Théodore Botrel
Troisième partie
Chapitre vingt neuf
Mes vrais débuts
Un soir, Victor Meusy nous communiqua une lettre qu'il venait de recevoir du président de l'Association générale des Étudiants. Celui-ci nous y disait qu'un concert étant organisé à l'Odéon, au profit d'une œuvre de charité patronnée par l'A, il espérait bien que le Chien Noir y serait représenté comme tous les autres cabarets artistiques.
La date ?
- Mercredi prochain.
- Impossible, dit Ferny : j'ai promis, déjà, mon concours ailleurs.
- Moi, je "sévis" dans le grand monde, prétexta Vincent Hyspa.
- Et moi, dans le demi, susurra Delmet.
- Voyons ! dit Meusy ; notre abstention serait remarquée que quelqu'un se dévoue, que diable !
- Envoyez le petit ! grogna Jules Jouy. C'est ainsi qu'il me désignait toujours.
- Ça te va, petit ?
- Assez... et je ferai mon possible pour ne pas vous déshonorer.
- Parfait ! dit notre Directeur. Mais arrangez-vous pour ne pas revenir trop tard.
Et le mercredi suivant, monté sur ma bicyclette pour "faire vite" et m'éviter tous frais de voiture, je mis le cap sur la lointaine et désertique Odéonie.
- A bicyclette !... me direz-vous ; en tenue de soirée ?
- Oh ! tranquillisez-vous ; ma toilette était fort simple.
Au cours de la précédente saison, j'avais été invité à me faire entendre, avec trois camarades, dans un grand Cercle parisien.
- Quelle tenue ? dis-je.
- Redingue, répondit Hyspa.
- Sifflet, dit Ferny.
- Smoking ! rectifia Delmet qui prononçait "smokinge".
Hein ? Non, mais me voyez-vous chantant les couplets naïfs et rustiques de mes Terreneuvas, de mes Islandais, en redingote ou en "queue de morue" ...
J'avais chez moi, heureusement, un gilet de Pont-l'Abbé, brodé par mes vieux amis Pichavant pour une pièce de notre Patronage, le Vieux Breton. Je l'arborai fièrement sous mon traditionnel veston noir ; et ce fut lui qui, désormais "situa" mes humbles chansons, mieux que ne l'eût pu faire le décor le plus savamment brossé.
C'est donc en cet équipage que j'arrivai à l'Odéon sur le coup de neuf heures. La salle était archibondée et j'attendis mon tour, dans les coulisses, la bouche sèche et le cœur battant à se briser. J'ai toujours été fort "traqueur" sur le "plateau" et le suis encore après tant d'années, au moment d'affronter un public nouveau ; mais, la première chanson terminée et applaudie, je redeviens maître de moi.
A neuf heures et demie, on annonça enfin : le chansonnier breton Théodore Botrel dans ses œuvres, et l'on me poussa en scène, pâle comme un mort. J'y fus accueilli par une salve d'applaudissements et, dès le second couplet de ma Ronde des Châtaignes, un public jeune, ardent, généreux, un peu chahuteur aussi, fit chorus au refrain :
Pour manger des châtaignes
Avec du cidre doux !
Puis, la Paimpolaise fut acclamée ; la Fanchette plus encore peut-être. Bref, succès complet (double ban, "chic" rien n'y manqua) que je constate ici, naïvement, comme si je parlais d'un étranger. C'est si loin !
Quand je remontai sur mon vélo, dix minutes plus tard, il me sembla que je chevauchais Pégase lui-même.
- Ça a bien marché, là-bas ? me dit Meusy.
- Très bien, cher Maître.
-Tant mieux ! Mais comme il est tard !... Enfin, vous passerez tout à l'heure, derrière Hyspa.
Le mercredi était, d'habitude, avec le samedi, le jour le meilleur pour la recette, et notre salle était pleine à craquer, ces soirs-là. Le succès qu'elle me fit fut si grand, si inaccoutumé, que j'en fus abasourdi. Les cannes des spectateurs martelaient le sol, les spectatrices applaudissaient en levant très haut leurs petites mains gantées et les "bravo ! une autre !", partant, encourageants et impératifs, de toutes parts, je dus revenir quatre ou cinq fois sur le tremplin...
- Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'a-t-il chanté ... demandaient les camarades accourus des coulisses à ce tapage inusitée.
- Mais qu'avez-vous donc, ce soir ? dit Meusy. Vous êtes épatant.
- Ce que j'ai ... Mais... un Public, parbleu !... répondis-je tout frémissant. Jusqu'ici, à huit heures et demie et à minuit, je n'ai guère chanté que devant les fauteuils vides ; tandis que ce soir...
- C'est bons ! c'est bon !... Dorénavant, vous ferez, vers dix heures, un second "tour" pour lequel vous garderez vos meilleures chansons...
