L'article original de Paul Giafferi

FRAGSON


HOMMAGE DANS LA RAMPE DU 13 AVRIL 1919

Page préparée par Hélène L'Hégarat


On avait roulé sur la scène un piano immense et à queue. Et Fragson parut. Simple de manières, vraiment élégant dans un habit de soirée impeccable, il donnait assez l'impression d'un fêtard de marque. Il chanta en s'accompagnant lui-même. Car, au café-concert, l'acteur-vedette se doit d'y créer un "genre". Il chanta :

Trois petits soldats en gants blancs
Se promenaient les bras ballants...

Et je fus tout de suite séduit par son art. Fragson était un artiste dans toute l'acception du terme. Puissant en direct, servi par une diction impeccable, une souplesse de voix exceptionnelle, il arrivait, en détaillant la plus banale des romances, à provoquer une véritable émotion. Il avait la physionomie mobile, l'œil spirituel, et possédait le don du rythme. Il excellait surtout dans la vieille chanson. "Plaisir d'amour" chanté par Fragson devenait tout un drame. Avec "Les on-dit"de Darcier et J.B. Clément, il transporta des salles entières d'enthousiasme - salles composées uniquement d'un public venu au music-hall dans l'intention bien arrêtée de ne se divertir qu'avec de sensationels numéros d'acrobatie et les plus modernes plaisanteries. Il est le seul de ses contemporains qui pût exécuter pareil tour de force.

De parents anglais, Harry Fragson naquit dans Anvers. Après de trop rapides  études,  il entra dans le commerce. Paris le tenta. Il y débarqua comme le pauvre Gaspard du tendre Lélian :

Riche de ses seuls yeux tranquilles.

Il fut d'abord accompagnateur des duettistes Bruet-Rivière. Puis il entra aux Quat'Z-Arts en qualité de pianiste accompagnateur. Avant le spectacle, dans le brouhaha de chaises remuées, la direction l'autorisait à chanter deux ou trois romances. Il débuta ensuite à La Cigale, passa à l'Européen, revint à La Cigale. Enfin, les grands concerts lui firent signe. Il y tint, assez rapidement et brillamment, la première place.
Ainsi qu'il est d'usage, il connut à ses débuts tous les ennuis d'une vie difficile. Ce qui m'inquiétait surtout, me disait-il, c'était ma paire de bottines vernies. Elle m'avait coûté 25 francs. J'avais peur qu'on ne me la volât. Aussi, je ne la laissais pas dans ma loge. J'arrivais chaque soir au concert avec elle sous mon bras, dans un paquet bien ficelé ; et je repartais de même. Comme cela, j'étais tranquille.
Son premier succès fut "Adieu, Grenade, ma charmante..." Puisvinrent " Les blondes", "Brin de vie", " Amours fragiles", "Sa famille", " Les jaloux", "Souvenirs de cottage", "Lettre tendre", "Excuse me", et le fameux "Amour boiteux".

En 1905, Fragson nous quitta pour débuter au Drury Lane de Londres dans la féérie de Christmas. Londres, imitant Paris, le fêta dès le premier soir. Il parcourut toute l'Angleterre, y compris l'Irlande et se disposait à partir pour l'Amérique quand il mourut en 1913. Il avait signé des engagements jusqu'en 1920. Dans les derniers temps, ses cachets atteignirent mille francs par soirée. Il faisait, à Paris, quelques apparitions soit à l' Alhambra, soit à l 'Alcazar d'Eté. Ce fut au cours de l'une d'elles qu'il trouva la plus tragique des morts, à l'âge de 44 ans.
Harry Fragson, à la ville, était bien le type le plus original qui fut. Nous connûmes ensemble des minutes de drôlerie inoubliables. C'était un grand humoriste mais il ne faisait pas, lui, de l'humour comme un professionnel - sans en avoir.
L'expression-scie l'enchantait. Il en inventa quelques-unes qui devinrent aussi populaires que ses chansons : Au revoir et merci !... Le bonjour du Chef de Gare !...
Il monta les plus incroyables "bateaux". Un dimanche d'été qu'il était allé s'attabler, après la matinée, à la terrasse de Maxim's, un passant l'apostropha brutalement : "Ah ! je vous trouve, enfin, Monsieur ! (paire de gifles). Vous avez volé mon père ! (autre paire de gifles). Vous avez filé en Amérique avec ma femme et l'argent de la bonne ! (autre paire de gifles). Vous êtes un coquin, un escroc, le dernier des lâches ! (dernière paire de gifles)."

Fragson accepta les gifles sans sourciller. Il régla seulement la consommation et partit, suivi du passant qui continuait de l'invectiver, tandis que le brave populo du dimanche s'indignait de ce qu'un homme pût recevoir aussi passivement autant de paires de gifles ! La même comédie se reproduisait cinq minutes après à la terrasse d'un autre café, pour la plus grande joie intérieure des deux compères.
Oh ! oui ! il l'aimait, la vie ! Les hôpitaux qui rappellent la mort le hantaient douloureusement. Un jour que nous passions boulevard de la Chapelle, devant l'hôpital Lariboisière, soudain pris d'un tremblement nerveux, me serrant le bras comme un désespéré, il me supplia de presser le pas en affirmant qu'il sentait une force surnaturelle vouloir l'empoigner et le précipiter à jamais dans cet asile de la souffrance. Cela m'impressionna beaucoup. Tout y contribuait d'ailleurs. Le triste boulevard de la Chapelle, par une fin de journée de novembre, sous une pluie qui tombait invisible et abondante.
Pourtant je crus, tout d'abord, à un nouveau "bateau" de mon ami. Mais non, l'homme était sincère. Alas poor Harry !... C'est à Lariboisière que, dix ans plus tard, il était transporté - après qu'il se fut écroulé, agonisant, aux pieds d'un père qu'il adorait !

PAUL GIAFFERI

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