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Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

2ème partie

Chapitre I

Où Lacosse sonde les vanités humaines et en découvre le néant.

Dix ans après, - comme le temps passe, mon Dieu ! - le prince de Galles, au cours d'un voyage à Paris, voyage destiné à former sa jeunesse en l'instruisant, visitait le boulevard Mosetti. Il était accompagné d'un membre du Jockey Club qui lui expliquait les choses et les gens.

Le prince s'intéressait aux moindres immeubles de ce boulevard moderne, lorsqu'une voiture, correctement attelée d'un cheval alezan, s'arrêta devant un petit hôtel particulier et de construction récente.

Un homme assez fort, paraissant âgé de quarante ans, le visage rasé soigneusement, vêtu à l'anglaise de la tête aux pieds, mit pied à terre. Tous les passants le saluèrent.

- Quel est ce personnage? demanda le prince de Galles.

- Comment ! répondit le membre du Jockey Club, Votre Altesse ne reconna?t pas le célèbre Lacosse !

C'était Lacosse, en effet, Lacosse enrichi par le music-hall, Lacosse devenu le plus grand comique de ces dix dernières années!...

Notre héros planait en pleine gloire. Son nom garantissait le succès d'un spectacle. Il n'avait jamais consenti à faire du théâtre sérieux, malgré les plus alléchantes propositions. Le music-hall était un champ assez vaste pour ses incomparables qualités naturelles. Par la raison majeure qu'à force de forger on devient forgeron, Lacosse avait appris, - ou plutôt s'était appris... - à chanter. Sans renoncer à cette diction nette et précise qui reste de tradition au café-concert, il s'était découvert une fort jolie voix de baryton dont il savait tirer les effets les plus imprévus. Tour à tour ironique et loufoque, il unissait une verve intarissable à une mimique savamment désordonnée. Il se doublait d'un clown, se triplait d'un acrobate et se quadruplait d'un danseur. Il marchait sur les mains, faisait la roue, chantait la tête en bas, tombait dans l'orchestre, s'enfonçait dans le trou du souffleur et toujours avec le sourire sur les lèvres.

Dès qu'il paraissait en scène, tous les visages s'épanouissaient d'aise. Il restait lui-même dans tous ses rôles et ne se déplaçait sous aucun prétexte : car le public ne l'eÛt point souffert !... Il voulait du Lacosse, rien que du Lacosse, aussi bien dans un Louis XIV que dans un Napoléon, un Carpentier ou un Poincaré. On aimait sa bonhomie, sa cordialité, sa finesse narquoise et il avait acquis une autorité extraordinaire. Les plus déconcertantes fantaisies lui étaient permises.

Naturellement, la littérature dramatique avait évolué sous son influence. On écrivait des scénarios et des rôles exprès pour lui, sur mesure, et ses auteurs lui laissaient toute liberté à l'égard de leur texte qu'il modifiait à sa convenance.

Les directeurs se l'arrachaient et lui faisaient des ponts d'or. Mais il traitait les questions d'argent, - les marchandages ! - avec un dédain qui avait pour conséquence inattendue de lui valoir les plus avantageuses conditions.

Betsy, la petite danseuse anglaise de ses débuts, ne dansait plus. Elle veillait sur l'intérieur de Lacosse, attentivement, toujours prête à l'amour au moindre signe de son idole et tendrement résignée quand le signe s'adressait à d'autres. C'était l'ombre qui savait s'effacer ou prendre corps à propos. Elle empêchait en tout cas l'argent de sortir par les fenêtres et avait aidé Lacosse à économiser deux millions.

Ses vieux jours ainsi assurés, il déclarait chaque année qu'il allait se retirer. Mais il se laissait toujours retenir par les propositions d'un directeur, - l'éloquence des chiffres, - par les paroles flatteuses de ses admirateurs intimes et surtout par l'insistance publique.

Nous le retrouvons à la veille de son départ pour une grande tournée européenne. Il avait juré bien haut que cette tournée serait irrévocablement la dernière, sa tournée d'adieu.

- Il y a en bas un journaliste qui insiste pour voir Monsieur, annonça un domestique admirablement stylé, sorti de chez le baron de Rotschild pour entrer au service de Lacosse.

L'acteur jeta un coup d'oeil vers la carte qui lui était présentée sur un plateau d'argent Paul Leblanc de Senlis, rédacteur à la Rampe, revue illustrée des concerts.

- Faites monter, Auguste.

Et il s'assit devant un immense bureau Renaissance, où chaque objet occupait ostensiblement sa place, tout étant là pour la forme et le bureau n'ayant qu'une importance de mise en scène.

Le directeur de la Rampe avait dit à Paul Leblanc de Senlis :

- Lacosse part demain en tournée. Demandez-lui quelques précisions sur cette tournée et sur ses intentions. Un beau papier de première page. Tâchez d'en tirer quelques détails inédits, fouillez le passé de l'artiste. Et remerciez-moi de vous fournir cette occasion de vous distinguer. Paul Leblanc de Senlis avait mis des gants pour la circonstance.

- Ma?tre, commença-t-il, je viens au nom de la Rampe, vous souhaiter bon voyage.

- La Rampe a toujours été très gentille pour moi, répliqua Lacosse. Il choisit dans un tiroir du bureau une photographie qu'il remit au reporter. - Voici une nouvelle photographie de moi. En scaphandre, dans mon dernier rôle de la revue de Henro-Mory aux Diversités : vous pourrez la reproduire.

- Je vous remercie, cher ma?tre. Voulez vous me permettre de vous poser quelques questions?

- Posez, monsieur, posez...