Et, le lendemain, l'avisé directeur faisait paraître dans le Figaro un petit article commençant par ces mots : "Une étoile nouvelle vient de se révéler dans le Ciel de la Chanson", etc., etc.
Le succès, dès lors, ne se démentit plus ; et j'ajouterai même - si je n'avais pas peur d'être traité de fat - qu'il dure encore, car le public me fut toujours indulgent et fidèle.
L'été suivant, la Société La Pomme dans laquelle j'étais entré à la prière du Dr Barré, son secrétaire, remplacé, peu après, par Jean Bertot [Maintenant directeur du "Lexovien", et lui-même remplacé au secrétariat par le charmant et dévoué Louis Latouche], tint ses assises littéraires dans ma ville natale. Et la municipalité dinannaise insista pour que je fisse partie de la délégation. La fête locale était organisée par M. Even, le maire, remarquable dessinateur, qui m'illustra, depuis, les couvertures de mes chansons la Paimpolaise, le Vœu et la Voix des Cloches, et présidée par un enfant de Dinan, Yves Guyot, l'ancien Ministre.
Mes compatriotes m'accueillirent chaleureusement et m'applaudirent d'emblée et en toute confiance. Pourquoi ... Parce que je venais à eux précédé d'une petite renommée acquise dans la Capitale. On dit souvent que nul n'est prophète dans son pays. C'est faux... si on y revient après avoir prophétisé ailleurs, avec quelque succès.
J'eus aux banquets pour voisins de table : à ma gauche, le regretté directeur de l'Union libérale de Dinan, Jean-Marie Peigné, qui m'ouvrit ses colonnes ainsi qu'à mon premier et hyper-dithyrambique biographe Théophile Janvrais ; à ma droite, un délégué du Journal, tout jeune poète alors, mais déjà fort connu : Georges Dacquois. Ah ! le joyeux et spirituel artiste ! Ah! le bon et loyal camarade !... Et comme nous nous comprîmes vite ! Au début du Congrès, on s'ignorait : à la fin du déjeuner, on se tutoyait.
Le lendemain, nous descendîmes la Rance ensemble et, sur la vedette, je dus lui chanter tout mon répertoire breton qui se composait dès ce moment de la presque totalité des Chansons de chez nous. A Saint-Malo, nous descendîmes dans l'hôtel où naquit Châteaubriand ; après souper, nous fûmes nous asseoir au bas des remparts, face à sa tombe. Et nous restâmes là, devant la mer, accompagnant sa grande chanson, Docquois avec ses strophes et, moi, de mes couplets, jusqu'à deux heures du matin.
Le lendemain, avant de me quitter, mon nouvel ami me dit :
- Je viens d'envoyer au Journal un article où je te signale chaudement à l'attention des foules ; mais au Chien Noir où je t'ai entendu, tu es entouré de trop de célébrités qui t'écrasent forcément. Il faut t'isoler un peu pour mieux te mettre en valeur et t'apprécier : je viens d'en faire l'expérience. Alors, voici ce que je te propose. On va fonder un cabaret artistique, rue Pigalle, qui sera baptisé "Le Tréteau de Tabarin". Deux chansonniers seulement s'y feront entendre dans leurs œuvres Fursy et Charton. On m'y a demandé, à moi, une parade en en vers : Sur le Pont, que je suis en train de mettre au point. Veux-tu être des nôtres ? Après ton succès d'hier signalé par le Journal, je réponds de ton engagement. Là, toi seul donnerais la note grave, un peu sévère, du succès de laquelle je ne doute pas. Ça te va-t-il ?
- Ma foi, oui. Essaye toujours.
Ce qu'il avait prédit se réalisa. Après Charton, qui "fragsonnisait" joyeusement, et Fursy, qui, semblant s'amuser follement lui-même, désopilait toutes les rates avec ses "chansons rosses", mes couplets nostalgiques ou farouches faisaient une telle opposition que l'on était bien obligé de les écouter et de les remarquer. On m'applaudit ferme et, tous les courriéristes, Sarcey et Mendès en tête, assistant à cette ouverture sensationnelle, j'eus le lendemain une presse excellente, qui, en quarante-huit heures, mit mon humble nom sous les yeux de toute l'élite intellectuelle du pays.
La soirée se terminait par la parade étourdissante de verve et d'allure de Georges Docquois, interprétée avec un entrain endiablé par deux jeunes artistes frais émoulus du Conservatoire et qui devaient, eux aussi, faire leur chemin : Garbagni et Prince, le futur "Rigadin".
Et voilà, chers lecteurs, quels furent les bons artisans de mes "vrais débuts" : les Étudiants et la Pomme. Étonnez-vous après cela, de m'avoir vu, toujours, exalter, la jeunesse... et les pommiers.
Suite : Troisième partie, chapitre trente - Au Port-Blanc
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