CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Première partie

Chapitre dix

Parisien !


Parti la veille de Montauban-de-Bretagne, abruti par les larmes, le bruit, l'insomnie, je débarquai dans Paris, à la gare Montparnasse, dès la pique du jour. Le temps s'annonçait comme devant être doux et beau et mon oncle me dit : "Il ne faut pas arriver de trop bonne heure chez les Parisiens ; aussi, comme ta mère habite au diable vauvert, nous irons chez elle à pied et cette promenade achèvera de te réveiller." Nous avalâmes un petit café noir chez un bistrot qui, le premier, ouvrait ses volets ; et puis, en route ! Personne encore dans les rues, sinon quelques balayeurs municipaux qui s'amusaient à faire de la poussière. Oh ! comme les boulevards Montparnasse et des Invalides me paraissaient immenses ! Comme surtout leurs maisons me semblaient hautes à moi, tout petit homme, qui n'avais jamais contemplé que de rares maisons d'un étage !

Mes parents habitaient, alors, rue de Miromesnil, entre le boulevard Haussmann et la rue de Téhéran. Il nous fallut donc traverser la Seine et la place de la Concorde, passer devant les églises de la Madeleine et de Saint-Augustin. Vous pensez si je roulais des yeux émerveillés ! Et puis voilà que les premiers omnibus - à chevaux, alors, et surmontés d'une impériale - se mirent à rouler ; et moi, pauvre gros pataud, de m'écrier :

- Ah ! ben ! ... Il y en a des diligences pour Saint-Méen, à c'matin !?

Mais nous voici arrivés. Ma mère logeait au deuxième étage sur la cour d'une grande bâtisse, abattue depuis belle lurette. Au pied de l'escalier, mon oncle me dit : "Monte".

Or, je n'avais jamais vu d'escalier encore... n'étant entré qu'une seule fois dans une maison bourgeoise : celle de l'"Ogre", vous vous en souvenez peut-être, et dont, au reste, je n'avais vu que la cuisine. Aussi, dis-je à mon oncle, en lui montrant la rampe de fer forgé aux multiples barreaux?

- Monter  ... Comment  ... L'échelle est sur champ.

Dame ! je n'avais vu jusqu'alors que des échelles, moi ! Et mon oncle, tout en riant, me saisit par la main et j'escaladai à sa suite, pas très rassuré, les deux interminables étages.

Devant une porte, au bouton de laquelle était suspendue une boîte au lait en fer-blanc, il me dit encore

- C'est ici, frappe !

Peut-être ce Dumanet parisianisé s'attendait-il à me voir heurter l'huis d'un médius élégamment recourbé ? Mais qui donc m'eût enseigné ce geste délicat ? Il m'avait dit : frappe ! Prenant l'ordre au sérieux, je m'appuyai, d'une main, à la boîte au lait et boum ! et boum ! me voilà de l'autre cognant dans la porte à grands coups de galoches qui firent frémir d'indignation toute la calme maison et s'ouvrir épouvantées toutes les portes du couloir.

Ma mère, qui était encore au lit, ignorante du jour exact de mon arrivée, s'écria sans hésitation, m'a-t-elle conté L?

- Ah ! ah ! c'est mon "Berton"... (le patois dinannais lui remontant, du coup, aux lèvres). Voilà ! Voilà !?

Et de sauter bien vite à terre, d'enfiler une robe de chambre et de nous ouvrir, radieuse.

Ah ! qu'elle était jolie, ma maman de Paris !... Pas grande, mais harmonieusement proportionnée, petits pieds et petites mains d'aristocrate, beaux cheveux noirs ondulés, sur lesquels, dénoués, elle pouvait s"asseoir, car ils lui tombaient jusqu'aux jarrets, grands yeux noirs, toujours un peu cernés, bouche toujours souriante.., si charmante, vous dis-je, que je restais là, le nez levé, à l'admirer béatement.

- Bonjour, mon petit homme ! s'écria-t-elle, en m'empoignant à pleins bras.

- Bonjour, Madame, lui répondis-je, bien poliment.

Elle en fut comme estomaquée et son rire s'arrêta, net, dans sa gorge.

- Oh !... Madame !... Il faut dire maman, voyons. Bonjour, maman.

- Oui, Madame.

Alors, des larmes humectèrent ses beaux yeux.

- Dame ! il a point l'habitude, c't'enfant, dit mon oncle, un peu gêné... Espérez un peu, belle-sueur : il s'y fera vite, vous verrez. Mais, je vous laisse, car je dois rallier la caserne au réveil. A ce soir, si possible !

Et, la porte refermée sur lui, je contemplai mon nouveau domaine.

