CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Quatrième partie

Chapitre trente sept

En escadres - Chez Pierre Loti


Depuis un quart de siècle que je bourlingue au profit, aveuglément, des œuvres qui veulent bien faire appel à mon humble concours, j'ai chanté, je crois, dans toutes les villes - préfectures et sous-préfectures - de France, ainsi que dans tous les pays de langue française, Belgique, Suisse, Canada ; comme, aussi, dans tous les pays où il est possible de faire de la bonne propagande artistique et patriotique avec la quasi-certitude d'y être compris, en Hollande et en Angleterre par exemple. Mais je vous ferai grâce du détail de ces randonnées et ne vous conterai que les aventures un tant soit peu originales ayant pu m'advenir en cours de route.

Ma première "tournée" bretonne se fit, avec, au programme, ma petite nièce "Fleur-d'Ajonc", pour l'exécution de laquelle je fis appel à la collaboration du bon camarade, le joyeux fantaisiste Georges Launay, qui ne nous quitta plus dès lors. Sa jeune femme remarquable pianiste, élève de Mathias et lauréate du Conservatoire de Paris, nous y accompagnait. Mais, dès l'année qui suivit, elle fut remplacée par le compositeur André Colomb, que je vous ai présenté déjà, André Colomb, actuellement chef d'orchestre de la Porte-St-Martin, et qui est bien le plus prestigieux, le plus étourdissant harmoniste improvisateur qui soit au monde.

Avec lui, jusqu'en 1914, nous "tournâmes" tour à tour, mettant à nos programmes, en plus de mes chansons, mes idylles bretonnes: La Voix du lit-clos, Doric et Léna, la Paimpolaise (dont un des rôles, celui de Rouzik, fut créé par Charles de Rochefort, devenu un des as du Cinéma) ; puis Au Bois-Joli, Maïna, que sais-je ?

En Belgique, nous fûmes "lancés" par la sœur du comte de Mun, Mme la duchesse d'Ursel, dont le mari était, alors, Président du Sénat. Accrédités par elle auprès de la comtesse de Flandres, celle-ci s'intéressa vivement à mes chansons populaires et me fit débuter à la Grande-Harmonie de Bruxelles dans un gala artistique au profit de ses œuvres charitables. Le prince Albert et la princesse Élisabeth, qui venaient de se marier, présidaient cette première audition et ne l'oublièrent plus désormais ; car, à la Panne, durant l'atroce Guerre, leurs Majestés me la rappelèrent encore elles-mêmes.

En 1900, nos compatriotes finistériens, MM. de Penfentenio, Guéneau de Mussy et Amédée de Vincelles, organisèrent au Théâtre Municipal de Brest, une conférence antialcoolique, à laquelle je prêtai mon concours. Nous y fûmes les hôtes, à la Préfecture Maritime, de l'amiral Barréra, qui me pria de me faire entendre, ensuite, à bord de tous les bâtiments de l'Escadre mouillée sur rade. Et ce furent, pour nous, deux semaines inoubliables !

A bord, tour à tour, du Borda, de La Bretagne, navire-école des mousses, du Tage, du Dupuy de Lôme, du Masséna, du Carnot, etc., pavoisés superbement, je pris contact avec nos braves "cols bleus", que, l'hiver suivant, je retrouvai à Toulon, au Golfe Juan et à Villefranche, où l'amiral Fournier avait son pavillon sur le Brennus ; et, partout, dans l'une comme dans l'autre escadre, on nous fêta si gentiment, on nous gâta tant et tant, que cela finit par chagriner fort - et j'en fus navré - le bon Yann Nibor - dans les plates-bandes (ou plutôt les plats-bords) duquel on me faisait marcher un peu malgré moi. Si bien qu'un jour, comme le Dr Barré, le secrétaire général de la société "La Pomme", lui disait, au cours d'un banquet :

- Et bien ! Yann, que dites-vous du succès de l'ami Botrel auprès de nos matelots ?

- Ah ! ce sacré Botrel ! s'écria le pauvre "Tonton Yann", non seulement il a failli me voler "ma gloire", mais voilà, maintenant, qu'il me vole "mes escadres".

Non, mon bon Yann, non la petite "vogue" de Botrel n'a pu diminuer en rien Votre Gloire ; et, comme vous demeurerez le grand, le seul, l'unique chantre des matelots, soyez sans crainte, allez ! Vos Escadres vous resteront fidèles !

Tous nos grands ports de guerre avaient donc entendu mes chansons, sauf Rochefort toutefois, lorsque, en 1902, sa municipalité décida de donner un concert au profit des victimes de la Martinique et demanda mon concours. Je l'accordai avec empressement, est-il besoin de le dire ? Et cela me valut - à mon grand étonnement, car je me croyais totalement ignoré de lui - une lettre de Pierre Loti, me disant que le "chansonnier" de la Paimpolaise ne pouvait avoir d'autre domicile, en Rochefort, que celui de l'auteur de Pêcheur d'Islande.

