CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Première partie

Chapitre un

Ma première chanson


Je viens de parcourir, une fois de plus, comme chaque année, le coin de Bretagne, ou, près d'une tendre grand'mère, je vécus les premières années de ma vie.

C'est - au centre exactement de la route qui mène de Ploërmel à Dinan - les jolies bourgades de Gaël, de Muel, de Saint-Méen ; c'est l'humble village, surtout, du Parson, demeuré le même après tant d'années : à gauche, l'abreuvoir ou, agrippé a la crinière des chevaux, je fis, au désespoir des miens, tant de malencontreuses baignades ; à droite, un peu plus loin, le petit verger dans lequel s'élevait la chaumière de ma "Grand'maman Fanchon", qu'un nouveau riche abattit, il y a quelques années, parce qu'elle masquait la vue de sa mirifique villa ; en face, la petite ferme qui vit naître et grandir un petit Breton que Dieu doua d'accents tellement éloquents qu'il devait, un jour, se faire applaudir avec enthousiasme jusque sous les voutes sacrées de Notre-Dame de Paris : j'ai nommé le R. Père Janvier. J'étais de l'âge de son petit frère, Ange-Marie, et, quand nous avions cinq ou six ans, le "grand", d'une dizaine d'années plus âgé, nous prenait par la main et nous menait a Saint-Méen, pour nous y déposer a l'école primaire, alors que lui-même se rendait assidument aux classes du Séminaire. Sa petite ferme est a présent la propriété d'un ami de jeunesse de mon père, Cyrille Le Garçon, avec lequel j'aime a évoquer le passé en buvant une bolée - une "boleu" comme on dit par-ici - de son cidre "pur jus garanti, ben goulayant, dret en gout et justificatif ". Un peu plus bas et du même côté de la route, c'est toujours la ferme des Lorans ou la bonne Marie-Rose, que j'appelais du doux nom de "Marraine", vient de clore, elle aussi, ses pauvres yeux. Combien d'autres maisons encore ? Cinq ou six, peut-être... et voila tout mon petit Parson qui, jadis, me paraissait si vaste et si beau, et duquel j'eus, plus tard, la

Et mon pèlerinage annuel, après visites a l'"Oncle Ange", le vieux forgeron de Muel, et a la "Tante Lalie", qui m'élevèrent, s'achève par une station devant la tombe de Grand'mère, doucement étendue a l'ombre du séculaire clocher mévennais une croix de granit, son nom sous une hermine noire et ce quatrain de son "p'tit gâs" qu'on y a fait graver en lettres d'or

Elle aimait dire sa prière
À côté de son petit-fieu :
J'ai tant vu prier ma grand'mère
Que, depuis lors, je crois en Dieu.

Or, l'autre jour, on rentrait, par-là, le sarrasin (le"blé-nâ" ) qui, depuis quelque temps, séchait par petites gerbes rouges et brunes, semblables a des tentes barbares d'un peuple de guerriers liliputiens, dans les vieux champs bondés de gros pommiers croulants sous le poids de leurs fruits déjà quasi murs. Ah ! il y aura du cidre, cette année ! Mais en sera-t-il moins cher pour cela ? Mystère et mercantilisme !

La campagne, à l'entour, semblait s'endormir aux sourds ronrons félins des machines à battre et, au détour d'un chemin creux, j'eus la sensation que, par cette douce soirée d'automne, je voyais défiler devant moi les dernières gerbes entassées dans la dernière des charrettes ; car la foule des moissonneurs l'escortait, celle-là ; des jeunes, des vieux, quelques enfants aussi, mais tous un peu trop graves et trop silencieux.

Et, soudain, une vision virgilienne remonta de mon souvenir. Je me revis, tout enfant, passant ici-même et par un même soir avec le dernier char rentrant la dernière gerbée. On avait préparé, durant l'après-midi, le beau "bouquet pommé". Sait-on le faire encore aujourd'hui seulement ? On coupait, alors, une longue branche de saule dont on dépouillait soigneusement chacune des branchettes de toutes ses feuilles ainsi que de son écorce; puis, ces branchettes bien appointées, on les garnissait de bout en bout de jolies pommes de toutes les couleurs : jaunes, grises, rouges, brunes, marbrées ; aux extrémités flottaient de légers rubans dits "faveurs", multicolores également, le tout de l'effet rustique le plus charmant qui soit. Perché au sommet de la dernière charge de blé-noir, agenouillé sur l'avant, c'est moi qui le portais ordinairement, de mes petites mains tremblantes d'émotion et de fierté, ce bouquet sacré qui tenait a la fois du drapeau et de l'ostensoir.

