CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Troisième partie

Chapitre vingt six

L'ouverture du "Chien Noir"


Au cours de la saison suivante, je fis la connaissance de deux compositeurs de musique, célèbres en deux genres très différents : Émile Spencer et Paul Delmet. Le premier faillit avoir sur moi la plus mauvaise influence en m'ancrant pour toujours dans le "caf-conc'" ; mais le second - fort inconsciemment d'ailleurs - m'en sauva et pour toujours.

Émile Spencer, bien que Belge d'origine, était, alors, le plus spirituel et le plus répandu des musiciens à succès dans les cafés-chantants parisiens. Auteur de J'avais mon pompon en r'venant de Suresnes, de la Saint-Boute-en-train et de deux ou trois autres scies à la mode, il devait - à l'instar de Christinéaujourd'hui - toucher des droits formidables (pour l'époque) à la Société Lyrique de la rue Chaptal. Doué d'une facilité vertigineuse, il ne visait qu'à cela du reste et ne s'en cachait nullement. Il avait installé, dans les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis, plusieurs "boîtes à répétitions", où des pianistes à gages serinaient à tour de bras, si j'ose dire, ses "chansons de lisière", comme il les appelait lui-même, à de petites "acteuses" ne connaissant pas une seule note de musique ; mais, grâce à ce procédé, le nom de Spencer figurait huit ou dix fois et plus chaque soir au programme de tous les bouis-bouis parisiens et provinciaux. Imaginez, d'après cela, le montant de ses trimestres !

Je lui avais envoyé, à tout hasard, une poésie patriotique : La Douleur du Drapeau qu'il me musiqua très gentiment, mais qui n'était pas dans sa note. Alors, il me fabriqua ce que l'on appelle des "monstres". Rajeunissant, en les tripatouillant un peu, les vieux "chansonniers", ou s'inspirant des fabliaux du Moyen Age, il composait quatre ou cinq couplets, à peine assonnancés, mais avec une bonne grosse blague finale, musiquait le premier couplet et me donnait le tout à remettre d'aplomb - sur pieds - et à rimailler à peu près correctement. L'éditeur lui payait quarante francs chacune de ces élucubrations ; il en gardait vingt pour sa musique, dix pour son sujet et me remettait le restant pour mon arrangement. A deux ou trois par semaine, c'était, presque, la fortune  !... Mais quelle "littérature" !... J'allais devenir et rester à jamais le type même de ce qu'en argot du métier on appelle un "parolier".

J'avais plus noble ambition et me risquai à envoyer des poésies à plusieurs compositeurs en vogue, à Paul Delmet entre autres, qui triomphait, alors, avec ses Petits pavés, ses Petits chagrins, son Petit navire et ses Stances à Manon.

Je n'allai pas les lui remettre moi-même au Chat Noir, n'ayant jamais osé pénétrer dans le fameux et redoutable cabaret, sur le seuil duquel se tenait, rigide, un formidable Suisse armé de sa hallebarde. Et puis le bock y coûtait, racontait-on, cinq francs, dix, même, les soirs de gala, et c'était un peu chérot pour un petit "rond-de-cuir" qui ne gagnait que quatre francs vingt-cinq par journée de travail.

J'adressai donc mes vers à Delmet, par la poste, tout simplement, et n'en espérais guère une réponse, quand, un matin, à ma grande surprise, m'arriva la lettre suivante :

"Cher Monsieur, vous m'avez envoyé, il y a quelques mois, deux gentils poèmes : Les Mamans et Quand nous serons vieux. Je les ai mis en musique et viens de les essayer au cours d'une tournée du Chat Noir. Gros succès ; et l'éditeur Quinzard désire les faire sortir au plus vite. Mais il me faut votre bon à tirer. Venez me l'apporter demain soir au nouveau cabaret artistique que nous allons fonder, mes camarades et moi. Renonçant à Salis et à sa pompe [Sa pompe à bière, sans doute, avec laquelle le gentilhomme cabaretier payait, dit-on, ses "auteurs"], nous emportons nos œuvres au Chien-Noir qui va ouvrir ses portes dans un des Salons du Nouveau-Cirque, rue Saint-Honoré. Venez m'y rejoindre vers neuf heures. J'y apporte, rai nos épreuves à corriger et pourrai les remettre tout de suite à l'employé de l'éditeur qui les y viendra chercher. Sur présentation de cette lettre, notre directeur, Victor Meusy, vous fera le meilleur accueil. Recevez, etc."

