CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Première partie

Chapitre treize

"Aide-toi..."


Lorsque notre petite smalah émigra, de la rue de Miromesnil 42, au 42 de la rue du Rocher, je retrouvai, là, quelques-uns de mes jeunes et sympathiques ennemis de la "Mut'". Ils logeaient pour la plupart, dans une Cité populacière, nommée Impasse Dany, qui n'était séparée que par un petit muret du sombre et humide rez-de-chaussée, où nous gîtions nous-mêmes.

Le matin, avant de partir à l'école, ou, le soir, en rentrant de classe, je faisais toutes les commissions du ménage et je pourrais encore vous détailler, sans commettre une omission, tous les magasins qui ornaient notre rue entre le pont et le carrefour de Vienne. Avant d'arriver à ce dernier, on passait devant une grande épicerie dans l'étalage extérieur de laquelle les pruneaux, que ne recouvrait aucun filet protecteur, excitaient fort nos convoitises. Parvenus là, souvent, l'un de nous, ayant sous le bras son carton à dessin dont il laissait déborder tout exprès la grande règle plate, était interpellé de loin par un complice, au moment précis où il passait devant les fruits secs. A cet appel, il se retournait brusquement, de façon à rafler et à lancer sur le trottoir, avec sa règle, une douzaine de pruneaux. Après quoi, il passait gravement son chemin, sans se baisser. Les copains arrivaient à leur tour et recueillaient les "égarés" que l'on se partageait, vingt mètres plus loin, le coin de la rue de la Bienfaisance tourné. En a-t-on du vice, tout de même, quand on est jeune !

Tenez, moi qui vous parle en toute franchise, j'eus, un jour, l'envie folle de posséder un carnet de "décalcomanie" ; vous savez bien, ces affreux petits dessins violemment colorés que l'on s'imprime sur les mains après les avoir, d'abord, léchés très longuement  ... Il me fallait deux sous pour cette belle acquisition et je ne les possédais pas. Et je desséchais de dépit quand ma mère m'envoya quérir - pour le pousse-café de ses ouvrières - cinquante centimes d'anisette. On devait, pour ce prix, m'emplir exactement un carafon qui servait de mesure. Et j'eus l'astuce de n'en réclamer, ce jour-là, que pour huit sous et - avant de rentrer - de faire le plein à la pompe même de notre cour. Mais il arriva ce prodigieux désastre que l'eau rendit opaque la belle liqueur tout à l'heure si claire et que ma mère, furieuse, bondit chez le bistrot en lui criant :

- Que venez-vous donc de m'envoyer là, monsieur Rigal ?

- Je vous ai envoyé huit sous d'anisette, madame Botrel.

- Dix sous que j'avais dit...

- Tout s'explique : aux huit sous de fine anisette du père Rigal, votre gosse a dû ajouter deux sous d'anisette de grenouille...

Je dus avouer. Que pris-je, alors, que pris-je  ... De quoi me dégoûter pour toujours des "décalques" !...

Une autre fois, comme je revenais de chez le "bougnat d'en face" avec un grand seau rempli de coke et de houille, que je portais à deux mains ainsi que la petite Cosette des "Misérables", une bande de la "Mut'" surgit de l'impasse Dany en me criant : "Mut' ou Cor' ?".

- Cor ! répondis-je fièrement [Les petits Parisiens ignorent heureusement le breton...].

Et, aussitôt, les cailloux, les morceaux de bois, les trognons de choux se mirent à pleuvoir sur moi. Je ripostai de mon mieux, comme bien vous pensez : mais, du temps que je courais après leurs projectiles pour les leur renvoyer, les petits Parigots, lestes et débrouillards, en trouvaient quantité d'autres, dont ils me bombardaient sans pitié ni répit. J'allais donc être obligé de battre honteusement en retraite, quand mes yeux tombèrent sur le seau de charbon abandonné par moi, au milieu de la rue, qui, très abrupte, comme son nom l'indique, n'est guère fréquentée par les véhicules. Des munitions  ... Mais, en voilà !... Je n'y pus résister. Et vli ! et vlan ! le gros coke et la houille, lancés par des mains expertes de paysan habitué à descendre les fruits et à pourchasser les petits animaux à coups de pierres, se mirent à voltiger, rapides, à travers l'espace.

