CHAPITRES
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PRÉFACE DE CHARLES LE GOFFIC

PREMIÈRE PARTIE :
MON ENFANCE
Ma première chanson
L'ogre
L'étang noir
A Dinan-la-Jolie
Un "intersigne"
Les "tape-fer"
La Forêt enchantée
Les loups
Le départ
Parisien !
Nostalgie
"Mut'-ou-Cor, ?"
"Aide-toi..."

DEUXIÈME PARTIE :
MA JEUNESSE
Sur le trimard
La faute
Dans la basoche
Devant Victor-Hugo. - Chez Henri Becque
Débuts... dramatiques
Premiers refrains. Premiers bouquins
Au 41ème

TROISIÈME PARTIE :
MES VRAIS DÉBUTS
La mort de grand'maman Fanchon
Antoine et Scriwaneck
Un soir de fête
"Il ne faut point dire : Fontaine"
"Monsieur l'Aumônier"
L'ouverture du "Chien Noir"
La "Paimpolaise"
Chansonniers et poètes
Mes vrais débuts
Au Port-Blanc
Les "bons camarades"
Les "Chansons de chez nous"
La chanson "au quartier"
Le "Prince"

QUATRIÈME PARTIE :
EN TOURNÉE
La "Fleur de Lys"
A la Haute-Cour (Le Serment)
En escadres - Chez Pierre Loti


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Théodore Botrel


Première partie

Chapitre huit

Les loups


Croyant avoir tout dit de ma petite enfance si doucement quelconque, j'allais vous faire quitter le Parson, chers lecteurs, pour vous entraîner avec moi vers la grande ville, quand la voix d'une indiscrète personne, qui lisait par-dessus mon épaule, murmura à mon oreille?

- Hé là ! Pas encore !... Et les loups ?

- Quels loups ?

- L'histoire promise l'autre jour.

- Eh ! c'est parbleu vrai ! Je l'allais oublier.

Allons-y donc encore d'une très vieille, mais véridique histoire.

***

Oui, de mon temps - un demi-siècle : ça compte -- il y avait des loups, et même beaucoup de loups dans notre pays si boisé; et je suis certain que les Mévennais de ma génération se souviennent encore de cette pauvre fillette qui, attaquée à l'orée du bois de Saint-Méen, alors qu'elle y coupait de la fougère sèche, se battit toute une soirée, à coups de faucille, avec une de ces monstrueuses bêtes : le loup fut retrouvé mort le lendemain à côté de la vaillante enfant évanouie, à bout de sang et qui ne survécut, du reste, que quelques jours à ses horribles blessures... Jamais, depuis, je n'ai pu lire la "Chèvre de Monsieur Séguin", du doux conteur Alphonse Daudet, sans songer à la sauvage, muette, interminable bataille que soutint la pauvre enfant, cette nuit-là, dans cette affreuse solitude hivernale, sans nulle espérance de secours.

Eh bien ! c'est au cours de ce même hiver que je vis mon premier loup.

Il avait neigé fort tout le jour et nous étions seuls au logis,ma grand-mère et moi, "Tante Lalie" ayant été veiller, son tricot en main, chez les Jeannet. Un certain Emilien, le fils aîné de la maison, lui faisait alors un tantinet la cour; du moins, petit jaloux, en avais-je l'intuition.

Il pouvait être neuf ou dix heures et j'étais en train de faire rôtir des châtaignes dans le fond d'une vieille casserole préalablement percée d'une infinité de petits trous, quand la porte s'ouvrit avec force sous la poussée de ma jeune tante, qui, entrée en coup de vent, s'écria, essoufflée?

- Maman!... Un loup !...

Et, la porte refermée derrière elle, elle y demeurait appuyée, comme adhérente à la boiserie, très pâle et les mains sur son cœur oppressé.

Un loup !... Et où ça donc, ma fille ? dit sa mère avec son beau calme habituel.

Là, sur la route, au pied de notre haie : un grand loup noir qui s'est "leveu tout dret", au moment où je passais la douve.

- Faut voir un "p'tît quâ", dit la vieille.

Et elle alluma tranquillement sa lanterne. Puis, escortée de sa fillette, de plus en plus tremblante, et de votre serviteur accroché à son tablier - et qui ne serait pas resté seul dans la chaumière pour un empire la vaillante Brette sortit dans son petit verger et marcha droit à la haie qui dominait de deux mètres environ le grand chemin. Arrivée là, elle leva son lumignon. Alors nous vîmes effectivement une sorte de long chien noir et maigre - si maigre ! -- qui, les oreilles dressées, pointées raide, le poil hérissé, la queue entre les jambes, nous regardait d'en bas, avec des prunelles d'enfer, tout en grognant sourdement.