Et l'on chantait tout à l'entour. Quoi  ... Tout le vieux folklore populaire qui berce, depuis des siècles, le paysan de chez nous : "En revenant de noces", "C'était Anne de Bretagne", d'autres refrains encore; mais, surtout, une chanson que je n'ai jamais entendue ailleurs et dont il me serait impossible, du reste, de me rappeler tous les couplets. Elle commençait ainsi

Connaissez-vous belle Rose ? (bis)
Rose, Rose est un beau nom,
Verse à boire,
Rose, Rose est un beau nom,
Buvons donc !

Elle a blonde chevelure (bis)
Qui lui tomb' jusqu'aux talons,
Verse à boire,
Qui lui tomb' jusqu'aux talons,
Buvons donc !

C'est sa mer' qui la lui peigne (bis)
Pour en couronner son front
Verse à boire,
Pour en couronner son front,
Buvons donc !

C'est son frèr' qui la regarde (bis)
Dans un miroir d'Argenton (?)
Verse a boire,
Dans un miroir d'Argenton
Buvons donc ! ...

Et la vieille complainte se dévidait ainsi, interminablement, tout au long du chemin. Et c'était moi qui, perdu là-haut dans le "blé-nâ", lançais a pleins poumons le premier vers de chacun de ces couplets naïfs que tous répétaient en chœur; et, ma foi, la chanson finie tout de même à la longue, emballé par le rythme et voulant, petit têtu, chanter, chanter encore, j'improvisai de nouveaux couplets, sans queues ni têtes, sans rimes, certes, (savais-je ce que c'était ?) mais pas toujours sans raison cependant, si j'en juge d'après quelques bribes qui, après un demi-siècle, ont surnagé dans ma mémoire :

C'ti qu'a les plus bell's gerbées (bis),
C'est le fermier Le Garçon,
Verse à boire,
C'est le fermier Le Garçon,
Buvons donc !

Parce qu'il a des bonn's filles (bis)
Et des courageux garçons,
Verse à boire,
Et des courageux garçons,
Buvons donc !

Parce qu'il va-t-a la Messe (bis)
Dieu lui bénit sa moisson.,
Verse a boire,
Dieu lui bénit sa moisson,
Buvons donc !

Buvons donc une bouteille (bis)
À la santé du patron,
Verse à boire,
A la santé du patron,
Buvons donc !

Qui régale a la nuitée (bis)
Tous les brav's gâs du Parson
Verse à boire,
Tous les brav's gâs du Parson,
Buvons donc !...

Telle fut, chers compatriotes, ma première chanson incontestablement ; je vous la donne pour ce qu'elle vaut : pas bien cher, sans doute ; mais, songez que son auteur n'avait guère, alors, plus de six ans.

Or, ce rythme entraînant de marche populaire m'a tellement hanté au cours de mon existence chansonnière que je l'ai adopté, plus tard, pour deux de mes œuvrettes. Et il m'a porté bonheur, car toutes deux, grâce a lui sans doute, ont eu, ma foi, leur beau petit succès.

La première est "La Fanchette" - vous vous la rappelez, n'est-ce pas ?

Amis. quittons cette assemblée
Et fuyons le son des binious !
Que l'on remplisse ma bolée
D'eau-de-vie et de cidre doux
Je vas vous conter une histoire,
Verse a boire
Plus belle qu'un sône breton,
Buvons donc !

- cette "Fanchette" qui, interprétée au deuxième acte du drame des Goncourt et de Jean Ajalbert, La Fille Elisa, par la géniale chanteuse Damia, fait en ce moment courir tout Paris aux Folies Dramatiques,

L'autre, c'est "Rosalie", la "Rosalie" que tant de nos Poilus entonnèrent au Front durant les premières années de la terrible Guerre :

Rosalie, c'est ton histoire (bis)
Que nous chantons a ta Gloire,
Verse à boire,
Tout en vidant nos bidons,
Buvons donc!...

Rosalie, sœur glorieuse (bis)
De Durandal et Joyeuse,
Verse à boire !
Soutiens notre bon renom,
Buvons donc ! ...

Je pensais à tout cela pendant que les moissonneurs, fils et frères de ces héros d'hier, héros eux-mêmes la plupart sans doute, disparaissaient au loin en silence et, cependant, aux approches du village, se décidaient tout de même, s'entraînant peu à peu l'un l'autre, à fredonner en chœur une de leurs chansons.

"Enfin !... ", pensai-je tout ravi, car je n'aime pas les foules trop silencieuses.

Et je m'arrêtai, béat, sur la grand'route, pour écouter leurs voix qui montaient, un peu lasses et d'autant plus attendrissantes, dans l'auguste silence de la campagne bretonne...

...Hélas ! trois fois hélas ! Ces malheureux étaient en train de déshonorer mon doux paysage idyllique en hurlant lamentablement  :

"Monte la-d'ssus ! Monte la-d'ssus
Et tu verras Montmar-ar-tre !"


Suite : Première partie, chapitre deux - L'ogre

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