Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

1ère partie

Chapitre V

Où le torchon devient incandescent.

Pendant huit jours, le Tout-Lyon des premières célébra l'héro?sme de Lacosse. Sa photographie, exposée à la vitrine de tous les papetiers, se vendait comme du bon pain.

Mais Mominette commençait à trouver que c'était de l'exagération et que la gloire ne suffisait pas aux besoins du ménage. Il fallait de l'amour pratique. Or, Lacosse continuait à être intransigeant sur ce chapitre et à ne pas vouloir manger de ce pain-là ! Il ne pouvait, sans bondir, entendre parler d'un commanditaire de Mominette, si sérieux fût-il. Le Président de la Chambre de Commerce lui-même n'avait pas été agréé.

Sachant Lacosse prêt à saisir la première occasion de se rebattre en duel, les amateurs de Mominette n'osaient, d'ailleurs, insister.

- Tu finiras par obstruer ma carrière, tu es un égo?ste ! lui disait en vain la chanteuse dont le caractère s'aigrissait singulièrement.

Et puis Lacosse écoutait trop les femmes qui maintenant tournaient autour de lui, la petite Betsy surtout, celle des Rigolarium's Girls qui savait parler français.

Le soir de la générale de la revue, le danseur américain Jim Kanah, qui nourrissait intérieurement, - tel le pélican, - une passion pour Mominette, prit la chanteuse à part et l'avertit que Lacosse était bien près d'en venir aux mains avec Betsy.

Cet entretien, de nature à mettre le feu aux poudres, avait lieu quelques instants avant l'entrée en scène de Lacosse et de Mominette pour leur numéro de satyre, - les débuts de Lacosse !

Valentat et Tarin et Coudet-Brassin se tenaient aux côtés du débutant.

- Dites-moi un gros mot pour me porter bonheur, implora Lacosse.

Valentat et Tarin répondirent à ce désir, et Lacosse, rassuré, entra par le côté cour tandis que Mominette entrait par le côté jardin.

Tout se passa d'abord correctement. Lacosse, en satyre, poursuivait Mominette, en gamine.

Le public blasé des répétitions générales lyonnaises trouvait cela banal et restait froid.

On admirait seulement les mollets nus de Mominette, mollets qu'un critique influent de Paris avait qualifiés de " bases du système mollétaire ".

Mais, au moment où Lacosse lui offrait des bonbons séducteurs, Mominette, sous le coup de sa conversation avec Jim Kanah, glissa un "Tu me dégoûtes" et pinça méchamment son partenaire. Le malheureux avait perdu la dignité de son art.

- Chameau ! riposta Lacosse, à haute et intelligible voix. Le déclenchement fait, ils s'invectivèrent grossièrement, sans se préoccuper du public. Finalement, Mominette gifla Lacosse, et celui-ci, mettant sous son bras la gamine hurlante, l'emporta dans les coulisses en grondant

- Ah ! mais... Ah ! mais...

- Bis, bis, bis ! crièrent les spectateurs qui trépignaient d'enthousiasme, car tout le monde croyait que Mominette et Lacosse étaient restés dans le texte et on prêtait aux auteurs les pires intentions.

- Bis, bis, bis !

Coudet-Brassin, Valentat et Tarin séparèrent Mominette et Lacosse qui continuaient leurs violences de gestes et de langage.

- On vous rappelle... ça a porté... gros succès... allez saluer... écoutez-moi ces applaudissements !

Mais on dut dégrafer Mominette qui piquait une crise de nerfs.

Lacosse, seul, alla saluer. Il suait à grosses gouttes.

- En voilà un qui se donne du mal ! pensaient les spectateurs ravis, et les applaudissements redoublaient.

- Bis, bis, bis ! Lacosse ne pouvait pas bisser sans Mominette.

Coudet-Brassin lui cria :

- Dites quelque chose, n'importe quoi !

Il dit un monologue dont il ne se souvenait plus bien. Ce fut le bafouillage, un bafouillage si complet et si abracadabrant que le public se persuada qu'il était volontaire et admirablement joué.

Jamais Lyon n'avait fait -à un artiste un accueil aussi triomphal. Le rideau se releva six fois sur Lacosse.

Lorsque cet homme prodigieux eut assez salué, Coudet-Brassin, enchanté de voir se réaliser et au delà toutes ses prédictions et tous ses espoirs, alla vers Lacosse, le prit dans ses bras et lui donna la double accolade. Puis :

- Je ne vous l'avais pas dit pour ne pas vous intimider... Téravol était dans la salle.

- Téravol? interrogea Lacosse.

