Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

Pour la petite fille du bureau de Tabac        

1ère partie

Chapitre Premier

Où le héros de ce roman commence par se suicider.

Hector Lacosse, premier garçon du Grand Hôtel de la Plage, à Saint-Aubigny, s'était assis près du, fourneau et, rêveur, écoutait bouillir l'eau réclamée depuis dix minutes par le client du 6 pour un bain de pieds.

A quoi pouvait rêver Lacosse, sinon à Mlle Suzanne Bichon, la fille du patron ?

Depuis qu'il était entré au Grand Hôtel de la Plage, Lacosse languissait d'amour pour cette belle fille rousse, dont il avait déjà plusieurs fois demandé la main afin d'obtenir le reste.

Ah ! ce reste ! Mlle Suzanne n'avait que dix-sept ans. Mais sa gorge était déjà très avancée pour son âge et elle ne péchait pas non plus par la base. Il ne lui manquait que sa dent de sagesse.

Seulement, elle avait des goûts très relevés, et Bichon père avait déclaré nettement :

- Notre fille ne sera jamais à un homme qui l'abaisserait.

Or, Hector Lacosse n'était pas un type dans le genre des garçons de café de M. Tristan Bernard, il n'avait pas hérité d'un million. D'autre part, il ne se distinguait point par un de ces physiques qui vous mettent une femme à l'envers. Sa laideur comique attirait l'attention : bas sur pattes et carré d'épaules, le torse trop long... et le nez trop court, il évoquait notre ancêtre primitif par le prognathisme de la mâchoire inférieure et l'abondance d'un système pileux qui envahissait jusqu'à ses narines. Mais les petits yeux gris ombrés de sourcils en brosse exprimaient la douceur d'un caractère égal et la bouche immense aux lèvres charnues disait la na?veté et la bonté.

Hector, d'ailleurs, ne rachetait pas sa laideur naturelle par un de ces génies qui s'imposent. Il était honnête, sans plus. Il avait bien, une fois, inventé un système d'appel musical, destiné à permettre aux clients de l'hôtel d'exprimer leurs désirs, au moyen de fils électriques ingénieusement reliés à des appareils phonographiques où étaient enregistrés des airs connus. Lorsque le phonographe jouait, par exemple, "Ma chandelle est morte, etc...", cela signifiait clairement que le client n'avait plus de bougie. La fameuse romance de Mignon : "Connais-tu le pays où fleurit..., etc...", appelait la tisane de fleurs d'oranger. Et ainsi de suite...

Mais, contrairement aux prévisions de Lacosse, cette invention avait compliqué le service et l'essai en avait été désastreux.

Depuis ce jour, Hector s'était résigné à n'être qu'un garçon ordinaire et à se dépenser le moins possible. Comme son nom l'indique, il faisait profession d'une agréable fainéantise.

Il soupirait donc devant la bouillotte du 6 quand, précisément, Mlle Suzanne entra...

Elle revenait du bain. Un peignoir, gentiment entr'ouvert, laissait voir un paysage vallonné et deux jambes admirables, d'une blancheur laiteuse et comme nacrée, aux mollets ronds et cambrés, aux genoux et aux chevilles minces.

- Voyons, Hector, le 6 carillonne depuis un quart d'heure... Que faites-vous donc, mon pauvre ami?

Une grimace d'amertume crispa la bouche d'Hector. Il leva les yeux au ciel et prit la bouillotte.

- Quelle drôle de tête ! fit Suzanne en riant.

La bouillotte à la main, et sentant vivement que l'on se payait la sienne, Hector s'écria :

- C'est cela, je vous fais rire !... Je suis votre tête de Turc, pas davantage...

- Vous êtes un garçon qui m'amuse, c'est déjà beaucoup, Hector...

- Ali ! mademoiselle Suzanne, si vous vouliez seulement vous amuser complètement avec moi..., je vous assure que je serais pour vous un si bon mari, un vrai chien de garde...

Suzanne redevint sérieuse.

- Ne me parlez plus de cela, Hector. Papa ne veut rien savoir et, d'ailleurs, je suis bien trop jeune... -

La valeur n'attend pas le nombre des années ! répliqua Lacosse qui avait entendu "le Cid" au casino, en matinée populaire.

Un sourire inquiétant éclaira de nouveau le visage de la jeune fille. Elle murmura :

- Je ne connais rien de la vie, je vous l'assure.

- Allons donc, mademoiselle Suzanne, l'autre jour encore je vous ai vu avec Pandouille, le charcutier...

- Je ne faisais pas de mal...

- Il vous serrait de bien près, en tout cas...

- Il prenait une commande.

