'a déjà dit, a treize ans.

Elle n'a plus que quelques jours à vivre à Newport puisqu'elle part bientôt pour la grande ville.

Elle n'en a plus tellement longtemps à se faire appeler Mary Travers. Bientôt elle deviendra Madame Edouard Bolduc.

Quelques années plus tard, à cause d'un certain phénomène que chacun comprendra bien, le nom d'Edouard s'effacera et ce sera "Madame Bolduc" tout court. Pas mal plus tard, on dira avec le manque de respect qui caractérise l'admiration de la foule pour ses vedettes, on dira : "La Bolduc".

***

Pour le moment, Mary Travers a treize ans, elle habite avec sa famille à Newport, Gaspésie, Québec. Elle est de forte taille, d'un extérieur agréable, elle baragouine l'anglais comme le français, elle aime la vie dure, elle n'a pas froid aux yeux, c'est un vrai gars.

Dans la famille, tout le monde parle les deux langues couramment. À cause de maman Adéline, on est catholique.

Si l'on en croit l'acte de baptême, personne ne savait écrire dans la famille. Dans le registre de la paroisse de Newport, qui se trouve au Palais de Justice de Percé, nous trouvons au chapitre des naissances, année 1894 : "Avons baptisé Marie-Rose-Anne Travers, quatre juin 1894, née le même jour, fille de Lawrence Travers, journalier, et de Adéline Cyr. Parrain : John L. Travers. Marraine : Céréane Cyr. Personne ne savait signer." Et c'est signé : Joseph Laurent, prêtre.

Ii faut se méfier, paraît-il, de ces déclarations des curés : "Personne ne savait signer". Un docte juriste qui se trouvait au Palais de Justice en même temps que nous affirme avoir constaté que plus souvent qu'autrement les curés écrivaient cette formule commode parce que "autrement, ça prenait trop de temps"...

Au fond, à bien y penser, il est bien probable que cette fois c'était la vérité, car, nous le verrons plus loin, Mary Travers, devenue madame Bolduc, ne saura guère écrire elle-même. Elle écrivait les mots selon, leur prononciation.

Jusqu'à 13 ans, Mary a vécu assez durement. Bâtie comme elle était, dynamique comme elle était, on la trouvait plus souvent travaillant avec les gars à de menues besognes que jouant à la poupée avec ses soeurs ou des voisines de son âge.

D'ailleurs, son père l'appelle non pas Mary, mais Frank, comme un gars.

On nous a dit dans sa famille qu'elle allait au chantier avec les hommes à l'âge de onze, douze et treize ans, (il faut dire qu'elle était très forte et qu'elle pesait 130 livres [60 kilos] à treize ans), et qu'elle faisait pour ainsi dire le travail d'un homme. D'où l'habitude, chez son père, de l'appeler Frank.

À Newport, nous avons essayé de vérifier cela. Madame Grosnier, demi-soeur de Mary, - nous nous référerons souvent à elle dans les pages suivantes, - nous a été d'un précieux secours, étant une des rares parentes directes de Madame Bolduc qui vit encore. Madame Grosnier a nié cette histoire de chantier.

- Elle n'allait pas en chantier puisque, d'abord, son père ne tenait pas chantier, ni ne travaillait dans les bois

- Alors ?

- Son père qui était le mien aussi, papa donc, était menuiser tout court et, si ma mémoire est bonne, Mary n'est jamais allée travailler dans les chantiers, voyez-vous ça !

- Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire alors de si masculin pour que son père l'appelle Frank ?

- Oh ! elle l'aidait beaucoup, elle mettait son nez partout. Je la vois encore très bien sciant du bois sur la galerie... ça oui, mais le chantier, vous savez...

Par contre Madame Grosnier, à l'époque Marie-Anne Travers, n'était plus elle-même à Newport depuis quelque temps.

Où était-elle ?

Pensez-y un peu.

La famille était nombreuse, la famille était pauvre.

Quand on a une bonne santé, que les parents sont pauvres, qu'on habite la Gaspésie et qu'il faut gagner sa vie, où va-t-on, que fait-on ?

Vous l'avez dit : on va à Montréal.

Faire du travail domestique dans la grande ville.

Donc Marie-Anne Travers, demi-soeur de Mary, était à Montréal à l'époque où Mary avait treize ans à Newport.

A Montréal, comme bonne chez le docteur Albert Lesage, carré Saint-Louis.

Et un jour, le ménage est fait, le repas du soir est prêt, elle s'ennuie.

Qu'est-ce qu'elle fait ?

Elle écrit à sa demi-soeur : "Monte à Montréal, je suis sûr de te trouver de l'emploi". Mais nous reprendrons le fil de cette histoire sous peu.

Donc, si Mary alias Frank a fait chantier, c'est dans la période où Marie-Anne était "en ville".

Ces petites chicanes, ces contradictions entre parents sont sans importance. Elles sont même presque inévitables. Autre exemple. Les descendants directs de Mary Travers-Madame Bolduc nous donnent tous 1895 comme année de naissance de notre amie tandis que les registres, à Percé, nous disent 1894. Passons.

Revenons à Newport, en 1907.

Mary a reçu une lettre de Marie-Anne, sa demi-soeur. L'invitation est tentante. D'abord l'argent à gagner. N`oublions pas que le père Lawrence Travers a une ribambelle d'enfants. Et puis la Gaspésie n'est pas le Pérou. Sans compter que Montréal, même en 1907, a de quoi attirer les petites filles curieuses et éveillées, Trente et quarante ans plus tard, la Gaspésie continuera d'approvisionner la métropole en servantes, ou plutôt en bonnes, comme on apprenait à dire aux "fils de famille".