- Oui, le grand Téravol, le directeur du Panam's Casino ! Il est emballé... il vous veut pour sa Revue de Printemps... C'est Paris, c'est la gloire, c'est la fortune !

- Mince ! constata Lacosse.

Coudet-Brassin se tourna vers Valentat et Tarin qui se congratulaient et, leur montrant Lacosse : - Encore une découverte de papa Coudet-Brassin !...

Il s'attendrissait au point qu'il parla d'offrir le champagne. Mais, se reprenant :

- Au fait, j'oublie que Téravol nous attend en face, Lacosse et moi... Mes petits Valentat et Tarin, je vous laisse le soin de la tournée générale... Vous boirez à notre santé. Faites-vous servir ça sur le plateau...

M. Téravol dirigeait depuis quatre ans à Paris le fameux Panam's Casino. Il le dirigeait avec beaucoup de bon sens, sachant prendre toujours le public par le côté faible et n'y regardant pas à déshabiller son corps de ballet. Cet homme tout rond avait le génie du music-hall. Les défilés du Panam's Casino constituaient de véritables cours d'histoire de France. Car Téravol prétendait instruire en amusant et confiait à de jeunes et jolies femmes le soin de faire revivre les gloires du passé.

Coudet-Brassin lui présenta Lacosse.

- Vous ferez très bien mon affaire, dit aussitôt le directeur du Panam's Casino. Il y aura dans ma Revue de Printemps un défilé sur le XVIIIe siècle. Vous serez un Louis XIV excellent...

- Louis XIV... en principe, ça colle ! répondit Lacosse, prêt à figurer dans la meilleure société. Mais, ajouta-t-il, à quel prix? Téravol n'aimait pas aborder ces questions. Toutefois : - Un Louis XIV seul vaudrait quinze louis, pas plus. Mais vous aurez d'autres rôles importants. Trente louis par mois, voulez-vous?

Nous avons déjà vu qu'un grand cœur battait régulièrement dans la poitrine de Lacosse. L'artiste pensa à Mominette. Pouvait-il la délaisser complètement ? Non. Ne lui avait-elle pas mis le pied dans l'étrier ? Si !

Il la proposa à Téravol.

- Vous avez besoin de femmes, monsieur Téravol, autour de Louis XIV. Mominette a tout ce qu'il faut pour ça.

Mais tous les rôles de grandes dames étaient déjà distribués aux petites femmes. Il ne restait pas le moindre trou à boucher. Mille regrets. Mominette ne s'imposait pas, d'ailleurs, par ses talents. Du chien, sans doute, et des jambes bien présentées. Mais, au Panam's Casino, conservatoire national de poses plastiques, combien d'artistes pouvaient en montrer autant !

Téravol n'engagea donc que Lacosse.

- Je m'occuperai de Mominette, dit Coudet-Brassin.

Lacosse rentra à trois heures du matin, un peu inquiet. Comment Mominette allait-elle prendre la chose?

Il se déshabilla sans bruit et sans allumer la bougie, espérant se coucher inaperçu. Mais Mominette ne dormait pas.

- Quelle heure est-il? demanda-t-elle.

- Une heure et demie, deux heures...

- Imbécile. Trois heures viennent de sonner.

- Alors, pourquoi me le demandes-tu, répliqua Lacosse.

- Tu crois que je suis sourde. Tu aurais mieux fait de ne pas rentrer du tout. Je ne suis pas une femme à ramasser les miettes d'un homme.

- ?coute, Mominette, c'était sérieux. On a bien dû te dire au théâtre que Coudet-Brassin m'avait emmené pour causer avec Téravol.

- Téravol?

- Oh ! tu ne connais pas Téravol, toi, une grande artiste?... Le directeur du Panam's Casino de Paris, voyons ! A ce moment seulement Mominette alluma la bougie et dévisagea Lacosse. - Et qu'est-ce qu'il te voulait encore, ce Téravol? - Il m'a engagé pour créer Louis XIV dans sa Revue de Printemps !

- Ah ! Et moi?

- Toi, fit timidement Lacosse, il ne pouvait pas... il n'avait pas d'assez grands rôles pour toi.

Par cette réponse flatteuse, Lacosse espérait adoucir Mominette. Mais, d'un ton qui ne laissait aucun doute sur son dépit, la jeune femme prononça :

- C'est parfait, mon ami.

- Alors, tu n'es pas contente que je fasse mon chemin?

- Mais si, mais si, bougonna Mominette. Et, se soulevant par-dessus Lacosse, elle souffla la bougie. Cette fois ce n'était pas un signal d'amour... Lacosse essaya en vain de convaincre Mominette qu'il y avait lieu de se réjouir. Il se livra à des entreprises manuelles, se prodigua, fit des pieds et des mains, sans parvenir à attendrir sa ma?tresse. Mominette ne bronchait pas; elle avait la tête ailleurs...