- Mais ne prenait-il point aussi quelque autre chose?... Et le fils Merlin, qui vous a proposé de vous emmener à Paris pour vous lancer... Et Décadant, le capitaine des pompiers... je l'ai bien remarqué dimanche dernier pendant la manoeuvre...

- Une fois pour toutes, Hector, je vous déclare que mon honneur est intact... Et puis, continua Suzanne impatientée, et puis mêlez-vous de ce qui vous regarde. Je n'ai pas de comptes à vous rendre, je pense... Vous n'êtes rien pour moi.

Elle accompagna ces dures paroles d'un haussement d'épaules méprisant...

- Ah ! c'en est trop, vous me mettez hors de moi, je veux aussi ma part de bonheur... cria le serviteur incompris dont la patience était à bout. Je veux vivre ma vie, sacré nom !

Et se haussant à l'exaltation d'un Ruy Blas balnéaire, il déposa la bouillotte sur le fourneau, et saisit la jeune fille comme un homme qui n'y tient plus.

En moins de temps qu'il n'en faut pour le décrire (ce qui d'ailleurs ne serait pas convenable), Hector l'avait enlacée brutalement et, cherchait à l'embrasser. Mais Mlle Suzanne, sentant le danger, prit son courage à deux mains et (de la troisième, sans doute ! ...) elle asséna un terrible coup de poing sur le nez trop court de Lacosse qui, du coup, lâcha prise, honteux et confus.

De la porte, elle lança ces paroles irrévocables :

- Sauvage!... Vous lie m'aurez jamais... vous m'entendez : jamais ! Et si je ne dis rien à papa, c'est bien parce que j'ai pitié de vous !

Et là-dessus, relevant d'un geste noble son peignoir qui découvrit ses mollets, elle sortit sans daigner retourner la tête et alla prendre son bain...

- Oh! Oh ! Oh ! gémit Lacosse, résumant ainsi ses impressions multiples et tumultueuses.

Il s'effondra sur une chaise. Un accablement infini succéda à une minute d'emportement amoureux, de folie érotique.

Sa déchéance lui apparut. Il comprit qu'il n'était rien, en effet, pour cette belle fille adorée, rien qu'un pauvre bougre de bon garçon sans le sou et sans histoire dont on riait parce qu'il avait "une drôle de tête".

On l'avait toujours dédaigné, même à Paris, jadis, quand il exerçait les fonctions de garçon dans un petit hôtel borgne du passage de l'?lysée-des-Beaux-Arts où la chambre coûtait vingt sous pour dix minutes avec la serviette, un peu de bougie et les punaises... Jamais une femme ne l'avait pris au sérieux. Et, pourtant, il en avait vu défiler sous ses yeux !... il en avait pénétré des secrets d'amour!

Mais non, dans sa besogne même obscure et limitée, il n'avait jamais été considéré.

Pourquoi tra?ner plus longtemps une vie sans gloire, sans beauté, sans espérance ? L'avenir ne lui réservait qu'une médiocrité écoeurante. Il n'avait pas le goût du travail, il irait de déceptions en déceptions, d'hôtel en hôtel, il ne serait jamais qu'un paria...

Une seule porte de sortie s'ouvrait devant lui, le suicide ! Il y avait déjà songé... Cette fois, il en prit son parti...

Tout en saignant du nez dans son mouchoir à carreaux, il s'avisa qu'il est plus facile de mourir que de vivre.

Mais Lacosse voulait mourir en beauté. Le malheureux n'hésita pas longtemps. Il décida de se jeter à la mer.

C'était précisément l'heure de la marée haute, l'heure du bain. Tous les baigneurs de Saint-Aubigny envahissaient la plage. Sa mort ne passerait pas du moins inaperçue. Mlle Suzanne elle-même serait là. Elle verrait le cadavre et s'attendrirait peut-être. La figure de Lacosse s'éclaircit à l'idée de cette satisfaction posthume. Et, oubliant l'eau chaude du 6, il courut résolument à sa mansarde pour se mettre en caleçon.

En se déshabillant, il revit son enfance, remua des souvenirs. La dernière toilette ne fut d'ailleurs pas longue. Il embrassa quelques photographies de famille. Son baiser s'arrêta plus longuement sur la photographie d'une accorte petite bonne de bouillon Duval. C'était Mélanie, sa sœur cadette.

Hector avait toujours eu un culte pour Mélanie. Il la considérait comme une femme supérieure et appelée aux plus hautes destinées. C'était lui qui l'avait fait entrer chez Duval où il connaissait un laveur de vaisselle. Mélanie avait vingt-trois ans, cinq ans de moins que son frère. Elle avait souvent reproché à Hector son caractère indécis et sans ressort.

- Tu seras le membre inutile de la famille, lui disait-elle chaque fois qu'ils se rencontraient.

Et Hector en convenait, avec une modestie résignée.