Grand-mère, qui savait que la lumière effraye ces maudites bêtes nocturnes, se pencha sur la haie et balança la lanterne. Le loup se rasa dans son trou de neige comme pour essayer de bondir jusqu'à nous, hésita un instant... puis, finalement, s'en fut vers le haut du village désert et disparut dans la nuit.

Au fin matin, ma tante donna l'alarme par tout le village et vers les dix heures on nous apprenait que la bête s'était terrée dans un petit bois taillis, au-dessus du pont qui enjambe le Garun, deux kilomètres environ avant la Prévotais.

Je vois encore une grande gaillarde, sa fourche en fer sur l'épaule, qui, pour l'empêcher sans doute de rentrer dans le village, montait gravement la garde à l'entrée dudit pont.

A midi, mon oncle Ange arriva du Muel avec un panier de légumes pour sa mère. C'était un ancien soldat de 70 - on ne le désigne encore dans le pays de Saint-Méen, où chacun a son surnom, que sous celui de "Champigny" - et il fut accueilli comme un sauveur.

- Hé ! l'Ange ! Tu vas l'"querveu" tâ, le sale bestiau !

- Dame, oui dame, j'voudreus ben, dit "Champigny" en souriant, mais j'ai point mon chassepot !

- François Laurent n'en a-t-il point un ? Espère : il va ben te l'prêteu !

Qui fut dit fut fait. Et voilà le brave forgeron, tout le village le suivant à la queue leu leu, qui, sur les indications de la virago, marche droit au taillis signalé, l'explore longuement et soudain s'écrie

J'crois ben que je le vois, c'maudit chien là ! Bougez point que je l'guigne à suffisance !

Et il escalade lentement le fossé, prend la position du tireur à genou, pose le bout du canon de son arme sur une branchette d'ajonc, vise longuement, longuement nous entendions nos cœurs battre dans nos poitrines - et tout à coup - pan ! pan ! - presse en même temps les deux gâchettes.

-?Ça y est-il ? hurle la foule.

-?Ça y est !

- Il est "querveu" ?

- Non, il est "rateu" !... Mais, ça ne fait rien : v'là qu'il s'ensauve !

Et en effet, plusieurs de nous aperçurent, paraît-il, le carnassier qui décampait sans demander son reste - blessé peut-être tout de même un peu - du côté de Quédillac. Bon voyage !

Et, avec le doux égoïsme inconscient du paysan, on s'en fut payer quelques bolées d'honneur au héros bon enfant qui venait de débarrasser le Parson d'un monstre redouté... en l'expédiant chez les voisins.

Telle est ma première histoire de loups. Une comédie, quoi !... Comparée surtout à la seconde, qui aurait pu tourner, celle-là, en une lamentable tragédie, comme vous l'allez voir.

***

L'an suivant - je venais d'attraper mes cinq ans - par une belle journée de froid sec de décembre, nous étions allés, grand-mère et moi, comme cela nous arrivait souvent, faire un fagot de branches mortes dans les bois de Saint-Méen. Par la Pierre et les Fonaillères, nous avions gagné, peu à peu, la Madochère et les Loges - où grand-mère rapportait des hardes raccommodées par sa petite couturière - et vers les trois, quatre heures, comme la nuit s'annonçait déjà, nous songeâmes à rallier la grand-route par la Saudrais. Mon aïeule, robuste encore malgré ses soixante-dix ans proches, portait un énorme fagot sur l'épaule et je trottinais à son côté, quelques branchettes sous le bras, moi aussi, et tenant à la main une jolie petite faucille qu'un de mes oncles avait forgée à mon intention.

La neige durcie crissait sous nos sabots et il faisait bon marcher ainsi à travers cette campagne immaculée, vers la petite chaumière bien close, qui, dans une heure, s'égayerait à la lueur dansante de la flambée que nous venions de glaner dans le grand bois transi tout dentelé de givre.

De ci, de là, je cueillais aux talus une mûre tardive ou bien quelque baie rouge à la saveur amère que je dégustais en cachette, cela m'étant fruit sévèrement défendu: et ce fut, cependant, cette désobéissance - je ne devrais pas l'avouer -qui nous sauva sans doute. Comme je revenais un peu sur mes pas pour cueillir un de ces fruits tentateurs, j'aperçus, au bout de la sente que nous suivions, un animal étrange, qui nous courait après par une succession de bonds si bizarres, si grotesques même, qu'ils me donnèrent tout d'abord une grande envie de rire.

- Oh ! grand-mère - dis-je -- voilà un chien qui danse !

- Laisse-le faire et ne me quitte point, car v'là -la nuit qui tombe.

