CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Troisième partie

Chapitre trente quatre

Le "Prince"


Vers cette époque, Edmond Teulet, le poète de Tu demandes de quoi je meurs...

(Don Juan, toujours sûr de plaire,
A parfumé ses longs cheveux,
Mis des rubans à sa rapière
Et des sourires à ses yeux...
)

Teulet, dis-je, s'avisa de publier nos biographies, spirituellement illustrées par Grun, dans le supplément littéraire d'un grand quotidien parisien. Et c'est alors qu'il s'aperçut qu'à la tête de tant de bons chevaliers servants de notre petite reine la Chanson, il manquait un chef, un gonfalonier plutôt, pour porter, haut et ferme, ses nobles couleurs ; et - profitant de la tribune offerte - il nous convia gentiment à procéder, entre nous, à l'élection d'un Prince. Les électeurs ne furent pas nombreux, une douzaine, une quinzaine tout au plus : et j'avoue qu'étant donné son âge, son passé, la dignité de sa vie et son œuvre charmante, je votai, moi, pour le vieil ami de mes débuts Ernest Chebroux. Durocher, lui, vota pour Yann Nibor, le chantre des matelots, "qui avait, disait-il, ajouté une corde à la Lyre : "la corde à nœuds". Mais la majorité éleva sur le pavois le vibrant aède Xavier Privas. On ne pouvait faire meilleur choix, en vérité, l'auteur immortel des "Chimères", des "Thuriféraires", des "Heures", des "Ruines", des "Résignés", du "Testament de Pierrot", étant bien le plus scrupuleux des artistes, le plus délicat des amis et aussi, disons-le, le plus représentatif des Princes avec

Sa taille de cent-garde et sa moustache en croc.

Taille de cent-garde, moustache en croc, c'est l'apparence, car Xavier Privas, malgré son imposante carrure, est bien l'homme le plus doux, le plus patient qui soit au monde. Son existence - qui ne fut pas toujours rose ni exempte d'inquiétudes pourtant - ne fut, semble-t-il, qu'une chanson en action, un sourire perpétuel.

Au reste, pourrait-il en être autrement, alors qu'il possède à ses côtés la plus tendre et la plus douce des muses, la charmante Francine Lorée-Privas, chansonnière adroite elle-même, qui est, en même temps que notre Princesse, notre excellente sœurette à tous !

Et bien ! ce "doux" Privas, je l'ai vu, moi, terriblement en colère une fois au moins dans sa vie ; ce Privas "toujours souriant", je l'ai vu, moi qui vous parle, pleurer à pierre fendre, une autre fois encore... et, pour la rareté des faits, ces mémorables épisodes valent, je crois, d'être contés.

Aux environs de 1900, il venait de composer sa fameuse Berceuse pour l'Aimée, qui se termine par ce quatrain fort beau, mais bien pessimiste :

Livre-toi donc, amie, au caprice des songes
Qui, pour toi, vont ouvrir leurs Édens enchantés,
Car ici-bas, vois-tu, mensonges pour mensonges,
Les Rêves sont plus doux que les Réalités !

Gros succès immédiat ; et nombre de spectateurs, de spectatrices surtout, réclamaient, chaque soir, l'œuvre inédite encore et qui n'en finissait pas de "sortir", Privas avant eu ainsi que moi - l'imprudence grande de confier l'édition de ses œuvres à un brave homme, qui est l'honnêteté même, certes, mais aussi, hélas ! le plus tâtillon, le plus lambin, le plus négligent des éditeurs  : j'ai nommé Georges Ondet. Aussi, les jours et les semaines passaient, passaient et notre petit marchand de chansons devait toujours répondre aux clients : C'est à l'impression !"

Enfin, un soir que je sortais de scène et que l'on allait annoncer Privas, le jeune employé d'Ondet arriva avec, sous son bras, un cent de "guitares" et de "piano et chant" [Petits et grands formats],

Tout humide encor des baisers de la presse.

Et le bon Xavier de me dire : "Donne un pourboire au gosse et déficelle le paquet ; je vais chanter ma Berceuse et Auguste, ce soir, va pouvoir, enfin, satisfaire les amateurs".