Il lui sembla que la photographie répétait ces paroles, et cela le confirma dans sa résolution.

Il épingla sur son maillot de bain la décoration que lui avait remise, en guise de pourboire, le prince des Açores, qui avait fait une saison à Saint-Aubigny, il se regarda dans la petite glace devant laquelle tant de fois il s'était rasé, se moucha désespérément, mit sur sa tête un chapeau de paille afin d'éviter un coup de soleil, et sortit d'un pas ferme...

Ce que c'est que de nous !

Lacosse arriva sur la plage. Il faisait un temps superbe, la mer était calme, Autour des cabines, une foule de gens s'agitaient. Partout des pieds nus. Tout ce monde était heureux de vivre et de se tremper. Il y avait là des petits rentiers de province qui prenaient un air d'importance au contact de l'océan (le grand vert !) et quelques Parisiens qui s'ennuyaient pour raison de santé. Personne ne remarquait Lacosse, malgré sa décoration des Açores.

Seul, M. Debotot, le directeur du Casino, un digne homme dont la tâche était souvent ingrate, en cette station de tout repos, seul, M. Debotot, qui allait lui-même au bain, adressa au garçon d'hôtel un petit salut protecteur.

Lacosse s'inclina avec émotion, sans rien dire.

Le désespéré cherchait des yeux Mlle Suzanne. Il ne la découvrit pas dans la cohue des peignoirs. Un instant il contempla les enfants qui faisaient des châteaux de sable, image des projets humains. Après avoir jeté son chapeau de paille, d'un large geste héro?que qui rappelait celui du torero se découvrant devant les alcades, il entra dans l'eau.

Il la jugea un peu froide... Lacosse avait toujours été sujet aux rhumes. Mais songeant, non sans à propos, qu'il n'avait plus rien à craindre de ce côté, il avança... Il ne regarda même pas en arrière.

Lorsqu'il eut de l'eau par-dessus les épaules, il plia les genoux et, tranquillement, s'assit au fond. Puis il mit sa tête entre ses mains pour se recueillir avant de mourir sans s'occuper de quelques limandes qui tournaient autour de lui comme de petites folles, ni d'un gros crabe familier qui lui chatouillait le pied avec insistance.

Il était depuis deux minutes dans cette position sous-marine et commençait à ressentir quelques nausées et un besoin immodéré de reprendre sa respiration déjà compromise, lorsque quelque chose s'abattit sur son dos et lui fit perdre l'équilibre.

Lacosse était venu là pour se noyer et non pour être écrasé. Il ne voulait pas non plus être mangé vivant par nue pieuvre. Il secoua le fardeau et releva la tête.

O stupeur ! C'était M. Debotot qui tombait ainsi sur lui, à l'improviste, M. Debotot qui avait été pris d'une crampe en nageant et se noyait pour tout de bon, bien qu'involontairement.

Il faudrait un professionnel de la psychologie pour expliquer le bouleversement qui se produisit alors dans la cervelle de Lacosse. Cet accident réveillait-il son excellent cœur auquel rien d'humain n'avait jamais été étranger ? ou bien la secousse d'effroi qu'il avait ressentie à la chute du corps avait-elle rendu quelque vigueur à ses facultés déjà alourdies ? Mystère des profondeurs de la mer. Toujours est-il que, renonçant à mourir, pour le moment du moins, il ne pensa plus qu'à sauver M. Debotot.

Il commença par assommer le directeur du Casino d'un formidable coup de poing. On sait que c'est la première chose à faire pour porter secours à un homme qui se noie.

Puis il le mit sous son bras gauche et sortit de l'onde, aussi serein que lorsqu'il y était entré.

Sur la plage tout le monde poussait des cris de détresse et levait les bras au ciel. On avait vu dispara?tre M. Debotot et, sachant qu'il était incapable de plonger, on l'avait cru perdu. Les sauveteurs de Saint-Aubigny s'étaient précipités en ville pour chercher les appareils de sauvetage remisés à la mairie. Ils n'étaient pas encore revenus lorsque la foule angoissée aperçut Lacosse qui surgissait, tel un dieu marin, et ramenait M. Debotot au rivage.

Ce fut du délire. Les hommes agitaient leurs chapeaux, les femmes pleuraient. Quelques vieilles dames tombèrent à genoux, d'autres en pâmoison.

On voulut porter Lacosse en triomphe. Mais il s'y refusa et remit simplement M. Debotot inanimé, entre les mains de deux fidèles croupiers du casino.

Soudain, dans la foule qui l'acclamait, il distingua Suzanne Bichon.

Le regard humide de Lacosse interrogea la jeune fille.
Enfer et damnation ! Ml1e Suzanne haussa encore les épaules...

 

Chapitre II