De mes sept ou huit assaillants, quatre ou cinq s'étaient déjà réfugiés, en pleurnichant, dans leur sombre ghetto, et je me disposais à pousser, à mon tour, le "Montjoie !" du triomphe sous les yeux approbateurs - parbleu ! - de la charbonnière qui me contemplait du seuil de la boutique, lorsque deux soufflets retentissants cinglèrent mes joues enfiévrées d'orgueil.

- Mon charbon ! Mon charbon !

C'était maman, encore ma pauvre chère maman, que son apprentie, rentrant de course, s'était empressée - la sale "rapporteuse" - de prévenir en toute hâte.

Et je dus, le front bas, moi le vainqueur, reprendre mon seau, vide d'un tiers au moins, et rentrer piteusement au logis, cependant que, réorganisés, les vaincus de tout à l'heure ramassaient, de-ci, de-là, dans les ruisseaux, mes projectiles encore utilisables, pour les apporter à leurs mères. De bons enfants, n'est-ce pas ? Tandis que moi !...

Au lendemain de semblables équipées, une sorte de nostalgie révoltée me reprenait ; et, alors, assoiffé de liberté, désireux de revoir de l'eau, des arbres, de l'herbe, je faisais l'école buissonnière et allais rôdailler, de longues heures... au Parc Monceau : de ses avenues trop bien léchées, je passais dans sa petite grotte sombre, autour de son bassin minuscule en lequel se mirait sa colonnade en ruine. J'eusse bien voulu pousser jusqu'au Bois de Boulogne. Mais c'était trop loin ; et j'étais, tout de même, assez consciencieux pour mener, deux fois le jour, jusqu'à la porte de l'école et reprendre à sa sortie mon jeune frère Ernest, que je ne voulais pas entraîner dans mon crime.

Après de semblables aveux, vous ne serez donc pas surpris, chers lecteurs, quand j'ajouterai que je ne fus jamais un très brillant élève, quoi qu'en ait prétendu, depuis, le Frère Alton Marie.

Et le "Jour des Prix" arrivé, ma pauvre maman n'eut jamais l'orgueil de me voir descendre l'estrade officielle, les bras chargés de beaux volumes dorés sur tranche et la couronne d'or au front. Hélas ! non !... Mes prix, à moi, étaient de modestes petits bouquins noirs, portant sur leur plat les armes de la Ville de Paris et intitulés : La Morale en action, les Enfances célèbres, les Héros en soutane. Je les ai conservés : tous, sans exception, sont décernés "à l'élève Botrel qui a obtenu le premier prix de lecture, le premier prix de récitation, le premier prix de narration ou de rédaction". Mais pas un prix d'exactitude, d'algèbre, de géométrie ou de mathématiques, comme en rapportaient mes camarades Léon Vincent, Constant, Louis Tircot et Mion qui, sous mes yeux admiratifs et jamais envieux, il faut le reconnaître, descendaient, chaque année, de l'estrade, trébuchant sous le double poids de leur gloire et de leurs trophées, pour être couronnés, une fois de plus, dans la salle, par leurs mères éperdues d'émotion et d'orgueil.

Ma pauvre maman à moi en éprouvait bien quelque aigreur. Elle me disait en rentrant : "Pas possible ! Il y a des injustices ! Je les connais, moi, tes petits camarades ; je leur ai parlé souvent : pas un de ces quatre-là n'est plus malin que toi ; pas un... sauf Mion, peut-être. Oui, celui-là fera son chemin, tu verras ; il occupera, un jour, une haute situation. Toi aussi, tu pourrais devenir quelque chose, mais on n'est pas des gens protégés, nous autres ; et, sans protection, vois-tu, il n'y a rien à espérer dans la vie !"

Pauvre mère ! Comme elle se trompait sur le compte de mes petits condisciples dont les trois premiers, tout au moins, furent vraiment des "as". Constant, boursier, devint une des gloires des Francs-Bourgeois ; Tircot, une sorte d'Inaudi phénoménal, avait devant lui le plus brillant avenir quand la phtisie le faucha brutalement, en pleine jeunesse ; Léon Vincent, lui, devint - et est encore un financier de toute première force ; le seul ami, du reste, que j'aie dans la Finance !

