CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Première partie

Chapitre trois

L'étang noir


L'Opéra vient de mettre à son programme la Nerto de Frédéric Mistral. Ne pouvant aller l'applaudir, j'ai tenu à relire le poème héroïco-mystique du grand Félibre provençal, où toute la Rome avignonnaise palpite, et chante, et prie, car Dieu et le Diable y sont en perpétuel conflit dans un paysage médiéval, autour d'un palais formidable devant lequel on peut aller rêver encore. Mais, au bout de deux ou trois heures de lecture, las, anéanti par tant de beauté sonore -- la traduction faite par le poète lui-même étant un pur enchantement -- et désireux de reprendre haleine et de me rafraîchir auprès d'une petite source agreste et doucement limpide, je me pris à feuilleter, à nouveau, les pages délicieuses des Mémoires et Récits que nous conta le père immortel de l'humble Mireïo, soeur de notre "Marie".

Et comme j'en arrivais à l'histoire des "Fleurs de glais", je me mis à sourire en songeant que semblable aventure à moi m'advint aussi. Mais, au fait, qui donc n'a pas eu, dans sa jeunesse ardente, ses attirantes et dangereuses "fleurs de glais"... ou ses "roses blanches de l'étang noir" ?

Vous souvenez-vous du récit de Mistral, de la description des beaux iris jaunes du "Mas du Juge" qui se dressaient hors du ruisseau comme des hallebardes dorées ?

"Par une belle après-midi - je portais encore les jupes. - j'avais à peine quatre ou cinq ans - après m'être bien roulé - comme font les enfants sur la paille nouvelle, je m'acheminai donc seul vers le fossé du puits "à roue". J'arrive ; douce"ment je descends au bord de l'eau ; j'envoie la main pour attraper les fleurs ; mais, comme elles étaient trop éloignées, je me courbe, m'allonge et patatras dedans : je tombe dans l'eau jusqu'au cou".

Et bien ! mon "fossé du puits à roue" à moi n'était, à la sortie du Parson, à main droite, qu'un bien modeste étang perdu dans la hêtrée. Tout petiot, je le prenais pour un lac ; à cinq ans, je l'appelais étang : je le reverrais aujourd'hui que je m'écrierais sans doute : "Quoi ! ce n'était qu'une grande mare !" tant il est vrai qu'au cours de notre vie nous proportionnons tout à notre propre taille.

Cachée sous le hallier profond qui ne lui permettait de refléter aucun pan du ciel bleu, ne permettait à nul rayon de soleil ou de lune de l'argenter un seul instant, la pauvre flaque d'eau apparaissait lugubre, encombrée qu'elle était au surplus de sinistres plantes aquatiques, rampantes et pustulentes ; emplie aussi - croyais-je - de mystérieuses et méchantes bêtes, qui n'étaient, au fond, que longues couleuvres bleues des plus inoffensives et que pacifiques grenouilles ventrues et mugissantes.

Tout devait donc, semblait-il, m'éloigner de ce trou d'ombre ; et, de fait, je n'y étais guère attiré que durant le mois d'été au cours duquel il s'irradiait, soudain, de nymphéas superbes, de mystérieux otus, de nénuphars opalins, que nous baptisions, nous, tout simplement - ignorants que nous étions de tous ces noms barbares - "les roses blanches de l'étang noir".

Mais elle était pour nous tellement attirante, cette flore étrange qui nous apparaissait, soudain, presque miraculeusement éclose, par quelque beau matin d'août,, que c'était à qui de nous, galopins du village, arriverait le premier à en cueillir les prémices, afin de les rapporter, triomphalement, aux mères ou au grand-mères - qui ne les acceptaient cependant qu'avec un sourire aigre-doux, sinon avec une bonne taloche ; car les tendres femmes savaient à quels dangers s'étaient exposés leurs petits hommes pour s'emparer des fleurs morbides qui les effrayaient elles-mêmes un tantinet, tant elles étaient pâles et glacées. L'étang noir, en effet, n'était-il pas rempli de traîtreuses lianes enlaçantes ; plein de trous perfides, aussi, où pouvait, loin de tous secours, disparaître à jamais l'un des chers imprudents ?

Aussi ma bonne grand-mère, qui était du nombre de ces éternelles trembleuses, m'avait-elle bien défendu de m'aventurer du côté de l'étang redouté et m'en avait si bien décrit tous les dangers... que je ne rêvais plus qu'à une chose : les braver tous, afin d'en triompher.

Un beau jour, donc -- j'avais cinq ans au plus --- en arrivant dans le taillis, je m'aperçus, émerveillé, que tous les nénuphars, remontés des eaux glauques, étaient en fleur là-bas, là-bas au milieu de l'étang. Déjà, les deux complices habituels de mes escapades, Jeannet-le-Rouge et l'Ange des Janvier, s'aventuraient aussi loin qu'il leur était possible de le faire, culottes haut relevées sur leurs maigres cuisses nerveuses. Connaissant, moi, par mes expériences antérieures, la profondeur de l'eau, je bondis derrière la haie d'un petit champ voisin et me déshabillai des pieds à la tête. Puis, me voilà semblable à un petit faune de bronze clair, m'aventurant dans l'eau sinistre par courtes enjambées prudentes à cause des lianes et de la vase, écartant de mes petites mains les roseaux et les joncs et les "aragnes d'eau", les pieds tâtonnant à cause des trous plus ou moins bien repérés précédemment, mais avançant toujours, toujours, le visage extasié, vers les grands nénuphars.... vers les blanches roses de mes rêves.

