Théodore Botrel
Troisième partie
Chapitre vingt cinq
"Monsieur l'Aumônier"
Marié, je n'abandonnai pas, pour cela, notre chère "Amicale des Anciens", bien au contraire. J'y fis jouer Nos Bicyclettes et interprétai aussi nombre de chansons d'actualité, la Complainte du Magistrat, entre autres, qui eut, au moment des attentats anarchistes de Ravachol, un certain succès.
Je les interprétai, également, au "Cercle de l'Étoile", 10, rue de Lancry, présidé par M. Banès qui y fit remonter mon acte en vers Pierrot papa. Là, ce fut mon ami de jeunesse Louis Tircot et non plus Paul Franck qui interpréta le rôle d'Arlequin. Tircot, dont je vous ai parlé déjà, venait de tirer une année de service au 67e de ligne qui tenait garnison à Soissons. J'allais l'y voir, de temps en temps, le dimanche et j'y fis connaissance de son voisin de chambrée, jeune artiste qui devait devenir un de mes bons et chers amis. Il était alors élève au Conservatoire dans la classe d'Opéra. Aussi, chaque matin, au réveil, le cri traditionnel : "Au jus !" provoquait-il comme un écho sonore un : "Mi !... hum ! Mi !... hum ! Mi bémol !" s'exhalant du gosier de l'artiste angoissé. Et, tout lui semblant régulier, le brave garçon, rassuré, s'écriait joyeusement en tendant son quart : "Ça va bien ! Il est encore là. Merci, mon Dieu !" Qui, Il ... le "Mi" ou le million ?
Mais cette crainte perpétuelle d'enrouement - dame à l'école d'intonation les gosiers sont mis à une rude épreuve ! - empoisonnait tellement la vie de mon nouveau camarade qu'il finit par changer... de voie : lâchant la classe d'Opéra, il travailla la Tragédie et la Comédie. Et il fit bien. Ayant remporté son premier prix deux ans plus tard, il entra d'emblée, à l'Odéon qui montait Pour la Couronne, de François Coppée, et fut surnommé, le lendemain de la première, par tous les critiques, "l'homme à la voix de bronze". Depuis, interprète impeccable de Daudet, de Donnay, de Capus, de Louys, de Frondaie, etc., il fit une carrière magnifique au cours de laquelle il ne connut pas un échec.
En 1916, quand, "bousculé" aux tranchées, je fus transporté à l'ambulance Carrel de Compiègne, le premier visage que j'aperçus, penché sur mon lit, fut le sien, fraternellement anxieux, car il était le chauffeur du grand "patron".
Il est maintenant l'interprète attitré et admiré de Cyrano, de par l'ultime volonté de Rostand lui-même : c'est vous dire qu'il s'agit de Pierre Magnier.
C'est à cette époque, également, que je composai Monsieur l'Aumônier.
Ce petit drame, accepté dès première lecture par notre comité artistique, présentait une grosse difficulté d'interprétation que nous signalèrent sur-le-champ le bon directeur et le marquis de Ségur. Un rôle de prêtre ne supporte, en scène, aucune faiblesse, il doit être joué impeccablement : le plus petit manque de tact dans l'expression ou le geste, un mauvais grimage, peuvent rendre ridicule un personnage qui doit, coûte que coûte, et j'y insiste, garder, toujours et partout, son caractère sacré. Nous avions d'excellents amateurs parmi nous, un comique surtout, Henri Lacault, de tout premier ordre. Mais on ne pouvait songer à vêtir d'une grave soutane celui qui avait tant fait rire nos auditeurs habituels en jouant le bon gros Boulinard ou le papa Perrichon. Il nous fallait donc trouver un artiste, inconnu encore, pour composer ce rôle... ou bien ne pas jouer la pièce.
- J'ai notre affaire, m'écriai-je tout à coup. L'autre soir, au Patronage Saint-Roch, j'ai remarqué et applaudi ferme un jeune amateur qui jouera merveilleusement mon abbé Muller, si, toutefois, son directeur veut bien nous le prêter.
- Je vais vous donner un mot de recommandation pour lui, me dit le Frère Alton-Marie.
Et qui fut dit fut fait. Le jeune camarade nous fut "prêté" d'enthousiasme et nous commençâmes, tout de suite, les répétitions. Il était splendide, grand, large d'épaules, le nez spirituel, la voix d'un beau timbre claironnant, l'ensemble sympathique. Sachant se grimer, déjà, comme un vieux routier, il fut absolument ébouriffant à côté de moi qui jouais, de mon mieux, le rôle d'un sergent-major, son neveu, accusé de trahison.