Une autre jalousie lui mordait l'âme, jalousie de l'étoile en herbe (comme disait notre oncle Francisque Sarcey) éclipsée par un astre qui monte à l'horizon du plus fort. Le succès de Lacosse dépassait les limites. Ainsi, elle ne comptait plus, elle qui avait été la Muse, la Révélatrice, l'âme sœur !!!

Ils s'endormirent enfin en se tournant le dos...

La lecture des journaux du matin acheva d'irriter Mominette. Il n'y en avait que pour Lacosse. Le Progrès de Lyon le comparait à Vilbert, à Boucot. Balandier, le plus considérable critique lyonnais écrivait "C'est ainsi que nous aimons à nous imaginer Molière..., etc..."

On ne parlait pas de Mominette.

- Décidément, je me suis amourachée d'un crétin ! pensait la chanteuse.

Valentat et Tarin vinrent prier Lacosse d'accepter un nouveau rôle qu'ils avaient spécialement écrit pour lui pendant la nuit : l'inventeur du Bélon désarmé dans une scène sur le pacifisme.

- Si vous en avez trop, dit Valentat, on coupera la scène du satyre.

- Ma scène! s'écria Mominette, dont la coupe débordait devant cette coupe sombre ! Lacosse s'y refusa charitablement. La scène du satyre fut maintenue. Mominette et Lacosse la jouèrent avec les injures et les gifles si heureusement ajoutées le soir de la répétition générale. Mais, en dehors de ces obligations du métier qui les forçaient à s'adresser la parole, les deux amants se faisaient la tête. Leur vie privée était glaciale.

Un soir, au Rigolarium, pendant un entr'acte, on frappa légèrement à la porte de la loge de Lacosse. L'artiste, opérant un changement, était en caleçon.

- Entrez! jeta-t-il, sans même se couvrir d'un peignoir. La commère entra. Faussement blonde, grasse, appétissante comme il convient à une commère de revue dont le rôle est de soutenir l'attention des spectateurs, Endivette d'Argenteuil, à demi nue, se confessa, haletante : - Lacosse, je n'y tiens plus. Sois à moi... une minute, rien qu'une minute... Tu n'en entendras plus parler après... Ne te refuse pas... C'est un service entre camarades... Lacosse n'eut pas le courage de contrarier la commère et s'exécuta. L'entr'acte durait vingt minutes. Il n'en fallait pas tant. - Es-tu contente, d'Argenteuil? - Merci, Lacosse ! Lacosse la reconduisit à sa loge. Ils ne manquèrent pas leur entrée. Mais un remords s'empara de Lacosse. Il venait de tromper Mominette pour la première fois. C'était mal, très mal ! Un simple coup de tête, sans préméditation et sans lendemain, soit !... un premier pas quand même dans la voie du crime...

Il voulut racheter sa faute sur-le-champ par une caresse réparatrice.

A l'entr'acte suivant il alla frapper à la porte de la loge de Mominette. Personne ne répondit. Lacosse tourna le bouton... la loge était fermée à clef. En prêtant l'oreille, Lacosse crut entendre un soupir...

- Elle s'est suicidée ! supposa-t-il.

Et, prenant son élan, il enfonça la porte d'un seul coup. Il vit... Il vit Mominette chevaucher gaillardement sur les genoux de Jim Kanah, le danseur américain.

N'aimant pas les discussions, je ne vous raconterai pas l'effroyable scène qui éclata pendant cet entr'acte. J'en ai encore mal à la tête. Ce fut toute la lyre des vocabulaires inférieurs. La cloche du régisseur appelant pour le trois mit fin à cet entretien pénible. Mais les liens qui attachaient Lacosse et Mominette étaient rompus et il paraissait probable qu'ils ne se renoueraient jamais... Sic transit...

En sortant du Rigolarium, après avoir traversé la foule qui attendait et commentait la sortie des artistes, Lacosse s'arrêta près d'un réverbère pour réfléchir. Il se demandait où il pourrait bien aller se coucher, quand la petite Betsy passa...

Il l'appela : " Psst... Miss !... " et lui proposa à voix basse les derniers outrages. Na?vement, d'une bouche qui était le plus adorable cul de poule que l'on puisse rêver, et avec cet accent qui n'appartient qu'aux danseuses anglaises, Betsy répondit : - Oh ! j'attendais depuis un mois... Dès lors, Mominette et La cosse ne devaient plus se rencontrer que sur la scène du Rigolarium dans leur numéro qui ne s'en trouva pas sensiblement modifié.

 

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