A neuf heures précises j'arrivai au Chien-Noir. La vaste et élégante salle en était déjà pleine d'un vibrant public de répétition générale, c'est-à-dire presque exclusivement sur invitations gratuites. Je montrai ma lettre à Victor Meusy qui me dit :

- Ah ! c'est vous qui êtes l'auteur de ces deux nouveautés ? Delmet en tire, en effet, un gros succès en ce moment. Mes félicitations : vous savez tourner le couplet et la pointe y est !

J'ai su, depuis, que cette appréciation qui, alors, ne me disait pas grand-chose, était un fameux compliment venant d'un maître-chansonnier. Que d'excellents poètes ne seront jamais chansonniers parce qu'ils ignorent l'art instinctif de "tourner le couplet" et d'amener "la pointe finale". Oui, l'art "instinctif", je dis bien et j'y insiste : parodiant Brillat-Savarin, j'oserais même affirmer que l'on peut "devenir" un bon poète, mais qu'il faut "naître" chansonnier.

Meusy ajouta :

- Asseyez-vous dans ce coin, près de l'escalier, et faites comme sœur Anne et moi-même, attendez, attendons ! Je suis seul, tout seul ; chacun des camarades compte, évidemment, sur ses copains pour les premiers "tours" et vous verrez qu'ils arriveront tous en bloc... à dix heures !

Et, se tournant vers un jeune homme élégant et distant qui fumait une cigarette, accoudé à la table du bar :

- Archambault, mon ami, jouez-leur donc une ouverture vous voyez bien qu'ils s'impatientent.

- Une ouverture ! s'écria le pianiste ; mais je leur en ai déjà joué quatre ; si j'insiste, ils vont m'emboîter !

Les cannes, en effet, martelaient le parquet en cadence sur le rythme des "lampions".

- C'est bon ; j'y vais !... dit courageusement Victor Meusy. Et il chanta ses Halles délicieuses qui l'on fait comparer à Désaugiers :

?mes virginales,
Étant matinales,
Vous pourrez aux Halles
Régaler vos yeux :

C'est à l'heure brève
Où la nuit s'achève,
Dès que le jour crève
Son manteau brumeux,
etc.

Bissé, il fredonna son Bois de Boulogne et, pendant qu'on l'applaudissait, vint à moi, anxieux : "Personne encore ? - Non", retourna sur le tremplin, entonna les Choux :

Que je voudrais connaître
Le chou qui m'a vu naître
Je l'aurais tant aimé,
Mon joli chou pommé !

et son délicieux Fromage au refrain si lyriquement onctueux :

Fromage ! Poésie,
Bouquet de nos repas,
Que sentirait la vie,
Si l'on ne t'avait pas  ...

Puis, Archambault risqua une cinquième ouverture ; mais, comme Meusy remontait une fois encore en scène, pour excuser le retard des camarades, ce fut, vers lui, une bordée de lazzis pas méchants, mais un tantinet humiliants : "Ils vous lâchent, mon pauvre Meusy !... Ils sont retournés au Chat Noir... Salis aura augmenté leurs appointements", criaient les uns. "Mais il ne les payait pas !" rétorquaient les autres... "Raison de plus pour les doubler !", etc.

Meusy n'insista pas ; son dos s'arrondit plus encore que de nature. En désespoir de cause, se précipitant vers moi :

- Eh ! mais, puisque vous êtes chansonnier, dites-nous quelque chose !...

- Moi  ... Jamais de la vie, par exemple !

- Des vers, de la prose, n'importe quoi ! Mais aidez-moi à gagner du temps, je vous en prie.

Et, rebondissant à côté du piano, il annonça d'autorité, dominant le tumulte :

- Nobles Seigneurs et gentes Dames, une surprise était réservée pour la fin du programme que je me décide à vous offrir dès maintenant : vous allez entendre un chansonnier de grand talent et de bel avenir que nul encore n'ouït en la capitale. Son nom... Heu !... Je vous le dirai plus tard : je me contente de vous annoncer "le chansonnier inconnu dans ses œuvres !"

