Yvette Guilbert


DU THÉÂTRE AU THÉÂTRE EN PASSANT PAR LE CAFÉ-CONCERT

par Yvette Guilbert


J'ai commencé par étudier l'art dramatique en 1887, chez Landrol, puis, un beau jour, il m'envoya à Abel Ballet directeur des Bouffes du Nord, qui fut terrifié de ma timidité - et de mon audace. J'étais timide à la ville et audacieuse à la scène. En huit jours de répétitions bâclées à ladiable, j'avais appris le rôle de la duchesse de Nevers dans La Reine Margot. Rien que ça ! Mme Levy-Leclerc jouait la reine, et parmi les acteurs il y avait Ibels le dessinateur, Gemier, Duplay, aujourd'hui directeur de Cluny et Castillan.

A la septième représentation, Marx, qui était directeur de Cluny, à l'époque, vint me voir et m'engagea immédiatement pour remplacer une semaine Aciana souffrante ; j'acceptai avec enthousiasme. Quand mes représentations sur la rive gauche furent terminées, on me recommanda à Brasseur père, qui me prit à son théâtre pour jouer les levers de rideau qu'écrivait alors Albert, son fils. J'étais un peu navrée de ne pas réussir plus rapidement; je filais aux Variétés ; là, je jouais, deux saisons, des petits rôles, à côté de Réjane, de Judic, de Granier, de Baron, Lassouche, Christian : toute la lyre, la grande !!!

C'est en les regardant jouer que j'appris à chanter. Enfin, un jour, la jeune Marie Crouzet tomba malade et c'est moi que l'on choisit pour la remplacer dans "Décoré", de Meilhac et Halevy. De ce jour, Meilhac et surtout Halévy me prirent un brin, un tout petit brin en considération. L'été venu, Baron m'emmena en tournée et Meilhac me confia le principal rôle d'un petit acte : "La Sarabande du Cardinal". C'était mon tout premier voyage ! je gagnais vingt francs par jour et j'en économisais dix, car j'avais déjà des charges, - et j'avais dix-huit ans. C'est pendant ce voyage charmant que Barral m'entendant toujours fredonner s'étonna de la gentillesse de ma diction, - et quelle diction, pourtant, à l'époque ! - Mais c'est à cause de lui que l'idée me vint d'essayer du café concert. J'ai appris des chansons sans choix, au hasard, des bonnes et des mauvaises, petit à petit, j'apprenais à chanter.

Puis, il me fallut trouver très vite le moyen de gagner ma vie et celle de ma mère. Aux Variétés je gagnais 200 francs par mois ; je profitais des vacances pour aller auditionner à l'Eldorado. C'était par une journée de soleil, - mon porte-bonheur ! et c'est pourquoi après une audition je sortis avec un engagement de trois ans qui débutait a 600 francs par mois, j'étais folle de joie. A cette époque, j'habitais Asnières, et pour ne pas attendre l'heure du train je partis à pied afin d'annoncer plus tôt la bonne nouvelle à ma mère !

Elle me regarda avec stupeur, les larmes aux yeux! Comment pouvait-on s'engager ailleurs quand on avait un dédit de dix mille francs a payer aux Variétés ! Je n'y avais pas songé ! Je me mis à sangloter et pour me consoler ma pauvre maman me répétait qu'avec une voix pareille, c'était impossible d'espérer un succès de chanteuse.

Enfin, à l'entendre, c'était de la folie. Et tous nos amis et toute ma famille firent chorus. Cependant des camarades allèrent trouver Bertrand, directeur des Variétés, et il consentit a ne pas exiger mon dédit : on me laissa partir en accompagnant ce départ d'une foule de prédictions : Quoi, je quittais un théâtre pour entrer au café-concert ! Fi donc ! je tins bon, et avant d'oser affronter l' Eldorado (de Paris !) je m'essayais à Lyon. Quel four, chère madame! On me couvrit de sifflets et de huées et je dus partir avant la fin de mon engagement (douze jours). Tout le long du voyage de retour, je pleurais à chaudes larmes.

