Les divettes de café-concert


sont lasses des obscénités

Article de Berthe Delaunay dans Le Matin du 21 février 1910.

n magistrat à la tête d'un syndicat des artistes de café-concert, c'est un spectacle assez nouveau. Le président Bonjean vient de nous le donner.

En invitant les chanteurs de music-hall à se regrouper pour défendre leurs intérêts, il leur a conseillé de renoncer au répertoire ordurier qui triomphe en ce moment sur les petites scènes légères. Il prétend que le public reviendrait en masse au café-concert si l'on pouvait faire cesser l'éclipse de goût et d'esprit qui se manifeste en ce genre de spectacle.

"Il ne s'agit pas me dit-il - en me parlant de son projet - de contraindre les chansonniers à devenir austères. Nous ne tombons pas dans un pharisaïsme outrancier. L'art libertin, finement exprimé, est plein de charme, pourvu qu'il ne devienne pas obscène.

"Informez-vous auprès des artistes eux-mêmes, et vous constaterez qu'ils ont aussi la nausée des malpropres niaiseries qu'on leur fait débiter."

J'ai suivi ce précieux conseil, et je suis allé m'enquérir auprès des plus brillantes parmi nos étoiles de music-hall du sort réservé au café-concert honnête.

Mme Anna Thibaud rêve de voir rétablir la censure

Mme Anna Thibaud, la fine diseuse, à laquelle je m'adresse tout d'abord, s'écrie, dès les premiers mots :

- "Si je crois à la réussite du café-concert où l'esprit remplacerait l'ordure ? Ah ! grand Dieu oui, j'y crois ! Et j'ajoute que si les impresarii persistent dans la voie où ils se sont engagés, si les cafés-concerts continuent à être uniquement le prétexte à exhibition de petites femmes dont les robes finissent partout et ne commencent nulle part, c'est la ruine du genre à bref délai.
On en a assez, on en a trop des scies scatologiques, des valses langoureuses, bêtes à pleurer, des vieux messieurs polissons et des trottins vicieux dont on narre d'une voix fausse les aventures toujours pareilles...

Mon répertoire, qui est celui de Judic, rajeuni, comprend "Marinette de chez nous", "Le cœur de ma mie", "Le P'tit béguin", de Marinier, et toutes mes vieilles chansons de Nadaud, de Béranger, qui aux soirées des "Trente ans de théâtre" me valent toujours un gros succès, quoiqu'elles ne contiennent pas la moindre grossièreté, la plus petite allusion suspecte !"

- "Pourriez-vous me dire à quoi vous attribuez ce relâchement du goût chez le public ?"
- "À la suppression de la censure, uniquement. C'est de ce jour-là que, de licence en licence, on est tombé dans le vice bas, impudiquement étalé. Chaque auteur a voulu faire plus fort, plus osé que le voisin... et on en est arrivé à la scatologie.

C'est aussi un peu la faute des spectatrices. Quand le hasard amène une femme du monde au café-concert et que l'on débite devant elle des inepties malpropres, elle se garde de montrer sa gêne, de peur de passer pour une bécasse et... elle ne proteste pas.
Et pourtant il est incontestable que les spectateurs s'amusent beaucoup plus à la franche et saine gaîté ! La preuve c'est que lorsqu'on reprend des chansons de Judic ou de Thérésa, c'est toujours un succès assuré.

Oh ! l'on y reviendra ; sans quoi c'est la mort du café-concert à bref délai."

Mme Yvette Guilbert plaint le public et les artistes

Mme Yvette Guilbert veut bien nous adresser la lettre suivante :

"Chère Madame,

"Évidemment tous les Parisiens doués d'un peu de goût se réjouiront d'un concert où la pornographie sera exclue. Il est grand temps qu'on remédie à cette mentalité spéciale qui, à la longue, nous fera passer pour des malades.

J'espère qu'on trouvera des artistes dévoués à la belle et propre cause de la chanson et qu'on trouvera surtout (mais cela sera plus difficile), pour diriger la nouvelle école, un homme ou une femme ayant comme moi consacré des années de sa vie à apprendre l'histoire de la chanson, c'est-à-dire toutes ses phases, toutes ses couleurs, toutes ses évolutions, tous ses trésors pittoresques, ignorés du public et même des artistes, et capable de guider ces derniers au milieu des cent mille trésors...

