CHAPITRES _______________________
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Théodore Botrel
Première partie
Chapitre douze
"Mut'-ou-Cor' ?"
Je fus écolier chez les Frères jusqu'à l'âge de onze ans et demi, soit quatre années, durant lesquelles, ainsi que les peuples heureux, je n'eus pas d'histoire. J'allais chaque matin à l'école bien docilement, avec notre voisine, d'abord, puis, moins sagement, plus tard, en y conduisant moi-même mon jeune frérot.
Je n'y eus jamais d'autre Directeur que le Frère Alton-Marie que je vous silhouettais l'autre jour, ni d'autre Sous-directeur que notre Professeur de Dessin, bon religieux au visage grave et doux, encadré par une longue barbe grise qui nous impressionnait fort. Celui-là eut une grande influence sur plusieurs d'entre nous auxquels il donna, peu à peu, "des yeux artistes", comme il disait. On le nommait : Frère Scipion et le nom convenait admirablement à cet homme épris doublement de Rome pour sa gloire artistique et sa pompe chrétienne. Élève d'Ingres et de Flandrin, hautement apprécié par ses anciens camarades d'ateliers, il recevait, dans son humble cellule, les plus illustres visiteurs. Mais nul de nous ne soupçonna jamais son véritable nom ; il était décoré, mais on ne vit jamais un ruban égayer la bure sombre de sa robe. Et, cependant, nous admirions son prestigieux talent ; lorsque son pinceau magique créait et faisait défiler sous nos yeux émerveillés d'interminables théories de Saints et de Saintes, au long des murs de trois chapelles qu'il dut décorer successivement, l'heure de la tourmente religieuse survenue : au 22 de la rue du Général-Foy, d'abord ; puis, au numéro 40 de la rue du Rocher; et, enfin, 7, rue de la Bienfaisance, où ses fresques subsistent toujours.
Il eut, forcément, ses préférés dont, d'emblée, j'eus l'honneur d'être. En ces temps-là, nos écoles étaient encore officielles et c'est pourquoi son vaste atelier était doté, par la Ville, d'une collection de moulages d'Antiques assez complète. Il nous les détaillait, nous les expliquait avec amour, nous en faisant comprendre l'idéale beauté, comme au cours de nos promenades - celle, adorable, des paysages de France. J'y gagnai un agréable savoir-faire de peintre et de pastelliste qui, si j'en juge par quelques esquisses encadrées par mes parents et que je possède encore, se serait, peut-être, développé en un gentil talent. Élève d'Ingres, mon professeur me dota de son violon.
Mais un de mes petits camarades, Breton comme moi, Eugène-Hervé Vincent, de Landévennec (comme il aimait à signer ses œuvres ), fit, lui, dès ses débuts, le plus grand honneur à son vieux maître ; aussi le fit-il entrer, plus tard, dans l'atelier de Gérôme, à l'École des Beaux-Arts ; et, de l'avis unanime de ses condisciples, nul doute qu'il ne fût devenu, par la suite, un de nos plus fameux artistes, s'il ne s'était éteint, prématurément, miné par l'alcool, dans un asile d'aliénés.
A dix ans, nous avions fondé, tous deux, en cachette, un journal satirique - manuscrit, bien entendu - baptisé "Le Petit Bavard", dont j'assumais, à moi seul, toute la rédaction et qu'il illustrait, lui, avec une facilité et une fantaisie étourdissantes. Le feuilleton, imité de Montépin, alors en vogue, s'intitulait : "Jean-jean Louloup". Quiconque voulait le feuilleter devait nous donner, préalablement, cinq plumes dites "têtes de mort" ou vingt billes. Nous n'en pondîmes guère que cinq ou six numéros, pour lesquels - si l'on pouvait les retrouver - j'offrirais volontiers, aujourd'hui, cinq caisses de plumes et vingt sacs de billes !
Vincent et moi restâmes toujours très unis et la Camarde seule a pu nous séparer. C'est lui que j'imposai à mon éditeur Ondet, quelques quinze années plus tard, pour illustrer les couvertures de mes premières partitions. Plusieurs de ces lithographies : la Fanchette, la Ronde des châtaignes, la Jalouse, l'Océan, la Voix des Genêts, le Patour, Debout les gâs, le Cloarec, - sont admirables. Un peu plus tard, au Port-Blanc, sous mes yeux ravis et ceux, amusés, d'Anatole Le Braz, il illustra magistralement mon volume "Les Chansons de Chez nous". Après quoi il n'eut que juste le temps d'achever - entre deux crises de folie - l'illustration de mes "chansons de la Fleur-de-lys" avant que de mourir dans un cabanon de Villejuif. Étudiant, il ne se désaltérait déjà qu'avec de l'absinthe ; soldat au 5e Cuirassiers, à Cambrai, il s'inondait de genièvre ; en Bretagne, il buvait "la goutte" à même la bouteille, par fanfaronnade (il la nommait son "petit lait"). Un vrai suicide, quoi !... Pauvre Vincent ! C'est ton exemple tragiquement lamentable qui a fait de moi, de bonne heure, l'anti-alcoolique irréductible que je suis demeuré depuis.
* * *
Chaque soir, la classe terminée et la porte franchie, la bande des écoliers habitant les quartiers de Courcelles et des boulevards extérieurs tournait à droite et remontait la rue ; la bande de ceux qui logeaient dans les rues de La Boétie - alors Abatucci -, Penthièvre ou de Miromesnil - j'en étais - descendait vers Saint-Augustin, pour, au coin de l'avenue Portalis, se heurter régulièrement à des adversaires farouches qui la guettaient patiemment et s'élançaient sur elle aux cris répétés de "Mut'-ou-Cor' ?". Ceux-là étaient les élèves de l'école laïque - on disait : la Mutuelle, alors - de la rue de la Bienfaisance.