Cependant, je débutais en septembre à l'Eldorado, et au bout de trois semaines, on me proposa de résilier. Alors ce fut du chagrin ... du grand ... du vrai ! J'allais à l'Éden-Concert : là on me défendit formellement de chanter les chansons de Xanrof et Chat Noir, que je venais de dénicher, chansons qui, cinq mois plus tard, faisaient ma réputation. C'est à cette époque que je m'aperçut d'un curieux effet de maquillage. Selon le dessin que je donnais à ma bouche, j'avais ou non des applaudissements. Je mis trois mois à trouver la clé du mystère, puis un jour, un ami venu m'entend me dit : "C'est curieux, quand tu as la bouche augmentée en épaisseur, les choses les plus sentimentales ont l'air follement gaies.." J'avais compris. La même chanson de pince sans rire dite par moi, la bouche non maquillée, est absolument triste, si j'épaississais mes lèvres : je n'ai pas besoin d'ajouter aucune autre gaité, la métamorphose est complète.

Pendant l'été de la saison de l'Éden, où je n'avais eu qu'un succès très relatif, j'allais en Belgique et là, j'obtins un vrai triomphe, mon premier !!! J'avais, pour la première fois, chanté ce que j'avais voulu et comme j'avais voulu, sans maître ni contrôle. En rentrant à Paris, je rompis mon engagement avec l'Éden et petit à petit, je payais mon dédit. J'entrai au Concert Parisien, puis je retournai au Casino de Lyon qui, dix huit mois après l'algarade de mes débuts, me donna 1 200 francs par jour, au lieu de 40, pour écouter les mêmes chansons. Alors, Paris me fêta, mais tous ceux qui m'avaient vu quitter, les Variétés avec peine, et m'en faisaient le reproche, continuèrent à m'affirmer que succès de chanteuse ne durerait pas. "Jouez donc la comédie!" c'était le refrain quotidien, au moment même où j'obtenais comme chanteuse les plus gros succès.

Ah ! j'en ai entendu ! Or j'ai attendu seize ans et j'ai entendu seize ans les mêmes refrains, j'en entendrai d'autres, je le sais. Et me revoici à ce théâtre des Variétés tout plein de souvenirs d'une jeunesse qui ne demandait rien, ni le succès, ni l'argent, ni la gloire, mais le pain quotidien. Le destin sans doute fut touché de tant de modestie, et je rentre à ce théâtre avec Albert Brasseur et Guy qui jouaient avec moi en 1889 aux Nouveautés: deux avant mes débuts comme chanteuse ! Vais-je retrouver dans mes essais prochains les mêmes critiques, les mêmes découragements, les mêmes désenchantements qui furent mon lot à mes premières chansons ? Peut-être ! pourquoi pas ? Je me suis essayée en janvier à Bruxelles, dans une pièce dramatique de Guiraud et Jean de Huix : par deux fois la Belgique m'a encouragée, mais c'est huit ou dix rôles qu'il me faudra jouer avant de savoir !

Une vie d'artiste doit connaître tous les déboires: j'ai connu ceux de l'argent, ceux du travail, ceux de la santé. Les critiques et les éloges me laissent raisonnablement clairvoyante Le succès n'est pas toujours le bon point du "parfait", pas plus que l'insuccès n'est la preuve de l'échec.

Mais je suis consciencieuse et tenace : je ne me contente pas d'un ou deux efforts. Je vais débuter à Paris, c'est seulement après une dizaine de rôles différents que je saurai si je puis être la comédienne qu'on dit que je serai. Si oui ? tant mieux ! si non, tant pis ! Et puis après ! j'aurai passé des mois fort agréables, appris tout de même beaucoup de choses, utiles encore à mon art de chanteuse: je n'aurai donc pas perdu mon temps.

Le soir de mes débuts aux Variétés je repasserai ma vie d'artiste. Je me souviendrai de mes découragements de chanteuse sans voix, sans beauté, sans grâce, de mes chagrins, de mes renvois partout, des sifflets de Lyon, de ma résiliation de l' Eldorado, des faiseurs de couplets qui refusaient de me confier leurs œuvres, de mon martyre à l' Éden-Concert. Et je me souviendrai aussi de mes débuts à Bruxelles, en janvier dernier, et du gentil succès que l'on me fit; et je me dirai : "Du courage!... Avant d'avoir du talent, quand on débute dans un art, il faut avoir confiance ! Du courage, Yvette !" Vous verrez que j'en aurai...

Femina avril 1904

Retour à la page d'introduction