Une scène surtout fut longuement applaudie.
Quand, l'espion découvert, les soldats veulent l'achever (car il est blessé) en disant à l'Aumônier qui le protège :
- On voit bien que vous n'êtes pas soldat, monsieur l'Abbé ; curé, vous raisonnez en curé...
Je crois le voir et l'entendre encore, redressé fièrement, le vieil officier de 70 reparaissant un instant chez le prêtre, pour leur crier en écartant sa pauvre soutane élimée :
- Pas soldat, clampins !... Et ce ruban-là, ce n'est donc pas le soldat qui l'a gagné ?
La salle frémissante l'acclama, sentant, confusément, que, sur ces humbles planches, un grand artiste venait de se révéler. Je ne le perdis jamais de vue et lorsque, un peu plus tard, je fis mon fameux Tro Breiz artistique avec nos bardes bretonnants (Jaffrenou Sagory, Le Berre, Le Denmat. Théodore Le Gall, Noël de Kérangué, etc.) à travers nos cinq départements bretons en interprétant la Voix du Lit-Clos, je le priai de se joindre à nous pour y jouer le rôle du Syndic des Gens de Mer. Ah ! quelle joyeuse tournée - ma première - fut celle-là ! Nous étions si jeunes, tous, si pleins d'enthousiasme, avec toutes nos illusions intactes encore !... Nous la fîmes durant les vacances (un peu supplémentées) que nous accordait, à moi, le P.L.M. et à mon jeune ami parisien le Crédit Lyonnais, où il étouffait littéralement de son côté.
- Je ne veux plus y retourner, me répétait-il sans cesse dans notre petite chaumière du Port-Blanc, où il nous récitait tous les rôles des répertoires anciens et modernes dont sa cervelle était déjà bourrée. J'ai le théâtre dans la peau. Tâche de me faire entrer n'importe où, pour balayer le "plateau" au besoin ; mais tout ou n'importe quoi, plutôt que le bureau !
Je le comprenais si bien que je lui conseillai de frapper à la porte du Théâtre Libre. Antoine lui fit jouer, d'abord, de petites "utilités", puis créer quelques rôles, un entre autres, dans les Émigrants où, matelot, il fredonnait ma chanson La Fanchette. Plus tard, il l'emmena avec lui à l'Odéon où il créa Le Chauffeur de Max Maurey et Ratmuntcho de Loti. Remarqué, dans cette pièce, par Jules Claretie, il fit, enfin, son entrée à la Comédie Française (son rêve si vite réalisé !) dont il est devenu un des piliers les plus robustes - soit dit sans jeu de mot - digne successeur de Got, émule de Féraudy... et vous ne me démentirez, certes pas, chers lecteurs, quand je vous aurai dit son nom : Léon Bernard. [*]
Je vais lui serrer la main, de temps en temps, quand je traverse Paris entre deux tournées. L'an dernier, je le vis, dans sa loge, à l'un des entractes de Prime-rose où il joue - et avec quel succès - le beau rôle du cardinal.
Et comme, alternant les anecdotes, nous échangions un tas de "Te souviens-tu ?" et de "Rappelle-toi...", il me dit tout à coup :
- Ah ! mon cher Théo ! Tu en as fait du chemin depuis !
- Mais oui, mon vieux : quasiment le tour du monde.
- Ce n'est pas cela que je veux dire...
- Je m'en doute... Mais, dis donc, toi-même...
- C'est vrai, s'exclama-t-il en riant, que je suis monté assez vite en grade aussi : quand tu m'as fait débuter, je n'étais qu'un bien pauvre curé ; maintenant, regarde : me voici cardinal !
Et, toujours dans la peau du bonhomme, je crois bien que, ce disant, il esquissa vers mon front comme une sorte de bénédiction.
Brave Bernard !
[*] D'une lettre en date du 20 mai 1925 nous extrayons ces lignes de M. Léon Bernard : "J'ai reçu un journal où on raconte comment nous nous sommes connus, c'est par Richard Chrestian qui t'avait, je crois, parlé de moi. Voila la seule variante que je vois à te signaler..."
Suite : Troisième partie, chapitre vingt six - L'ouverture du "Chien Noir"
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