Quant à Mion, je le perdis de vue durant de longues années. Mais, un jour que je passais avenue de Wagram, un "Ohé ! Botrel !" retentissant et qui semblait descendre des nues me fit lever le nez... et j'aperçus le brave garçon, vêtu de blanc comme un Pierrot, qui, juché tout là-haut, là-haut, sur une toute petite planchette suspendue à une longue corde, "ravalait" une façade. Le fort en thème était devenu - est peut-être encore - peintre en bâtiment !... Ainsi que ma mère lui avait prédit, il occupait une haute situation.

Une fois cependant - une seule - je donnai à maman un petit frisson de fierté. J'avais récité, au cours de la Distribution, une poésie dramatique : "La Colère d'un franc-tireur" (de Catulle Mendès, si je ne m'abuse) et qui se terminait par ces vers :

...Ah ! major, coupe, taille, ampute, sois brutal,
Mais sois prompt !... Le canon résonne et la Victoire
Qui redevient française et nous rend notre gloire,
Des Prussiens culbutés va faire un tel abus
feue, si je tarde encore, il n'en restera plus !

J'avais été applaudi très fort et unanimement, même et surtout par les auditeurs des tout derniers rangs qui me disaient à la sortie : "A la bonne heure ! toi, au moins, on t'entend !" Ma voix de "taureau", vous voyez toujours ! ... Enfin ! un vrai succès, et qui me valut l'insigne faveur, mon tour arrivé, d'être couronné (premier prix de lecture, premier prix de récitation : voir plus haut), d'être couronné, dis-je par Monsieur le Président en personne... Ces cérémonies étaient tour à tour présidées par les députés du huitième arrondissement : Raoul Duval, E. Hervé, Binder, etc. Mais, cette année-là, c'est Monsieur le
Maire qui opérait lui-même, un bon gros papa au spirituel visage qui vous souriait entre deux côtelettes poivre et sel. Il se nommait bucoliquement Beurdeley.

Se souvenant qu'il m'avait vu une heure auparavant sur le tremplin, il me prit entre ses jambes et me dit à voix basse, pendant que la cérémonie autour de nous suivait son cours, que j'avais "récité avec beaucoup de sentiment le "Chêne et le Roseau" (il confondait avec un autre, mais ça ne fait rien). Puis, il ouvrit le bouquin pour y lire mon palmarès et tiqua, de suite, sur le titre : "Oh ! qu'il est joli et éloquent : Aide-toi, le Ciel t'aidera. Et quel bon conseil il donne ! Retiens-le, médite-le, mon petit Théophile (il voulait dire Théodore, mais n'importe !). Oh ! je crois bien que tu ne liras pas entièrement l'ouvrage, qui me paraît un peu grave, mais n'en oublie jamais le titre, car il est essentiel et se suffit à lui-même. Aide-toi dans la vie, de toutes tes forces, avec toute ta bonne volonté, et sois assuré que, toujours, le Ciel, touché de tes efforts, viendra à ton secours et t'aidera de sa toute-puissance !" Puis, ayant dit, il m'embrassa, me posa tout de guingois une couronne de papier vert sur le crâne et je pus regagner ma place.

Or, avant de m'y asseoir, j'aperçus ma mère qui, de loin, me souriait avec fierté, cette fois-ci, et qui hochait la tête en ayant l'air de me dire : "Mâtiche ! J'espère qu'il t'en a dit long, Monsieur le Président : bien plus long qu'aux autres, sûr !" Où l'orgueil d'une maman va-t-il se nicher !...

Il n'avait donc pas eu tort d'y aller de son gentil laïus, le bon M. Beurdeley ; d'abord, parce qu'il fit plaisir à ma mère et, ensuite, parce que, jamais, moi, je n'oubliai ses conseils ni ceux de son petit livre.

Ah ! oui, je puis me rendre, ici, cette justice que je me suis "aidé" vaillamment et de mon mieux, toujours, mais témoigner aussi que le Ciel, en retour, ne m'a jamais refusé son aide précieuse, tout au long, au long de ma vie !


Suite : Deuxième partie, chapitre quatorze - Sur le trimard

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