CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Quatrième partie

Chapitre trente cinq

La "Fleur de Lys"


Un jour - c'était en 1897 - l'un des garçons de bureau de la Cie P. L. M. où j'étais toujours employé, m'apporta la carte d'un visiteur qui me demandait "dans la galerie". Cette carte était ainsi libellée : Vicomte Gustave de Kerguézec, avocat, 5, rue Séguier, Paris.

J'avais fait sa connaissance à Tréguier, deux ans auparavant, dans le salon de mes bons amis Guézennec dont je vous ai déjà parlé.

Très élégant, un peu distant, le visage haut en couleur, avec des yeux scrutateurs un peu gênants, parfois, en leur insistance appuyée, tel il m'était apparu en Bretagne, tel je le retrouvai à Paris m'attendant, modestement assis sur un des bancs du vestibule où je m'excusai d'être obligé de le recevoir, nul étranger ne pouvant pénétrer dans l'intérieur des services.

Nous parlâmes pendant quelques instants de Tréguier, du Port-Blanc, d'amis communs et, aussi, des cabarets artistiques où il était venu m'entendre. Puis, brusquement, il me demanda :

- Pourquoi ne faites-vous pas des chansons royalistes ?

- Pourquoi en ferais-je ? répondis-je. Artiste, uniquement artiste, je n'ai et ne veux avoir aucune opinion politique et je ne vois pas trop pourquoi je chanterais plutôt Philippe VII que M. Carnot ou que le Prince Victor Napoléon. Notre Bretagne, Dieu, la Famille, la Liberté, tout cela est si doux à chanter ! Pourquoi voulez-vous que je convertisse ma Muse rustique en virago de réunion publique ?

- Oh ! entendez-moi bien, protesta-t-il. Je ne vous demande pas de chanter un homme, cet homme fût-il un Prétendant de la valeur de notre Prince ; mais il me semble qu'à votre place j'aimerais chanter, incidemment, la Monarchie traditionnelle. La chanter, n'est-ce pas exalter la France qui est son œuvre ?

- Mais, ma note à moi, vous le savez, est purement bretonne.

- N'en changez pas... et chantez par exemple, et uniquement, la Chouannerie de Bretagne et de Vendée. Il y a là une veine intéressante à exploiter, ne vous semble-t-il pas ?

- C'est vrai, dis-je, après un instant de rêverie. Cette "Guerre de Géants" n'a pas encore été mise en chansons. Et, cependant, Jean Cottereau, La Rochejacquelein, Cathelineau, Charette, Cadoudal, quels hommes !

- Parbleu ! Je savais bien que cette idée vous séduirait ! A l'œuvre donc et, dès que vous aurez composé trois ou quatre chansons, faites-moi signe. Je parlerai de vous, d'ici là, à mes amis de la "Jeunesse royaliste" et de la "Poule-au-Pot" où l'on fera fête à vos couplets. Et, en inscrivant ces œuvres nouvelles à vos programmes, vous pourrez ainsi créer (sans faire, vous, aucune politique personnelle) un mouvement d'opinion aussi utile à notre Cause que l'Épopée de Caran d'Ache et la Légende de l'Aigle de d'Esparbès le furent à celle des Bonapartistes. A bientôt !

- A bientôt !

Huit jours plus tard, j'avais composé Jean Cottereau, le Mouchoir de Cholet et Debout, les Gâs.

Elles sont parfaites, me dit M. de Kerguézec, à qui, selon ma promesse, je les communiquai. Je vais vous faire inviter, le mois prochain, au banquet de la Saint Philippe, et vous les y interpréterez au dessert.

Il tint parole et j'assistai pour la première et unique fois de ma vie, aux dites agapes de Saint Mandé, assis entre lui et le fils du colonel de Léglise.

Mon succès dans ce milieu si nouveau pour moi, milieu courtois, délicat, vibrant, enthousiaste, fut très grand et je dus bientôt prêter mon concours à toutes les fêtes artistiques organisées, de ci, de là, par le vicomte de Charnacé, le baron de Vaux, Me Godefroy et Raoul de Fréchencourt qui en étaient les protagonistes les plus ardents.

La fougueuse Action Française, où je n'ai jamais "sévi", n'avait pas, alors, commencé encore ses courageuses campagnes patriotiques ; l'organe, bien inoffensif du Parti, était la vénérable Gazette de France qui inséra mes premiers refrains vendéens.

Un jour, sur le conseil de mon éditeur, j'allai prier Steinlen de composer pour la couverture de Debout, les Gâs ! un dessin représentant une troupe chouanne en marche.