La lutte contre les écoles congréganistes commençait.
Jamais, au grand jamais, nos bons Maîtres ne nous parlèrent politique, ne nous donnèrent un conseil anti-fraternel cela, je le jure ici bien haut, sur ce que j'ai de plus cher, de plus sacré au monde ; et je ne doute pas qu'il devait en être de même dans l'école concurrente. Où donc, puisions-nous, méchants petits bambins que nous étions, cette rage soudaine qui n'existe plus, Dieu merci ! et qui nous précipitait, rageurs, les uns contre les autres à la sortie des classes ?
Où ... Dans nos familles tout simplement.
Deux seuls journaux pénétraient, alors, dans les ménages populaires : le Petit Journal et le Petit Parisien. La plupart des ouvriers ou petits artisans qui lisaient le Petit Journal envoyaient leurs enfants chez les Frères ; les lecteurs du Petit Parisien mettaient les leurs à la Mutuelle. Cette dernière feuille - qui s'est bien assagie depuis, avouons-le -, était, en ce temps-là, aussi violemment anti-religieuse que la Lanterne, de sinistre mémoire. Plusieurs de nos voisins la lisaient et j'entends encore la voix de mes chers parents - lecteurs, eux, du Petit Journal s'élevant, indignée, pour protester contre les histoires calomnieuses, les faits divers, orduriers souvent, qu'on leur mettait sous les yeux, et où, toujours, étaient mêlés et salis odieusement des prêtres ou des religieuses. Je sais bien que chacune de ces histoires (quand, du moins, le nom du village cité n'était pas, comme l'histoire elle-même, inventé de toutes pièces), se voyait démentie quelques jours plus tard - mais il n'en restait pas moins "quelque chose" dans les esprits des simples qui s'en étaient intoxiqués.
Et c'est pour cela que les élèves de la Mutuelle, de la "Mut'" - couraient sus, en toutes occasions, à ceux de l'école des Frères (qu'ils appelaient, délicatement, des "Corbeaux", des "Cors", à cause de la couleur sombre de leur robe) en hurlant à pleins poumons : "Mut' ou Cor' ?", "Mut' ou Cor'?". Et, dès que nous répondions, fièrement : "Cor", vlan ! les petits poings ennemis s'abattaient sur nos nez et nos yeux. Inutile de dire que nous ripostions aussitôt, d'enthousiasme. Et c'étaient, alors, des combats homériques réveillant en sursaut tout cet aristocratique carrefour ordinairement si paisible, combats nui ne prenaient fin, momentanément, que lorsque les concierges du voisinage, surgis de leurs loges, balais en main, étaient parvenus à nous séparer et à nous "balayer" au loin.
Le grand Vincent, un autre Breton, un boiteux nommé Yvon Leloup, un Alsacien nommé Burgunder (actuellement sous-directeur de la Transatlantique au Brésil) et votre serviteur, batailleurs et têtus comme le sont généralement les gâs d'Arvor et d'Alsace, nous en donnions à cœur joie, je vous en réponds, et finissions, même, par chérir nos adversaires qui nous procuraient ces belles occasions d'essayer notre force et notre agilité.
Quelques-uns de la "Mut'" eurent un jour le vice de retirer subrepticement leurs ceinturons de cuir pour les transformer en fines armes sifflantes et cinglantes qui nous égratignaient vilainement les joues avec leurs ardillons pointus. Alors, moi, m'inspirant des Antiques du bon Frère Scipion, j'imaginai de doter notre petite troupe d'une arme défensive. Pour ce faire, nous retirions, nous aussi, les ceinturons de nos tabliers noirs ; nous les attachions, bien serrés, autour de nos grands cartons de dessin ; puis, nous y coulions notre bras gauche ainsi que le faisaient en leurs targes les Vélites ou les Gladiateurs romains, et nous pouvions, dès lors, narguer et défier l'ennemi à notre aise, derrière le rempart de ces boucliers improvisés. Et bientôt, ils lâchaient pied et s'enfuyaient, non sans nous cribler encore de pierres, ou, l'hiver venu, de boules de neige. Dans l'une de celles-ci, un beau soir, ne voilà-t-il pas qu'un de ces petits étourdis s'avisa de glisser un gros caillou pointu que je reçus, tout, en plein front, un peu au-dessus de la tempe. Le coup fut si rude que je tombai, ensanglanté, et que l'on dut m'emmener chez un pharmacien, boulevard Malesherbes, pour m'y faire un point de suture. Cela fit quelque bruit, bien entendu ; aussi, d'un commun accord, le directeur de la Mutuelle et le nôtre - qui étaient, au demeurant, fort bons amis - décidèrent-ils de faire accompagner, désormais, chaque soir, par un de leurs professeurs, les deux bandes rivales, jusqu'au point extrême où elles se dispersaient un peu dans toutes les directions.
Et les combats finirent faute de combattants ; et jamais plus ne retentit, au pied du dôme pacifique de Saint-Augustin, le terrible cri de guerre : "Mut' ou Cor' ?".
Telles furent les enfantines escarmouches qui illustrèrent, de-ci, de-là, les débuts de la campagne anti-congréganiste.
On en a vu d'autres, depuis !..
Suite : Première partie, chapitre treize - "Aide-toi..."
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