CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Troisième partie

Chapitre vingt sept

La "Paimpolaise"


D'aucuns s'imagineront certainement que, le pied mis ainsi à l'étrier par Victor Meusy et Paul Delmet, j'étais lancé du coup et n'allais plus, dès lors, que voler de succès en succès. Cela, ces coups de chance inouïs, c'est ce qui se raconte dans presque toutes les biographies ; mais c'est du pur roman et la réalité est tout autre. Dans ma revue la Bonne Chanson, j'ai convié mes camarades chansonniers les plus célèbres à nous conter leurs débuts. Lisez-les et vous verrez par quels avatars ils ont dû passer, quelles luttes ils ont dû soutenir, tous, sans exception, avant de parvenir à la notoriété. Et que de douloureuses confidences, que de couleuvres et de crapauds avalés stoïquement, la rage au cœur et des larmes aux yeux, ils nous cachèrent certainement ! Que d'amertumes je vous cacherai moi-même, ne voulant évoquer dans ces pages que ceux-là qui me furent indulgents et bons ou, tout au moins, indifférents et inoffensifs !... Ceci dit pour les ?jeunes? dont, chaque jour, je reçois les premiers essais, que j'encourage toujours de mon mieux, n'ayant jamais été un ?éteigneur d'aurores?, mais qui, alors, me disent : ?S'il en est ainsi, si mes vers sont bons, où vais-je être édité ? Et combien cela me rapportera-t-il  ? Qu'ils lisent les confidences des ?anciens? et ils apprendront d'eux que les alouettes ne vous tombent pas ainsi toutes rôties dans le bec !...

Oh ! je retournai, certes, bien ponctuellement chaque jour au Chien-Noir. Toujours bien accueilli, comme promis, j'écoutais, j'observais, je m'instruisais, mais je n'y chantais guère. La troupe chansonnière était au complet et, durant les mois qui suivirent, c'est à peine si une ou deux fois par semaine, lorsque, vers huit heures et demie, les premiers venus s'impatientaient ou lorsque, minuit tapant, tout fini, quelques couples noctambulesques s'amenaient encore à la sortie des théâtres, Victor Meusy me disait : ?Voulez-vous dire quelque chose  ?

Volontiers... mais que dire à ces heures insolites ? Mes trois pièces de début, puisqu'elles avaient eu quelque succès devant une salle comble de répétition générale ? Non. Elles étaient trop graves et j'étais trop nouveau encore pour les imposer et je sentais bien que les quelques spectateurs, déjà ou encore présents, attendaient autre chose comme ouverture ou comme finale : de la gaieté, de l'actualité surtout. Et je me mettais à leur fredonner mes couplets satiriques : la Complainte du Magistrat, Les Trois Grands Mots, V'là c'que c'est que la Fraternité ! etc. Mais le bon maître Jacques me fit observer fort judicieusement que les chansonniers politiques - ?rosses ou simili-rosses? - pullulaient déjà et que le besoin ne se faisait nullement sentir d'en voir surgir un de plus. Alors, je me rejetai sur les œuvrettes de la collaboration Spencer. Le cher et bon Meusy, qui me voua, dès mes débuts, une affection quasi fraternelle qui ne se démentit jamais, me dit : ?Non ; ce n'est pas votre genre ; votre physique, votre allure ne s'y prêtent pas. Maintenez-vous dans la note grave et tendre.Je redis, donc, la Ronde des Châtaignes, Dors mon gârs et aussi le Vœu à Saint-Yves. Mais, bissé, j'eus, un soir, la malencontreuse idée d'y ajouter : Quand nous serons vieux et les Mamans. Or, ce même soir, Paul Delmet, arrivé vers les onze heures, à son tour les annonça. Et quand on lui dit : ?On les a chantées déjà tout à l'heure. - Qui ? - Botrel !? il entra dans une belle colère ! Sorti du peuple (soit dit à son éloge) et demeuré très populo, il était fort mal embouché et m'engu...irlanda d'une telle manière que je me jurai bien de ne jamais plus interpréter une seule de mes poésies mises en musique par lui.

Que m'importait, après tout !... Fort peu sûr de ma voix, je ne tenais pas du tout à chanter et je me promis de m'en tenir désormais à la simple récitation de mes petits poèmes : le Serment de Tanguy, la Vipère, le vieux Blaise, la Louvre, etc.

Mais Armand Masson de me le dire alors :

- Puisque vous avez la chance d'avoir un filet de voix agréable, chantez !... Le public vient ici pour entendre des chansons et non des vers. Les chansonniers le ravissent, tandis que les poètes le rasent. Un suffit au programme ; on lui fait bon accueil, on crie même parfois bravo pour se donner un air artiste... mais, quand un second surgit, on le boude et on est tenté de lui crier : Hola !... Chantez, Botrel, chantez, mais ne récitez pas !