Puis, sans me laisser le temps de dire : ouf, il m'empoigna par le bras, m'installa à sa place, à côté du pianiste, qui me murmurait dans le dos :

- Avez-vous vos partitions ?

- Moi... non...

- Ça ne fait rien. Dans quel ton chantez-vous ?

- Mais je l'ignore...

- Bon ! Partez toujours : je vous suivrai de mon mieux : rendez-vous aux points d'orgue !

Et j'entonnai, à tout hasard et grelottant d'émotion, ma Ronde des Châtaignes que j'avais composée au régiment et que nous fredonnions en revenant de marches. A mon grand étonnement, on m'applaudit... avec les cannes particulièrement. Une voix même cria, presque impérative : "Une autre !" comme j'allais fuir. Je me retournai du côté de l'admirateur inespéré : c'était Meusy qui m'encourageait à "remettre ça", et du geste et de la voix. Je récitai alors ma poésie Le Pauvre Blaise :

Ne grondez pas le pauvre Blaise !
Le malheureux veut oublier.

Je chantais d'intuition, à cette époque, mais j'avais appris à réciter, vous le savez, et je dis mes humbles vers avec émotion et simplicité ; aussi, les applaudissements crépitèrent-ils après la dernière strophe, tandis qu'une voix, dans le coin opposé de la salle, criait de nouveau "Bis ! Bis !". Je me retournai. C'était toujours Meusy qui avait changé de place pour ne pas se trahir et qui me faisait comprendre que nul renfort ne lui était encore arrivé ; et j'entonnai, accompagné à ravir bien qu'à l'improvisade par Archambault, une petite berceuse bretonne :

Ne grandis pas trop vite.
Fais dodo, mon p'tit gâs...

A peine l'avais-je terminée, au moment précis où l'on allait peut-être l'applaudir elle aussi, Meusy hurla, triomphalement : "La parole passe au camarade Jacques Ferny, dans ses œuvres !" Une acclamation formidable salua l'arrivant, et la séance, dès lors, ne fut plus qu'une série ininterrompue d'ovations.

Ferny, le maître incontesté de la chanson politico-satirique depuis la mort de Mac-Nab, chanta, ce soir-là, en plus de son légendaire :

Gardien de la Consti -
- Tution gouvernementale...

le discours d'un sous-préfet au concours des animaux gras :

Et dzim la boum et zim-la,
Vive la République !

les Marins russes d'actualité brûlante, la Statue, ce chef-d'œuvre d'humour pince sans-rire :

Qu'a-t-il donc fait pour conquérir la gloire ?
Ne cherchons pas, car ce serait en vain...
Mais, célébrons, célébrons sa mémoire
C'était, Messieurs, un... vieux Républicain !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rappelez-vous ses discours à la Chambre
Où, par amour pour vous, il a siégé,
Comme il flétrit souvent le Deux-Décembre
Et comme un jour Louis Quinz' fut arrangé.
Discutait-on la taxe sur la bière,
L'impôt foncier, les crédits du Tonkin ?
Il... déplorait la mort de Robespierre...
On disait : "Ah ! quel... vieux Républicain !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais ici-bas, tout tend à disparaître ;
Il se fait rar' le vieux Républicain ;
Nous n'pourrons plus l'faire émarger peut-être,
Ni l'décorer un jour, hélas ! prochain.
Nous n'aurons plus à conserver ses charmes
Dans les contours du marbre ou de l'airain...
Heureusement que, pour sécher nos larmes,
Nous aurons l'fils du vieux Républicain !

Delmet lui succéda, qui fit entendre nos deux chansons, en plus de Tourne mon moulin, de Charme d'amour, des Stances à Manon et du Vieux Mendiant. Quelle voix admirable que la sienne et quelle diction ! On l'eût écouté sans lassitude, une nuit entière, tant semblait lui-même fredonner sans fatigue, chanter comme on respire.

Puis, Vincent Hyspa monta sur le tréteau... et ce fut du délire. Il commençait habituellement son "tour de chant" par une parodie de la dernière chanson interprétée par Delmet. Ces petites fantaisies sans prétention étaient désopilantes et il est dommage qu'il ne les ait pas réunies en volume comme il le projetait alors, sous le titre suggestif : "Les Parodies perdues".