- Impossible, me dit-il. Il est question de me donner la Légion d'Honneur et ça pourrait me nuire. Mais, ajouta-t-il candidement, - adressez-vous donc à Willette.

Je me le tins pour dit et ce fut encore le brave Eugène Vincent qui illustra tout le volume - la plaquette plutôt - qui parut, un an plus tard, sous le titre générique Les Chansons de la Fleur-de-Lys.

Le Mouchoir de Cholet, où j'évoque la figure de Charette, me valut l'amitié - dont je m'honore grandement - de son petit-neveu le général baron Athanase de Charette, le héros de Mentana, de Castelfidardo et de Loigny, héros de légende, capitaine d'aventures, "venu trop tard en un siècle trop vieux". A Paris, à la Basse-Motte des bords de la Rance et à Cannes où il passait l'hiver, il organisa nombre de réunions où il convoquait ses illustres compagnons d'armes d'Italie et de France, ceux qu'il appelait tendrement "mes Zouaves", comme il me dénommait, moi-même "son" barde, car le vieux général, à l'enthousiasme facilement despotique, était un irrésistible accapareur.

Et je fus désormais catalogué !

Grâce au Vicomte de Kerguézec - qui, depuis... - et au général de Charette, j'étais devenu le chantre des "Chouans", chouan farouche (?) moi-même par conséquent.

Et cette légende me suivra sans doute jusque dans la tombe, bien que j'ai été, au cours de ma vie, le plus indépendant, le plus désintéressé des hommes, mettant toute ma fierté à n'être inféodé à aucun parti, afin de toujours planer, comme l'alouette tirelirante, bien haut, bien haut, et, avec ivresse, au-dessus de toutes les mêlées... politiques !

A cette légende qui ne manque pas d'allure, du reste, et qui n'a rien de déshonorant, j'ai fini par m'accoutumer, en souriant, et n'ai rien fait pour l'accréditer, mais non plus rien pour la détruire. A quoi bon  ... On en aurait forgé une autre sur mon compte ; car, toute personnalité en vogue - même si la vogue est mince comme est la mienne - doit fatalement, paraît-il, en avoir une aux yeux du public. Voyez plutôt de Max, et Mayol, et Maurice Rostand. Grand merci. J'aime mieux la mienne !

Et voilà l'histoire de mes "Fleurs-de-Lys".

D'aucuns me reprocheront peut-être d'avoir mis en cause, à propos d'elles, M. de Kerguézec. Pourquoi ? Parce qu'il a changé d'opinions ? "L'homme absurde est celui qui ne change jamais", dit le proverbe et je ne vois pas en quoi cette évocation véridique d'un fait de notre lointaine jeunesse le mettrait en plus mauvaise posture que moi-même. J'étais bien aussi l'ami, à la même époque, d'un autre personnage devenu, depuis, bien plus illustre, bien plus considérable - et bien plus avancé encore vers l'extrême gauche - que notre compatriote trégorrois  : pourquoi, de cette vieille amitié-là, rougirais-je également et pourquoi en rougirait-il lui-même ?

Celui-là, dont je vous dirai le nom tout à l'heure, était le camarade d'études, le commensal de plusieurs bons Bretons demeurés mes amis très chers : le poète Charles Bernard, Urvoy de Closmadeuc et Henry Chupin, le maître verrier.

Charles Bernard, l'auteur d'un exquis volume L'Amour en rêve, était, lui surtout, l'inséparable de l'étudiant en question, charmant petit jeune homme, élégant et spirituel, pour lequel je m'étais pris moi-même d'une vive affection. Je les vois encore tous deux, en notre petit logement de la rue Joubert, au coin de la rue de Provence, dégustant, démocratiquement, un verre de cidre pur jus, arrivé tout droit de Bretagne, ou écoutant, une autre fois, la lecture de la Chanson du Réveil :

Éveillez-vous, mon blond mignon,
Dans votre petit nid de mousse :
Le soleil de son chaud rayon
Vient caresser votre frimousse.

que je venais de composer pour Paul Delmet.

Après plus d'un quart de siècle, dès que je fredonne cette romance ou qu'on la chante à mes côtés, soudain surgissent devant mes yeux les visages de mes deux premiers auditeurs : celui, monoclé à la Régnier et précocement chauve, de Charles Bernard et celui, imberbe et long chevelu, de... Paul-Boncour que je n'ai jamais plus contemplé, depuis lors, qu'en photographie, sur tous les "illustrés" du monde.

Oui, la vie a de ces surprises, qui, au fond, la rendent intéressante. Mais comment, en vieillissant, ne deviendrait-on pas philosophe ?


Suite : Quatrième partie, chapitre trente six - A la Haute-Cour (Le Serment)

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