- Mais, grand-mère, ça serait-y point un loup  ...

- Viens donc, viens donc, dit-elle, muchée sous son énorme faix de bois qui la rendait demi-sourde et aveugle. Un loup ! V'là-t-y pas que tu vas tourner "diot" a c't'heure ?

- Oh ! grand-mère... c'est qu'il m'a ben l'air pareil à c'ti d'la Tante Lalie! ...

Et, comme, à ce moment précis, la bête, qui s'était arrêtée nez au vent, se mettait à pousser une sorte de glapissement lamentable et très particulier, ma grand-mère, du coup, s'arrêta net et se retourna brusquement en jetant son lourd fagot à terre.

- Doux Jésus !... murmura-t-elle : tu as peut-être ben raison tout d'même, mon Théo. Arrive vite : la grand-route est toute proche et, là, sûr et certain qu'on trouvera du secours.

Et, me saisissant par la main, elle m'entraîna au galop.

De temps en temps, nous nous retournions et apercevions la bête qui, après s'être léché une de ses pattes de derrière, se remettait à venir sur nous de cette allure étrange qui, tout à l'heure, m'avait tant amusé.

- Dieu soit loué, disait mon aïeule en se signant : un chasseur a dû lui "bailleu" un coup d'fusil et lui a "briseu" une patte de l'arrière-train; sans quoi...

Elle n'acheva pas sa phrase ; mais j'avais compris à demi mot et n'en trottais que de plus belle, comme bien vous le pensez.

Quand nous atteignîmes la route, nous avions tellement devancé notre poursuivant, que nous crûmes un instant qu'il avait abandonné la partie. Ah ! ben ouiche ! nous n'avions pas fait cinq cents pas qu'il débouchait à son tour du sentier et, tout grondant, recommençait à nous suivre.

Alors, moi, godiche, je me mis à pleurnicher.

- Ne crains donc rien, dit mon aïeue : il n'a point "gagneu" un mètre sur nous depuis cinq minutes... au contraire ; même si nous ne croisons personne, nous serons au Parson avant lui.

C'était judicieusement raisonné ; seulement, pour arriver avant lui au Parson, il ne fallait pas ralentir le pas un seul instant. Or, il nous restait une bonne lieue encore à dévider avant d'atteindre le village. Et voici que, bientôt, mes petites jambes se lassèrent et que je commençai à trébucher.

- Jetons nos sabots, mon p'tit gâs : pieds-nus, on s'ra plus leste.

Le loup s'arrêta à les flairer et, même, à en broyer un entre ses dents rageuses, ce qui nous donna quelques mètres d'avance encore.

- Grand-mère ! Je n'en puis plus, je suis trop las !

- Courage ! On arrive au Garun : après le pont, on sera vite rendu.

Au pont, je tombai sur mes genoux.

Alors, la pauvre femme m'enleva dans ses bras et continua sa course, haletante, son cher fardeau serré contre son vieux cœur.

Mais dame !... elle n'allait plus vite évidemment et la maudite bête, à présent, gagnait du terrain. Par-dessus l'épaule de grand-mère, je la voyais bondir en claudiquant, d'une claudication de plus en plus grotesque, mais qui, maintenant me faisait frissonner. Elle gagna ainsi cent mètres, puis deux cents...

- Si la Mélie n'est pas chez elle, soupira tout à coup ma bonne vieille à bout de souffle, nous sommes perdus !

La Mélie était une de ses amies d'enfance, qui logeait, seule, dans une petite cahute d'argile, à un kilomètre environ, sur la gauche, avant d'arriver au Parson.

- Grand-mère, le loup est tout proche ; mais posez-moi à terre : je suis délassé à présent et j'vas pouvoir galoper de nouveau.

Grâce à quoi nous gagnâmes une cinquantaine de mètres. Quelle course ! ...

- Bonne Sainte Vierge ! On est sauvé !... dit tout à coup grand-mère. J'vois la Mélie qui rentre son linge.

Et de loin, et le plus haut possible, elle se mit à lui crier.

- Mélie, v'là un loup ! ... Mélie, v'là un loup !... Ouvrez ben vite votre porte !

Un loup  ... Du coup, sans dire ouf, l'autre lâcha ses loques, sauta d'un bond jusqu'à son huis et l'ouvrit en grand. Dix secondes encore et grand-mère et moi nous nous y engouffrions et roulions par terre dans la chaumière de tout notre long, l'un sur l'autre, riant et pleurant à la fois... tandis que la Mélie, sa porte refermée à la volée, clanchait son gros loquet de bois.

Ouf !... qu'il était temps !... Une lourde masse, dehors, s'abattait peu après, à son tour, contre la vieille porte qui en fut tout ébranlée, durant qu'un rugissement de déception furieuse nous faisait frissonner tous trois jusqu'à la racine des cheveux.