Delmet, ce soir-là, avait donc chanté son Vieux Mendiant. Hyspa, tenant en main un minuscule petit papier, parodie, déjà, des grandes partitions que feuilletait, toujours, son camarade pour se donner une contenance, annonça lugubrement le Vieux Mendigot.

Dans sa romance sentimentale, Delmet décrivait le Bonheur, la Richesse, l'Amour qu'il avait mis, confiant, entre les mains cruelles de sa Margot et s'écriait :

Ah ! mon Bonheur, qu'en as-tu fait,
Qu'en as-tu fait, Margot la Brune ?
...Brisé..., saccagé... c'est parfait !
Et chantons au Clair de la Lune !

Et Hyspa, lui, de soupirer :

J'avais un beau chapeau melon
Qui venait tout droit d'Angleterre.
Un beau chapeau marron, tout rond :
Tout ce qu'on fait de mieux, ma chère !...
Ah ! mon chapeau ! qu'en as-tu fait,
Qu'en as-tu fait, Margot la Brune ?
... Un accordéon !... C'est parfait
Et chantons au Clair de la Lune !

Et Delmet avait dit aussi :

J'avais une belle maison
Que m'avait légué, mon grand'père...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ah ! tout mon bien, qu'en as-tu fait,
Qu'en as-tu fait, Margot la Brune ?
...Mangé, dévoré !... C'est parfait, etc.

Et Hyspa, impassible, nous contait qu'il avait, lui, un beau chalet de nécessité que lui avait légué sa grand-mère :

Ah ! mon chalet ! qu'en as-tu fait,
Qu'en as-tu fait, Margot la Brune ?
...Mangé, dévoré !... c'est parfait,
Et chantons au Clair de la Lune !

Et il fallait voir Hyspa lançant la petite note ténorisante du "c'est parfait !" Il la susurrait de tête, levant, doucement, son œil amusé, pour la regarder monter, monter et se perdre au plafond ; nulle charge ; une indication à peine : un rien, mais qu'il fallait trouver. Le génie est fait de ces petites trouvailles.

Le futur auteur de la Tenue réséda, du Déraillement du Rapide de Marseille, de la Conférence interalliée et de cent autres petites merveilles d'esprit, triomphait, alors, dans la Visite impériale :

L'impératrice, l'emp'reur, la grand' Dussèche
Nicolas, Alexandre,
Et la p'tite Olga,
Leur chien Lofki et leur nourrice sèche
Sont venus ici :
J'sais pas pourquoi, puis ils sont repartis.
Quand débarqua la famille impériale,
Félix Faure, sur le Port
Dieu, qu'cet homme est fort !
Tout en aidant à descendre les malles
Sut trouver ce cri
Vraiment nouveau de : Vive la Russie, etc.

Qui n'a pas entendu Hyspa dire, lui-même, ses œuvres les ignorera toujours, bien que s'imaginant les connaître. Quelle allure !... Ses yeux de "souris japonaise", à demi fermés malicieusement, sa petite barbiche amusante, ses vêtements toujours un peu trop larges, sa bonhomie inénarrable et son accent savoureux qui tient du "provençal" et du "bruxellois", tout concourt à faire de lui un type unique en son genre et désormais immortel.

D'autres chansonniers ou poètes (Marcel Lefèvre, Jules Jouy, Armand Masson) affrontèrent encore, ce soir-là, le public pendant que je corrigeais les épreuves de mes chansons ; et, comme j'allais me retirer discrètement, Meusy me dit :

- Vous m'avez sauvé la mise et je vous en remercie. Voici ma carte pour le contrôle. Si le cœur vous en dit, revenez nous voir, certain d'être toujours bien accueilli.

Si je devais revenir au Chien-Noir !... C'est-à-dire que, désormais, je n'en allais plus bouger ! Car j'avais goûté à cette joie ineffable d'être le "Chansonnier dans ses œuvres" ; défendre soi-même ses enfants, pousser soi-même son cri (maladroit, intempestif peut-être, mais sincère), quelle ivresse c'était  !... Quel apostolat ce pouvait être !

Ah ! oui, "le parolier" était bien mort en moi : le "chansonnier" venait de naître.


Suite : Troisième partie, chapitre vingt sept - La "Paimpolaise"

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