Oh ! ce ne fut pas long, car il n'était pas grand : une seule chambre, un cabinet noir et une cuisine minuscule. Dans la chambre, une table, un lit et un canapé, aux rayures verticales bleues et rouges, qui me servit de lit durant de longues années, une armoire, une machine à coudre et quelques chaises.

Dans le cabinet noir, des vêtements suspendus, des cartons et une vieille malle, au couvercle arrondi et velu, sur laquelle je passai bien des heures à pleurer ma Bretagne perdue.

Dans ce rapide inventaire, j'oubliais de vous signaler un petit lit-berceau, dans lequel dormait à poings fermés un gros poupard de quatre ans, mon jeune frère, que j'avais tant hâte de connaître.

- C'est l'petit gars  ... dis-je à ma mère.

- Oui. Embrasse-le !?

Et, délicat en tout comme un paysan du Danube, je collai deux énormes et retentissants baisers sur les joues rebondies et roses du pauvre mignon endormi. Réveillé ainsi, il se retourna d'un sursaut, en m'envoyant machinalement dans l'œil un si joli coup de poing qu'il m'en fit voir trente-six chandelles. Telle fut notre première prise de contact. Oh ! des coups de poing et des griffades, j'en reçus bien d'autres par la suite, octroyés généreusement par le petit jaloux qui ne pouvait s'habituer à cet intrus qui, soudainement, semblait tomber de la lune pour lui voler la moitié des baisers de sa maman ! Il y avait, surtout, une certaine grosse règle de chêne, longue d'un mètre exactement et qui servait à ma mère - couturière, comme vous le savez - pour mesurer ses étoffes et tailler ses "patrons", que l'enfant, encore en robe, soulevait avec peine. Mais, dès que j'étais assis sur le fameux canapé, il s'en emparait, montait sur une chaise et pan! la laissait retomber sur mon crâne en criant : "Sale Beton !". Cela dura trois mois.., au bout desquels cette folle jalousie se mua en un amour absolu, tyrannique, aveugle et dévoué.., qui ne s'est jamais démenti depuis...

Cependant, maman, tout en s'habillant, faisait chauffer son lait, me préparait des tartines ; et je dégustai un de ces savoureux cafés au lait dont, fille d'Alsaciens, elle avait le secret.

A huit heures tapant, son unique ouvrière "s'amena" à son tour.

- Que dites-vous de mon petit Breton, Madame Louise  ?

- Il a une bien bonne "balle" et une jolie mine. Mais, bon Dieu, qu'il est donc drôlement fagoté !?

- N'est-ce pas, Madame Louise ? Je n'oserai jamais le montrer aux amis affublé de la sorte. Mettez-vous à la besogne, ma fille, et surveillez les enfants ; je ne fais, moi, qu'un saut d'ici à la place Clichy.

...Et la voilà partie, nerveuse, toujours pressée, vive et frétillante comme une fine oiselle.

Une heure plus tard, en effet, elle était déjà de retour, portant dans ses bras deux gros ballots mystérieux qu'elle déballa fièrement.

Puis, en un tournemain, me voilà déshabillé des pieds à la tète; mon pantalon "du dimanche", ma jolie petite blouse, mes bonnes galoches, mon coquet chapeau de feutre prennent, tour à tour, le chemin du sinistre cabinet de débarras ; et l'on me reharnache, à neuf, du haut en bas. L'ouvrière, en riant, prêtait main-forte à sa patronne et s'écriait, ravie, au bout de dix minutes?

- A la bonne heure, au moins ! Non, mais c'qu'il est "chic" à présent ! Un Parisien, quoi !?

- Oui... un "amour" !... dit ma mère en me poussant doucement vers son armoire à glace.

Alors, du fond du miroir, je vis venir à moi un petit jeune homme "qui me ressemblait comme un frère", mais que j'eus de la peine, cependant, à reconnaître si guindé qu'il était en ses mirifiques atours : beaux souliers trop vernis et surtout trop étroits, chaussettes marron, courte culotte à carreaux blancs et noirs, petit veston-gilet gris clair sur les revers duquel s'arrondissait un grand carcan trop empesé et qui lui sciait le cou; afin de m'étrangler plus encore sans doute, une large cravate de soie rouge - c'était la mode, alors - y était nouée, rigide. Comme couronnement de ce bel édifice - et posé un peu de côté - un chapeau de cuir bouilli "genre marin anglais", bien trop petit, hélas ! et qui me trépanait le crâne.

Horreur !... Que j'étais beau, avantageux, et "chic" !?

- Un "Parisien" quoi !... répétait l'ouvrière en extase.


Suite : Première partie, chapitre onze - Nostalgie

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