Et, comme pour rien au monde je n'eusse voulu déplaire à Masson, ce bon, ce pur, ce vrai poète trop méconnu, si vite oublié déjà et que j'admirais passionnément, je m'inclinai une fois de plus ; et, le soir même, je déclarai à Meusy :

- Puisqu'il en est ainsi, je ne chanterai plus, désormais, que ma chère et regrettée Bretagne.

- Un ?chansonnier de terroir? manque à notre programme. Bonne idée ! Creusez-la et, de cette façon, vous ne marcherez plus sur les plates-bandes de personne.

- Comptez sur moi ; et, dès demain, annoncez au public le chansonnier breton Théodore Botrel, dans ses œuvres.

- Entendu.

Ce soir-là, je rentrai tout vibrant, nerveux, enthousiaste, roulant en ma pensée mille sujets divers, esquissant en esprit les humbles héros de mes futures chansons dans leurs cadres rustiques : campagnards, forestiers ou marins. Car il me fallait, coûte que coûte, et dans les vingt-quatre heures, un programme nouveau, un répertoire bien typique. Ah ! pas de chansons ?à voix? surtout, comme Au son du biniou, Pascalou, etc, pas de romances ; mais, en plus des Châtaignes, excellente comme ?ronde? de début, une chanson d'amour et un chant sauvage, l'une exaltant sa légendaire fidélité de la Bretagne, l'autre sa brutalité farouche. Et deux mélopées de plein air se mirent à chanter dans mon souvenir : d'abord un air de chasse entendu souvent, jadis, à l'orée des forêts enchantées où je rôdais, petit garçon ; l'autre, celle que j'entonnais fiérot, le ?bouquet de pommes? au poing, du haut de la charrette ramenant en mon village les dernières gerbées de la moisson.

Je venais de lire Pêcheur d'Islande, de Pierre Loti, et la pauvre Gaud était comme vivante à mes yeux, prostrée, mais confiante, au pied de la Croix des Veuves. D'un jet, je paraphrasai le roman déjà célèbre, décrivant à mon tour et fixant en six petits couplets le labeur terrible du morûtier et l'image de celle ?qui l'attend au pays breton .

La Paimpolaise était née.

Il était trois heures du matin. Hardi ! courage ! Il m'en fallait rimer encore une autre avant l'aurore, que j'aurais le temps de fignoler, ensuite, au P.L.M. Et je me mis à songer à la douleur atroce du matelot qui reviendrait, lui, en Bretagne, au lieu de glisser, comme Yann ?dans l'Océan sans fond? et qui, ?en doublant le promontoire?, ne ?verrait pas le cotillon? de celle qui ?avait promis de l'attendre . Que ferait le désespéré  ... Il essaierait de noyer son chagrin dans le cidre et l'alcool. ?Verse à boire !? hurlerait-il en tendant sa bolée : ?Pour oublier son abandon, buvons donc !? Et, au matin, sur le vieil air du Vieux Saint-Méen ?Rose, Rose est un beau nom?, la Fanchette, elle aussi, était éclose sous le ciel de la Chanson.

Et le soir même, tout de suite après la petite ouverture exécutée au piano non plus par Archambaud, mais par Veyret-Lepont qui lui avait succédé, lorsque Meusy m'eut annoncé aux trois pelés et quatre tondus arrivés les premiers, je fredonnai, manuscrits en main, mes deux nouveautés, qui passèrent presque inaperçues, du reste, je m'empresse de l'avouer, sauf du Directeur et du pianiste cependant qui, tous deux, eurent la gentillesse de me dire : ?C'est bien. Très bien, même. Apprenez-les vite et chantez-les avec plus d'assurance : elles porteront .

Un autre encouragement me vint à l'entr'acte par le truchement du jeune employé qui circulait entre les tables en offrant au public les œuvres de mes grands confrères : ?Monsieur Botrel, me dit-il, trois personnes m'ont demandé votre chanson... qui a un si drôle de titre. Vous savez... la... la - La Fanchette ? - Non, une autre : la Pau... la Pan... la Poumpolaise ! - Ah ! la Paimpolaise ? - Oui, c'est cela. Est-ce édité ? - Non. - C'est dommage ?ça se vendrait .

?Faites imprimer au plus vite vos chansons, me conseilla de son côté Meusy. Connaissez-vous l'éditeur Ondet ? - Un peu. - Portez-les lui toutes, dès demain. - Mais la musique n'en est pas fixée. - Qu'à cela ne tienne ! dit Veyret-Lepont. Je vous les harmoniserai demain soir .