Le directeur d'un concert intelligent, amusant et artistique doit venir d'une bibliothèque. Alors, quelles révélations ? Moi je sais, par le temps que je passe à bouquiner, à m'informer, à voyager et à récolter partout mes éléments de succès ce qu'il faut emmagasiner de livres aux mille pages pour connaître un peu nos richesses.

Yvette Guilbert"

Mme Louise Balthy accuse le public

- Allo ! Allo !... Madame Louise Balthy ?
- Soi-même, répond une voix gouailleuse. Vous désirez ?
- Je voudrais, Madame, avoir votre avis sur le café-concert moralisateur, tel qu'on veut l'instaurer...

Un éclat de rire irrévérencieux stride dans l'appareil...

- Le "beuglant" sans cochonneries ? (sic)... Oh ! c'est simple, ça ne fera pas un sou. On chantera devant les banquettes. Ce genre de spectacle est, tel qu'on le présente, parfaitement adéquat à l'état moral de notre société actuelle. Songez un peu à la mentalité des auditeurs, et vous trouverez que les couplets qu'on leur "dégoise" sont innocents comme des cantiques.

Mlle Lanthenay applaudit à la rénovation du café-concert

Avec Mlle Adeline Lanthenay, c'est un tout autre son de cloche. L'aimable et spirituelle divette accueille avec joie l'annonce de la rénovation du café-concert.

- On va donc balayer les écuries d'Augias ? me dit-elle en riant de toutes ses dents nacrées. J'en accepte l'augure avec enthousiasme.

J'avais songé à créer moi-même un établissement de ce genre. Car j'en suis saturée des phrases à double sens, des polissonneries que l'on ne peut même plus souligner du geste ou de la voix, parce qu'elles sont trop épaisses, trop nauséeuses... On nous fait encore de jolie musique, alerte, fraîche... Mais les paroles ! Vous n'imaginez pas quel degré d'amère bêtise ont atteint les faiseurs de chansons ? car je ne puis, en conscience, les qualifier de poètes, n'est-ce pas ? Ils ne recherchent que la grosse obscénité. Tenez, écoutez les titres : "la Crémière dessalée", "Voulez-vous que j'vous l'fasse ?", "J'suis-t-un-cochon", "Gueule pas si fort !", "On veut m'violer !" etc. etc. J'en passe et meilleurs.

Il faut réhabituer le public à l'esprit, à la raillerie légère, en paillettes, en dentelles, en cascades, qui a fait le charme du dix-huitième siècle, où l'on savait tout dire, tout laisser deviner, tout effleurer, sans jamais choir dans la grossièreté.

Et, mutine, Mlle Lanthenay, dont le petit nez en défi se fronce joliment, fredonne d'une voix pure et cristalline quelques mesures de "Chandelle est morte" et d'"Auto et berline", fort spirituelles chansons qu'elle détaille chaque soir à l' Alhambra, en diseuse avertie. Ses yeux pétillants de malice, sa frimousse moqueuse soulignent les paroles au bon endroit, et c'est un charme réel d'entendre ces couplets tout juste assez légers pour ne point braver l'honnêteté, dans cette demeure artistique, meublée d'antiques bahuts de chêne, de précieuses crédences, drapée de tapisseries anciennes sur lesquelles se détachent des gravures du grand siècle et des toiles de maîtres.
Pendant que la diva égrène ses ritournelles, un évêque en bois sculpté, mitre au front, crosse en main, merveilleux travail du douzième siècle, préside, du haut de la cheminée, à ce concert profane.
- Mon avis, affirme Mlle Lanthenay en me reconduisant jusqu'au seuil, est qu'avec de bons artistes et de bons auteurs, on ramènera la foule au music-hall. Les familles en reprendront le chemin, et ce sera le succès certain.

MM. Fragson et Fursy pensent de même. Ils ont foi dans le triomphe du café-concert épuré.


Merci à Claire Simon-Boidot pour la trouvaille et la mise en forme du texte.