Théodore Botrel
Troisième partie
Chapitre trente deux
Les "Chansons de chez nous"
Est-il besoin de dire que c'est avec la plus grande impatience que nous attendîmes la venue des beaux jours pour rallier le joli Port-Blanc ?
Ce n'est plus à Ker-Bruc que, l'été enfin venu, nous logeâmes, cette fois, mais dans une des petites maisons que venait d'acquérir, face au large, Le Braz.
L'aubergiste Le Roux, faisant construire, sur ces entrefaites, une petite villa au bas du rocher de la "Sentinelle", en bons Prévoyants de "l'Avenir", nous la louâmes, d'avance, pour les vacances futures. Et c'est dans ces deux beaux logis, où nous lui donnions l'hospitalité, qu'Eugène Vincent, le bon Breton de Landévennec et mon ami de jeunesse, fit toutes les illustrations de mes Chansons de chez nous. Anatole Le Braz, qui en suivit l'éclosion au jour le jour, l'a dit dans sa préface. Tout Port-Blanc y revit : le vieux puits de l'entrée de la "Sentinelle" avec sa "guette" ; le petit port où godille Jobic et où sont échouées les barques des Bitous, des Le Gars et des Cloarec ; la "batterie des Voleurs" où rêvent, pipe au bec, nos bons amis les douaniers Thos et Quéréel ; la chapelle millénaire et son calvaire réparé, hélas ! et rajeuni par Hernot ; tous les "creac'hs" et toutes les îles ; et même la maison de Le Braz où, en tête de Dors, mon gâs, le tout petit Robert - l'une des premières victimes de la grande guerre - et qui venait de naître est bercé par "Magué" qui risque, elle, ses premiers pas. Le marin de la "Fanchette et des Châtaignes, C'est Vincent en personne ; les trois Messieurs qui, plus loin, regardent les Gouriec revenir de la pêche, leurs engins sur l'épaule, sont Le Braz, Verchin et Gélard ; le morûtier de Mon gâs d'Islande, c'est moi-même, suroît en tête ; l'eau glauque où flotte la Vilaine agonisante, c'est celle de l'étang du Bois Le Pape ; la bonne femme en prière du Vœu à Saint-Yves et le Tailleur de granit sont la mère Toulouzan et son homme; la Paimpolaise, enfin, dressée sur son rocher, la main droite en auvent sur ses yeux inquiets, c'est la jolie Anne-Marie Poulneau qui en garda, depuis lors, le surnom. Oui, tout le Port-Blanc d'alors, vous dis-je, y est enclos et c'est pourquoi (bien plus que pour mes œuvrettes) le bouquin nous est très cher à cause de ses "fines images" [Anatole Le Braz.]
Quant à la couverture, elle fut peinte, elle, par Vincent, à Douarnenez ; et c'est le petit village marin de Tréboul qui encadre le vieux "brezonnek" si fièrement campé dans le soleil couchant.
Le volume parut en 1898 et fut, tout de suite, très bien accueilli. Adolphe Brisson lui consacra une de ses chroniques des Annales et André Theuriet un long passage de sa critique littéraire du Journal. Charles Fuster le "conférencia" à l'Athénée Saint-Germain (devenu, depuis, le Théâtre du Vieux Colombier) et à la salle Rudy ; Charles Le Goffic aussi, un peu partout, avec notre concours et celui du bon Charles de Sivry et de sa petite Claudie : illustrant l'alerte et émouvante causerie de l'auteur d'Amour breton, nous y chantions, alternativement, les vieilles chansons bretonnes recueillies par Bourgault-Ducoudray et les miennes.
De son côté, Mayol - qui débutait alors - lançait à tous les échos de Paris et de Toulon - dont il est originaire - la Paimpolaise, la Fanchette, les Châtaignes, Grand-maman Fanchon, la lettre du Gabier, le Petit Grégoire, etc. Et cela ne nuisit pas, comme bien vous le pensez, à la vente du petit livre dont plusieurs éditions s'enlevèrent en quelques semaines...
Sur ces entrefaites, eurent lieu, en Bretagne, à Morlaix, deux grandes manifestations : l'inauguration du monument élevé à la mémoire de Cornic-Duchêne, le fier marin, et la résurrection du Théâtre Populaire breton, à Ploujean, dont le futur député Cloarec était alors le maire et où, maintenant, habite le Maréchal - j'allais écrire : le Connétable - Foch.
Les fêtes commencèrent par deux grandes représentations au beau et vaste théâtre municipal. Fenoux, frais émoulu du Conservatoire, y joua la Mary-Morgane de Gabriel Vicaire et Charles Le Goffic et - avec le concours de la Société chorale - nous y redîmes, tour à tour, mes Chansons de chez nous et les vieilles sônes recueillies par Bourgault-Ducoudray ; le Maître y conduisait, lui-même, l'orchestre !
Entre temps, le brave Roland, le barde populaire du Guerlesquin, fit entendre Ar Bemboulezen, sa traduction presque mot pour mot, en celtique, de ma Paimpolaise :
O tilezel he waremo, etc...