Je m'exécutai... quand, ayant jeté un rapide coup d'œil sur le titre, je fus pris d'un rire irrésistible qui ne m'empêchait pas de murmurer en moi-même : "Pauvre Privas ! Que va-t-il dire ?" Je l'entendais dans la salle voisine (on l'entend de loin) clamer sa Berceuse, en martelant les touches du piano avec l'énergie que vous lui connaissez. Et les applaudissements crépitèrent derrière Privas, qui revenait vers moi, haletant, s'épongeant et demandant :

- C'est prêt ?

- Ah ! mon vieil ami, lui répondis-je. Un vrai désastre !

- Quoi donc ?

- Ta pauvre "Berceuse pour l'Aimée"...

- Eh bien ?

- Vois ce qu'en a fait une déplorable "coquille".

Et je mis sous ses yeux la couverture de sa partition, sur laquelle hurlait, en lettres rouges et bien "grasses", ce titre claironnant :

"Berceuse pour l'ARMÉE"

Vous dire la colère du Prince est impossible ! Un flot de sang lui monta à la nuque, puis empourpra tout son visage, au point que, puissant comme il l'était, nous redoutâmes une congestion.

Mais qu'y faire ? Les camarades accourus à ces cris ne pouvaient s'empêcher, eux non plus, de sourire en cachette ; et, d'aucuns, même, de dire :

- Après tout, le "prote" n'a peut-être pas tout à fait tort : s'il a entendu notre bon Prince clamer lui-même sa "Berceuse" de sa rude voix de colonel de cavalerie, il a dû croire, sincèrement, que c'était une Berceuse composée pour endormir, le soir, nos bataillons !

Et, pendant ce temps, en remballant rageusement ses chansons, Privas tonitruait "Animal d'Ondet !... Il ne perdra rien pour attendre, allez !... Dès demain matin, je le pulvérise !"

Ondet, bien entendu, ne fut nullement pulvérisé ; le lendemain, fou de désespoir, il s'arracha quelques-uns de ses derniers cheveux, prit le ciel à témoin de la mauvaise chance qui s'acharnait après lui... et, finalement (je connais cela), ce fut Privas qui dut consoler son éditeur.

L'autre épisode promis est, hélas ! bien autrement tragique et m'oblige, pour vous le conter maintenant, à anticiper de beaucoup sur les événements.

En 1914, Xavier Privas et sa chère Francine s'apprêtaient, pour notre grande joie, à passer leurs vacances estivales près de nous, au Port-Blanc.

Mais à peine y étaient-ils installés depuis une huitaine de jours que les événements se précipitèrent : d'abord l'attentat de Sarajevo, puis l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie, l'assassinat de Jaurès et, enfin, le 2 août, la Mobilisation générale. C'était la guerre qui s'annonçait, atroce, et que nous sonna, soudainement, vers quatre heures, la petite cloche de notre chapelle marine.

Quand, avec Anatole Le Braz - dont nous fêtions, ce jour-là, précisément la rosette - je vins annoncer la terrible nouvelle à Privas, vieil admirateur des idées humanitaires de Jaurès, Privas qui, lui-même, tendre rêveur aveuglément confiant dans la bonté infinie des hommes, n'avait jamais rêvé, chanté, que la douce Paix, l'union fraternelle entre tous les Peuples, le malheureux s'écroula sur le bord de son lit et fondit en sanglots. Et rien n'était poignant comme la vue de ce colosse effondré, la figure enfouie en ses deux mains, de grosses larmes ruisselant à travers ses doigts ; si poignant que nous sortîmes, un peu lâchement, sur la terrasse, pour laisser le pauvre utopiste pleurer, en silence, ses beaux Rêves envolés.

Dehors, une autre voix continuait, elle aussi, son sanglot désespéré : celle de la petite cloche de Notre-Dame des Flots qui s'entêtait à sonner interminablement le tocsin maudit, ce tocsin du premier jour qui était, déjà, comme le glas de mort de tant de millions de jeunes hommes !...


Suite : Quatrième partie, chapitretrente cinq - La "Fleur de Lys"

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