Trois personnes, en effet, avaient réclamé la Paimpolaise, trois Bretons qui vinrent me serrer la main dans les coulisses, à l'issue de la représentation : Armand Dayot (un illustre Paimpolais) et deux compatriotes des bords de la Rance : MM. Yves Bazin de Jessey et le Chevalier-Chantepie. Inconnu, hésitant, déconcerté comme je l'étais alors, leurs chaudes poignées de main bretonnes me furent un rude encouragement. Après trente-et-un ans, je m'en souviens encore et les en remercie une fois de plus ici.

Le lendemain matin, je donnai la mélodie de Dors, mon gâs et des Berceaux à un de mes collègues du P.L.M., gentil musicien du nom de Léon Delerue qui promit de me les harmoniser sans retard.

Et, enfin, vers le soir, chez moi, je dictai le chant de la Ronde des Châtaignes et de la Paimpolaise à Eugène Feautrier que m'avait présenté, quelques jours auparavant, un autre de mes camarades de bureau, Michel, ancien piston solo de la musique du 82e dont Feautrier était le chef. Cet excellent homme m'apportai lui-même trois jolies mélodies sans paroles encore, me priant d'y adapter des verts : j'en fis les Semeurs, Notre-Dame-des-Flots et l'Océan.

Quand Veyret-Lepont, au Chien Noir, me donna le Vœu et la Fanchette, je lus, comme sous-titres, ces mots écrits de sa main : Paroles et musique de Théodore Botrel :

- Donnez-moi quinze ou vingt francs pour chaque harmonisation, me dit-il, et nous serons quittes.

Je lui donnai cinquante francs.

Quand Léon Delerue, lui, me remit Dors, mon gâs et les Berceaux, je lus sur le manuscrit : Musique de Botrel harmonisée par Léon Delerue. C'était encore très bien et ces deux chansons furent déclarées ainsi à la Société des Auteurs.

Quant aux manuscrits de la Ronde des Châtaignes et de la Paimpolaise, ils portaient, eux, simplement cette indication Paroles de Théodore Botrel, musique de Feautrier. Et, ma foi ! je trouvai encore cela parfait, car j'ai toujours été le plus accommodant des collaborateurs.

Cependant quand il s'agit de fixer la part des droits revenant à Léon Delerue pour son harmonisation, nous fûmes convoqués rue Chaptal où Louis Ganne et Xanrof - sous la présidence de Pradels - me dirent :

- Dès l'instant que vous composez votre mélodie vous-même et bien que vous la dictiez à un musicien, vous demeurez l'auteur unique de votre chanson. Inutile de déclarer le nom de l'harmonisateur ; payez lui, une fois pour toutes, son travail ; cela simplifie nos travaux de répartition.

- Et c'est, du reste, un usage couramment admis, ajouta Léon Xanrof ; j'agis toujours ainsi et je ne suis pas le seul. En rimant mes chansons, j'en compose les airs tout naturellement, mais ne sais pas les écrire. J'en indique uniquement le ton et les notes en marquant les longues et les brèves exactement comme s'il s'agissait de vers latins ; on me les harmonise ensuite, mais j'en reste l'auteur. Imitez-moi dans l'avenir.

Le conseil était bon, venu de haut, et je l'ai suivi, toujours, depuis lors.

Et cela me donne l'occasion de rendre publiquement hommage aux deux parfaits compositeurs qui, au cours de mon humble, mais déjà si longue carrière, harmonisèrent mes cantilènes populaires : à Charles de Sivry (dont je vous parlerai plus longuement bientôt) qui fixa toutes mes Chansons de chez nous et mes Chansons de la Fleur-de-Lys ; et à André Colomb qui, depuis plus de quinze années, est le parfait harmonisateur de toutes mes œuvres. De lui aussi j'aurai l'occasion de vous parler souvent au cours de ces Souvenirs, puisqu'il fut, jusqu'à la Guerre, le compagnon fidèle et harmonieux de toutes mes errances.

Et ce fut Ondet qui édita - après quelques semaines, que dis-je ? quelques mois d'examen, de réflexion, d'hésitation, de discussions, de tergiversations - la Paimpolaise et toutes mes autres œuvrettes. Je vous apprendrai même, chers lecteurs, si tant est que la chose puisse vous intéresser, qu'il me les paya quarante francs chacune. Or, ces quarante francs étant partagés par moi intégralement avec mon compositeur ou mon harmonisateur, vous pouvez en déduire, sans longs calculs, que cette fameuse Paimpolaise par exemple, dont la vente fut et demeure... formidable, rapporta vingt francs, en tout et pour tout, à son auteur.

Notez, notez bien cela, jeunes chansonniers si impatients de conquérir la gloire... et la Fortune !


Suite : Troisième partie, chapitrevingt sept - Chansonniers et poètes

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