La représentation de Ploujean, le dimanche après-midi, fut superbe. Le théâtre était monté en plein air, bien entendu, au pied de la curieuse petite église du village, qui semble, vieille bergère, paître les blanches tombes se son cimetière. Le décor était brossé, largement, par Maufra. L'acteur Park - le Figaro du pays, soit dit en passant - et sa troupe populaire y interprétèrent consciencieusement, sous la présidence de Gaston Paris, de l'Académie Française, le Mystère de Saint-Guénolé. La légende fameuse du vieux roi Grallon, d'Ahés, sa perfide enfant, et du bon "Monsieur Saint-Guénolé" poignait d'émotion les paysans et les pêcheurs accourus du gai Trégor et du grave Léon, qui, pour la plupart, n'avaient jamais été à semblable fête ; mais elle intéressait un peu moins, avouons-le, lés quelques centaines d'invités parisiens ou de touristes de passage qui garnissaient les premiers bancs de l'assemblée, ignorants qu'ils étaient presque tous de la Langue bretonne.
Aussi, après le troisième acte - il y en avait cinq - MM. Cloarec et Bourgault-Ducoudray, le romancier Rémy Saint-Maurice, le dessinateur Georges Scott envoyé par l'Illustration, le critique B.-H. Gausseron, etc., insistèrent-ils beaucoup pour que, durant l'entracte, je leur fisse entendre quelques-unes de mes œuvres. On dut me hisser sur l'estrade presque de force, car je me faisais un vrai scrupule de briser, avec mes accents français, le charme purement celtique de la représentation.
Pour ne pas me montrer trop sacrilège et augmenter, accentuer encore, au contraire, la légendaire et mystique ambiance, j'eus soudain, la bonne idée d'entonner ma Cloche d'Ys.
Le silence se fit presque religieux et il se produisit un fait bien typique qui frappa d'étonnement les spectateurs étrangers : lorsque je joignis les mains, pour l'invocation finale à la cloche rédemptrice, en m'écriant :
Cloche, sonne sur l'heure
Grande carillonnée
Que nul de nous ne meure
Sans t'entendre sonner !...
Tous les "bretonnants" crurent que je commençais une véritable prière - et trouvant, d'ailleurs, cela tout naturel - imitèrent mon geste en tirant leur "tokplatt", durant que les femmes se mettaient à genoux.
Gaston Paris - qui m'ignorait certainement quelques instants plutôt - me tendit spontanément les deux mains à ma descente de "l'échafaud" et me fit remarquer les grosses larmes qui humectaient ses yeux. Il est évident que tout - atmosphère, paysage, assistance, douce brise marine qui soufflait du Dourdu - tout concourrait à cette émotion dont bénéficièrent mes humbles couplets.
C'est ce jour-là encore que, sous la présidence du marquis de l'Estourbeillon, de Le Braz et de Le Goffic, sous l'impulsion ardente de François Vallée et de Berthou (et, aussi, de Jaffrennou et de Le Berre, étudiants en droit à l'époque) fut fondée l'Union régionaliste bretonne, qui devait sonner le réveil du Patriotisme régionaliste en Bretagne [Les "souvenirs" du barde sont ici un peu confus : c'est Maxime Maufra qui lança le premier l'idée d'un groupement régionaliste breton. M. Le Goffic la reprit, traça les grandes lignes du programme à réaliser et, malgré les instances de Jean Le Fustec et des autres congressistes, déclina la présidence de la nouvelle association qui, sur son refus et après le rejet de la candidature Tiercelin, fut déférée à Anatole Le Braz].
D'aucuns, dès l'origine, virent, dans ce mouvement, un danger pour l'idée française, je ne sais quelle menace de séparatisme même. Quelle erreur !... D'aimer ainsi passionnément farouchement presque, la petite patrie, on n'en adore que mieux la grande : nos deux cent mille héros-martyrs, tombés entre la Flandre et l'Alsace ou sombrés au fond des vastes mers, en témoigneront éternellement.
Après les vacances, je présentai, sur le conseil d'André Theuriet, mes "Chansons de chez nous" à l'Académie française ; et le modeste petit bouquin fut couronné. Aussi, dès la bonne nouvelle reçue, m'empressai-je d'aller, à Bourg-la-Reine, remercier de son ineffable bonté le doux poète de Jean-Marie et de la Chanson du Vannier, le conteur de tant de rustiques et délicieuses histoires, fleurant si bon les sylvestres parfums des forêts argonnaises.
- La concurrence était nombreuse et menaçante, je ne vous le cache pas, me dit-il ; mais je n'ai pas eu grand mal ni grand mérite à vous imposer à la bienveillante attention de mes collègues, car j'ai vu venir à mon secours et au vôtre un éloquent avocat, aussi enthousiaste qu'inattendu.
- Qui donc ?
- Gaston Paris. Il m'approuva hautement, surenchérit sur les qualités littéraires de vos œuvres et sur leur utilité, se porta garant de leur succès près du peuple et, finalement, vous obtint le prix de l'unanimité.
L'académicien n'avait donc pas oublié Ploujean, ni le Mystère de Saint-Guénolé... ni la Cloche d'Ys... Ce qui prouve que nul effort sincère et vaillant ne demeure tout à fait stérile ; que tout se paye ou vous sera payé ; que tout grain germe et fleurit, plus ou moins bien, plus ou moins tôt : l'essentiel est de semer avec courage et persévérance.
Suite : Troisième partie, chapitre trente trois - La chanson "au quartier"
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