Après nous être fait, un peu, tirer l'oreille, par discrétion, nous acceptâmes la flatteuse invitation et séjournâmes trois jours dans son palais enchanté, y errant, à notre guise, de la chambre Louis XVI, où logeait Mme Botrel, à la chambre paysanne d'Oléron minutieusement reconstituée où je logeais moi-même, du salon persan à la pagode chinoise, de la salle à manger Renaissance à la mosquée turque, sur les dalles de marbre de laquelle nous fûmes autorisés par grande faveur (crainte d'un enrouement intempestif susceptible de compromettre le succès de nos auditions) à circuler autrement que les pieds déchaux.

Sait-on que cette fameuse mosquée, qui possède encore ses cercueils et sa porte sacrée, sa vasque aux ablutions, la petite stèle si émouvante qui surmontait primitivement la sépulture d'Azyadé, ses divans "profonds comme des tombeaux", est, tout simplement celle de Damas  ... Écroulée, mais non détruite, puisque tout en marbre, à la suite d'un incendie, elle fut achetée par Loti et mise, morceau par morceau, en des centaines de caisses, amenée ainsi à Rochefort et remontée ensuite - titanesque puzzle ! - au premier étage du vieux logis ancestral. Inutile d'ajouter qu'il fallut installer préalablement plusieurs puits de soutènement afin de consolider cette masse énorme dont le poids formidable eût écrasé l'antique et vénérable logis.

- Comme je ne lis jamais, - me dit Loti en m'accueillant, - je vous ignorais totalement en effet - ou croyais vous ignorer encore - l'hiver dernier. En croisière, loin de tous les nôtres, depuis près de deux années, nous étions mouillés, alors, dans la baie d'Alone à côté du Pascal, d'où, vers minuit, monta, soudain, dans la plus merveilleuse des nuits orientales, un chant si nostalgique et si doux que nous ne pûmes l'entendre sans pleurer. C'était le Noël à bord, dont les matelots du Pascal avaient appris et chantaient les couplets, soutenus au refrain, et en chœur, par ceux dès bâtiments voisins :

Pour oublier nos peines
- Et dig ! et dig dondaine ! ?
Sans prêtre et sans autel,
Fêtons Noël !

- D'où vient cette chanson ? dis-je à mes camarades... Je croyais bien posséder tout notre folklore marin, mais j'avoue que ce Noël m'est inconnu.

- C'est qu'il a pour auteur un chansonnier breton qui s'est fait connaître depuis peu, me répondit un permissionnaire qui venait me rejoindre.

- Son nom ?

- Théodore Botrel.

- J'ignore.

- Mais vous connaissez, cependant, quelques-unes de ses chansons que nos hommes nous fredonnent souvent, le soir, au gaillard d'avant, en les alternant avec celles de Yann Nibor... quand ce ne serait que les Châtaignes, la Fanchette.

- Mais oui...

- ... Et la Paimpolaise.

- Parbleu !... Oh ! il faudra que je fasse la connaissance de ce barde quand nous rallierons le pays !... Et voilà pourquoi je vous ai lancé l'autre jour une invitation en si grande hâte.

Et je remerciai in petto mes interprètes du Pascal et le capitaine Goisset qui - je l'ai su depuis par mon cousin Léon Joubaux, marin à son bord - avait été leur répétiteur.

Ce premier séjour chez Pierre Loti me valut la précieuse amitié, toujours fidèle, de sa dévouée compagne, si simplement, si pieusement charitable à tous, et celle de leur cher Samuel ; l'affection, aussi, de Mme Bon, la sueur aînée du poète d'Azyadé, qui l'aima, si l'on s'en rapporte à ses souvenirs d'enfance, d'un amour tyranniquement jaloux. Et je tiens d'elle-même une petite anecdote bien touchante que je m'en voudrais de ne pas vous conter ici :

- Par un gai matin d'été - me dit-elle - je traversais notre petit jardin pour passer de ma chambre à celle de notre mère située à l'extrémité Sud du bâtiment familial, lorsque j'aperçus le petit Julien (qui allait sur les quatre ans et portait encore des robes), assis sur le gazon devant une corbeille fleurie. Il était sage et au bon air ; aussi ne m'arrêtai-je pas et entrai-je chez maman avec laquelle je demeurai à bavarder pendant une demi-heure environ. En la quittant, je retrouvai le petit frère à sa même place, immobile, toujours, comme un minuscule bouddha. Je m'approchai de lui, un peu inquiète tout de même de ce silence et de cette immobilité si prolongés, et je lui dis :

"- Que fais-tu donc là, tout seul, mon petit Julien ?

"Et je verrai, et j'entendrai toujours l'enfant lever lentement vers moi ses grands yeux calmes, fixes, étranges, mystérieux comme ceux des jeunes lionceaux, pour me dire, en me désignant les fleurettes de la corbeille :

"- Z'admire !...

"Puis, baissant sa tête bouclée, il se remit à contempler les fleurs."

Qu'en pensez-vous, chers lecteurs ? Cette interminable et muette contemplation, ce simple mot : "Z'admire !" du grave enfant "encore en robes"... dites, n'était-ce pas, déjà, tout le futur Loti et son œuvre en puissance ?


FIN

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