Par une petite lucarne garnie de barreaux de fer, nous pûmes alors, tout à notre aise, observer l'animal assis devant le seuil.

C'était bien un loup, et d'une assez belle taille, ma foi, à demi enragé par la faim et par la douleur et qui, accroupi de côté sur son arrière-train broyé, s'installait comme pour faire le siège de là petite maison.

-?Reste, mon vieux, grogna la Mélie ; reste-là, si le cœur t'en dit, en attendant le bon coup de fusil que quelqu'un du village te baillera demain matin..

Pendant ce temps, agenouillés devant la bonne Vierge en porcelaine blanche de notre hôtesse, nous disions, grand-mère et moi, notre merci à Celle qui nous avait sauvés d'un aussi grand danger.

Puis, les deux braves femmes, tranquillement, s'attelèrent à la préparation du souper.

Moi, qui ne possédais pas encore leur douce philosophie et qui, du reste, n'avais rien de mieux à faire, je me repris, grimpé sur un tabouret, à surveiller l'ennemi par la petite fenêtre, tout comme une sentinelle du haut de son échauguette.

- Grand-mère... quoi donc qu'elle fait encore, la méchante bête-là ?

Ce qu'elle faisait  ... Ayant remarqué que le bas de la vieille porte était vermoulu, moisi, pourri, elle le déchiquetait avec ses crocs terribles. Mais elle ne tarda pas à s'arrêter, car le bois, un peu plus haut, devenait de moins en moins friable, puis tout à fait solide, résistant.

Alors, changeant de tactique et devinant qu'il n'y avait aucune pierre de seuil sous la pauvre vieille porte, le loup, de ses puissantes pattes de devant, non blessées celles-là, se mit avec une rapidité extraordinaire et une rage diabolique, à creuser le sol très meuble à cet endroit, détrempé qu'il était par la neige fondante.

De temps en temps, il s'arrêtait pour renifler notre odeur... et nous apercevions déjà distinctement la moitié de son mufle noir.

- Grand-mère ! Grand-mère ! Il va "entreu" ! ...

- Mais non !... Es-tu sot, mon pauv'gâs !... Mélie, passezmoi donc votre hachette.

- J'en ai point, ma pauvr' Fanchette. Je l'ai "laisseu" dans l'hangar avec mes deux faucilles.

- Grand-mère ! Grand-mère ! On voit déjà ses méchants yeux tout rouges. Il va passer toute sa tête de même ! ...

- Mélie, mettez du bois sous la marmite, ma fille, et que la soupe soit prête dans cinq minutes, hein ?

La soupe !... Ah ! il s'agissait bien de la soupe, à cette heure ! Et je jetais un regard de dédain et de rancune presque vers le grand feu flambant, sur lequel faisait déjà glouglou une potée d'eau claire où se pavanaient quelques légumes.

- Grand-mère ! Le trou s'agrandit. J'l'avais ben dit : sa tête y passe tout entière ! ...

- T'en es-tu certain, mon Théo ?

- Oui, dame !... J'viens de la voir, grand-mère.

- Alors, espère un p'tit quâ... et j'crès ben qu'tu vas rire !

Rire ? Ah ! que j'y étais donc dispos ! La pauvre vieille devenait-elle folle ? Rire quand, déjà, l'horrible tête reparaissait en grondant, et en soufflant si fort, en même temps, que la poussière nous en montait au nez. Quelques coups de croc de plus dans la porte, quelques coups de griffes encore dans la terre et il devenait évident que les épaules de la bête passeraient ; et ensuite, dame !...

Mais, à ce moment : "Attention !", cria mon aïeule en s'avançant avec, au poing, l'énorme marmite noire remplie d'eau en pleine ébullition ; et, v'lan ! tout est vidé d'un seul jet sur la tête du monstre...

- T'as faim, gourmand ? Tiens : régale tâ !

Ah ! quel hurlement effroyable lui répondit ! J'en frissonne encore rien que d'en parler... Mais ce fut la fin du siège. Ebouillantée, aveuglée, l'horrible bête s'enfuit... pour aller se faire achever, deux jours plus tard, dans la forêt de Lajeu.

***

Et voilà l'histoire, promise, des deux loups vus par moi, jadis, de mes propres yeux vus. Ce furent les seuls, du reste... à quatre pattes tout au moins.., car, des loups à deux pattes, bonnes gens, dans le cours de ma vie j'en ai croisé bien souvent : pauvres carnassiers, faméliques et enragés, parfois plus redoutables que ceux de mon enfance.


Suite : Première partie, chapitre neuf - Le départ

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