Père et mère sont d'accord : "Tu iras en ville et puis tu seras pas seule, ta grande soeur est là."

Bon !

Mais l'argent pour le transport ?

Pis que ça ! l'argent pour les vêtements ?

Bien sûr, on ne se promenait pas tout nu à Newport, Gaspésie, mais dans une famille nombreuse il n'y a pas de chaussures pour tous les frères et soeurs.

Le dimanche, pour la messe, on se refile bottines et souliers.

On aura compris : Mary n'avait pas de bons souliers pour monter à Montréal.

Écartons tout de suite la possibilité d'aller à Montréal en "pieds de bas". Il faut donc trouver de l'argent. Mary va en trouver, on va voir comment.

Dans la famille Travers-Cyr, on chercherait en vain une véritable tradition de musique. Mais on chantait, on zigonnait du violon, on jouait aussi de ce bizarre instrument qui s'appelle de différents noms : harmonica, rabot de gueule, ruine-babines, musique à bouche. Mary, à ce qu'il semble, a une oreille folle. Elle ne chante pas encore mais elle se débrouille fort bien avec un violon et tout aussi bien avec une musique à bouche et un accordéon.

C'est toujours ça de pris et ça va servir.

Avec un ingrédient en plus... le tour sera joué.

Cet ingrédient s'appelle les pilules rouges. De toute évidence, les gens d'alors faisaient une très grosse consommation de pilules rouges et de bien d'autres encore qui étaient annoncées à pleines page dans La Presse et tous les journaux et almanachs de l'époque. Pilules qui donnaient de l'énergie aux femmes pâles, pilules qui redonnaient une vitalité perdue aux hommes qui n'en pouvaient plus... pilules de toutes sortes, pilules innombrables, c'est à vous faire croire que nos grand'pères et grand'mères avaient le souffle bien court et souffraient continuellement d'étourdissements, de nausées... - Je vous épargne l'énumération des maladies populaires du temps !

Mary, qui ne perd pas le Nord, va mettre à profit ce besoin universel de pilules.

Elle s'installe dans la grand-rue, l'unique "rue principale", avec son violon et une provision de pilules rouges. "Et que je zigonne, que je zigonne à tour de bras, les gens s'arrêteront bien !"

Et les gens s'arrêtent et ils achètent des pilules. "Et que je zigonne et je zigonne tant que je peux" et on s'arrête encore et on achète toujours. Et la provision de pilules y passe et la boite en bois grossier se remplit de gros sous.

Un vieux truc, direz-vous. D'accord, mais pour une bonne grosse fille de campagne de 13 ans, c'était bien trouvé On verra plus loin que l'histoire se répètera. Ce sera encore le violon, quelque vingt ans plus tard, qui permettra à Madame Bolduc d'entrer de plein pied dans le monde du spectacle. Ça c'est une autre histoire. Chaque chose en son temps.

En attendant, Mary a de l'argent pour s'acheter des souliers, payer son billet aller seulement, sur l'Atlantic Quebec Western Railway, direction Montréal.

Ses effets sont vite ramassés ; quelques larmes : une pour les douleurs aux pieds because les chaussures neuves, et les autres pour les frères et soeurs qui restent à Newport

All aboard !

- Où que tu vas comme ça, demande le conducteur du train ?

- Je m'en vas rejoindre ma grande soeur à Montréal.

***

C'est une bien jolie histoire, n'est-ce pas, que celle du départ de Mary Travers de Newport ?

En effet.

Est-elle vraie ?

Elle nous a été contée par les descendants de Madame Bolduc.

Madame Grosnier, Marie-Anne, la demi-soeur vivant encore à Newport, à qui nous avons raconté tout cela, en parut fort étonnée : "Qu'est-ce que vous me chantez-là ! Des pilules rouges que Mary vendait sur la rue ?... J'ai jamais entendu parler de ça"...

Mais attention ! Marie-Anne Travers n'était plus à Newport, elle-même, depuis quelque temps. Alors...

Pour dire vrai, l'histoire, aussi amusante qu'elle soit, présente quelqu'invraisemblance. Newport n'est pas un véritable village au sens où chacun l'entend généralement. Il ne s'y trouve pas d'agglomération d'habitations et de magasins. N'était l'église, on traverserait Newport sans s'en rendre compte. Et nous nous demandons comment Mary aurait pu réunir assez de gens pour écouter son numéro et à quel coin de rue ? Puisque, vraiment, à ce jour, il n'y a pas de coin de rue.

Trêve de chicaneries ; après tout, la chose est possible. Plus, elle est amusante à noter comme point de départ d'une carrière de chanteuse populaire. Commencer dans la rue, en pleine campagne, avec comme premiers admirateurs, des pêcheurs bottés, des femmes de pêcheurs bonasses, des journaliers amusés, c'est un début qui en vaut bien un autre.

Pour clore le chapitre gaspésien qui a trait à l'enfance de Mary, reproduisons quelques lignes d'une chanson dite gaspésienne, La morue, de Madame Bolduc. Plus loin, nous reviendrons à cette chanson. Elle est intéressante à plus d'un point de vue.

Moi je m'appelle la petite Marie
Je suis née dans le fond de la Gaspésie
Du poisson je vous dis que t'en ai mangé
Qu'il m'en a resté des arêtes dans le gosier.

Refrain :

De la morue, des turluies pi du hareng
Des bons petits gaux, du flétan, des manigaux
S'il y en a parmi vous qui aimez ça.
Descendez à Gaspé, vous allez en manger.


 

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