Et j'avais, déjà, capturé trois nénuphars et m'acharnais après le mieux épanoui, dont je ne parvenais pas à rompre la tige soupe et gluante, solide comme un caoutchouc noir, quand le Jannet me cria : "Ohé, Théo ! prends garde à tâ : v'là la Fanchon qu'arrive !" (La "Fanchon", la "mère Fanchette", c'est ainsi que l'on nommait dans tout le pays ma bonne grand'mère qui, en réalité, avait nom Françoise). Je me retourne au cri et j'aperçois, terrifié, dans le long chemin creux qui venait du village, la bonne et sainte femme dont l'inquiétude intelligente avait dirigé les pas, à coup sûr, vers l'objet de ses craintes et le but de mes désirs.

Me rappelant soudain la "volée de bois vert" dont elle avait menacé ma possible désobéissance, je ne vis de salut que dans une prudente et rapide retraite. Mais, on sort lentement d'un étang semblable au nôtre qui résiste de toute la force de ses eaux vaseuses et de ses herbes louches et de ses roseaux coupants, si bien que deux ou trois minutes se passèrent avant que de pouvoir en atteindre le bord. Je lève alors le nez et j'aperçois grand-mère au revers d'un des talus, qui, son couteau en main, coupait une longue branche de genêt pour la "volée" promise.

Bigre ! plus un instant à perdre ! Je saute d'un bond dans le champ dont j'avais fait mon vestiaire, ramasse en un seul tas mes vêtements épars, les serre contre mon cœur avec mes nymphéas et fonce tête baissée, rageur et muet, dans le chemin du retour. Je frôle au passage la chère vieille qui me cingle l'épaule d'un petit coup sifflant de sa verge fleurie, et alors commence une poursuite épique ; nous voilà courant, courant tous deux (petites, mais infatigables galopades de l'un, longues enjambées, bientôt lasses, de l'autre), filant d'un trait vers le village, durant qu'au loin mes complices moqueurs se gaussaient de la fin de ma belle aventure.

Mais la justicière, cependant, gagne un peu de terrain et, vlan ! un nouveau coup de fouet me caresse le dos. Je n'en bondis que plus vite, comme bien vous pensez ; mais, dix pas plus loin, elle me rattrape encore et, vlan ! un nouveau coup me cingle... un peu plus bas... à gauche ; sourd au conseil qui nous dit de tendre la joue droite quand la gauche est souffletée, je fais un écart brusque en écartant les coudes... et voilà mes petits sabots qui roulent dans le fossé. Précautionneuse, la bonne vieille s'arrêta pour les ramasser, comme de juste, ce qui me donna une petite avance appréciable... et une idée salvatrice : à compter de cet instant, sitôt que je sentais la branche de genêt me frôler les talons, je lâchais, sournoisement, l'un quelconque de mes vêtements. Vlan  .., adieu mes petits bas ! Vlan  ... hop ! au. vent, mon caleçon ! ...

Et nous traversâmes ainsi tout le village !

Les gens, sur leur seuil ou dans leur courtil, se tenaient les côtes de rire. Devant les Jeannet, vlan !... j'abandonne mes culottes ; en face des Lorans, ma petite veste. Mais, ensuite, hélas ! plus de lest à jeter; rien, plus rien que mes trois nénuphars que je n'aurais pas abandonnés pour un empire... et dont grand-mère, au reste, se souciait fort peu. Mais, le Parson n'est pas grand, fort heureusement, je vous l'ai dit ; plus que cinquante mètres à parcourir; plus que vingt : je ne courais plus, je volais ; tant et si bien que je finis par m'engouffrer dans notre chaumière au moment précis où -- tous mes "affûtiaux" vestimentaires, au grand complet, dans son tablier la chère bonne vieille me rejoignit enfin, sa palme triomphale et vengeresse au poing...

La vengeance des grand-mères ! ...

Ah ! ce ne fut pas long !... La mienne se précipita sur moi comme les vieilles fées des Contes de Perrault, m'enleva dans ses bras de paysanne robuste, monta sur le banc-coffre et m'étendit dans mon lit-clos ; fit ensuite demi-tour, sauta à terre, prit une chemise dans l'armoire, revint à moi, me l'enfila sans souffler mot, redescendit une fois encore, fourrailla une minute dans le foyer et regrimpa sur le banc avec, en mains, une pleine écuelle de soupe au lait, bien gratinée, dans laquelle une cuillère de bois tenait plantée debout. Et je l'entends encore me dire, enfin, d'un ton mi-grondeur, mi-câlin : "Allons, avale-la vite, failli p'tit gâs, durant qu'elle est ben chaude !"

Rien de plus !... Mais tout cela dit et accompli si simplement, tout cela, surtout, tellement inattendu, qu'une révoluion se fit en moi que n'aurait provoquée aucune correction attendri, bourrelé de remords, je tendis à la douce aïeule les pauvres nénuphars écrasés sous la couette, en lui sanglotant ce serment

- Je te le promets, grand-mère... jamais... je n'irai plus "quérir"... les fleurs de l'étang noir !

Et j'ai tenu parole. Jamais, depuis, au cours de ma vie aventureuse - quoique les convoitant, parfois, bien follement - jamais plus je n'ai cueilli les fleurs des mauvais rêves, les fleurs trop pâles aux parfums équivoques d'avoir germé loin du soleil, dans la vase putride, au fond des étangs noirs.


Suite : Première partie, chapitre quatre - À Dinan-La-Jolie

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