- A quel âge, avez-vous abordé le théâtre? - Je ne sais plus, franchement... C'est si loin ! Il me semble que je suis sur les planches depuis l'âge de raison. Attendez... vous pouvez dire cependant que, fils d'un ancien notaire de province, j'eus à lutter contre les préjugés d'une famille qui s'opposait à ma vocation théâtrale. Le prince des Açores, devant qui j'avais récité une fable, ouvrit les yeux à mes parents. Il me décora même. Ce fut ma première décoration. Aujourd'hui, je ne les compte plus. Leblanc de Senlis crut devoir insister.

- Vous n'avez essayé aucun autre métier?

- Hélas ! monsieur, je n'étais bon qu'à ça, soupira Lacosse, affectant une modestie qui appelait une protestation.

- Vous n'étiez bon qu'à être un grand homme ! fit le journaliste avec un sourire qui voulait être à la fois malicieux et flatteur.

Puis :

- N'avez-vous pas débuté avec une certaine Mominette?

- Mominette? répéta Lacosse, comme quelqu'un qui cherche dans sa mémoire.

- Oui, Mominette, cette artiste lyrique assassinée l'année dernière à Montmartre par un individu de bas étage qui l'exploitait.

- Mominette !... Je ne me souviens pas (*). Je ne sais pas ce que vous voulez dire...

- Excusez-moi, je confonds...

Le domestique interrompit la conversation en annonçant qu'un directeur de théâtre demandait à être introduit.

- Qu'il attende ! s'écria Lacosse. Continuez, monsieur de Senlis...

Le journaliste reprit :

- On a beaucoup parlé, ma?tre, à mots à peine couverts, de votre récente liaison avec Flochette de Saint-Léonard, qui aurait trompé à cette occasion le richissime roi des Comprimés... Mais je suis peut-être indiscret...

- Ces histoires de femmes sont bien délicates, en effet, et vous comprendrez que je sois tenu à une certaine réserve. Vous pouvez dire cependant que c'est vrai. Mais j'ai rendu Flochette au roi des Comprimés. On a vite fait le tour de ces grandes courtisanes... Je sais que l'on me soupçonne aussi de céder aux instances de mon ami le banquier new-yorkais Thos Alva Sharper et de pousser la petite Glady Briochot qui, sans moi, ne serait engagée nulle part. La chair est faible, monsieur ! Nous avons nos petites misères... Au fond, voyez-vous, je n'attache aucune importance à ces enfantillages. Vous pouvez dire, cependant, que je préfère la femme du monde à la femme de théâtre. Il y a plus d'imprévu dans l'une que dans l'autre et moins de chiqué. Mais vous ne direz pas que la petite Gladys Briochot a les plus amusants grains de beauté qu'un homme puisse découvrir ici-bas.

Paul Leblanc de Senlis avait noté toutes ces paroles sur son carnet, et il évaluait déjà approximativement combien il toucherait à la caisse du journal pour cette interview, à cinq sous la ligne.

- Mais parlons de choses sérieuses, poursuivit Lacosse. Je vais prendre ma retraite, monsieur. Dites bien que je suis fatigué, que j'aspire au calme, au silence, à l'oubli, à la campagne. J'en ai trop vu, trop entendu.

- Vous êtes riche?

- Je suis à l'aise, j'ai de quoi mener la vie de château. La tournée que j'entreprendrai demain arrondira, d'ailleurs, confortablement, mon sac.

- Je vous serais reconnaissant, cher ma?tre, de bien vouloir me donner l'itinéraire de cette tournée...

Lacosse prit sur le bureau une carte d'Europe :

- Je commence par l'Angleterre, Londres, Manchester, Sheffield,... etc... J'aime les Anglais Ce sont des gens distingués et bien habillés. Un grand peuple, monsieur. Et puis, cela fera plaisir à ma petite Betsy.

- Betsy? questionna le reporter.

- Betsy, monsieur, c'est une danseuse anglaise que j'ai auprès de moi depuis des années et qui me sert de femme de confiance...

- Merci.

- J'irai ensuite en Allemagne... Berlin, Francfort, Mannheim, M?nchen, Leipzig, Dresden..., etc... Je sais bien qu'il y a toujours une ombre entre l'Allemagne et nous. Je n'oublie pas... Mais, que voulez-vous? je ferme les yeux...

En disant ces mots, Lacosse avait réellement grand air.
Une émotion patriotique, unie au désir de trouver un prétexte à quelques lignes de plus, inspira à Paul Leblanc de Senlis :

- Ne travaillez-vous pas pour la France, pour la littérature française?

- ?videmment, fit Lacosse, le rire n'a pas de patrie ! Il continua, en indiquant du doigt sur la carte : - Nous en étions là... Ensuite l'Autriche qui a toutes mes sympathies, et enfin les aimables principautés balkaniques où je compte quelques amitiés précieuses... la principauté de Blagapar, surtout, si délicieusement située au bord de la mer Noire et qui me para?t destinée à devenir quelque jour la rivale de Monte-Carlo ! Puis je reviendrai par la Tunisie et l'Algérie. Mais je ne veux pas abuser de vos instants.

- Oh ! cher ma?tre, pouvez-vous penser ?

Paul Leblanc de Senlis eût souhaité que la tournée se prolongeât encore pour la longueur de son article. Mais Lacosse lui fit comprendre qu'il n'avait plus rien à lui dire.

L'acteur sonna son valet de chambre.

- Auguste, qui avons-nous dans l'antichambre? - En dehors du directeur de théâtre qui est toujours là, il y a Madame, la sœur de Monsieur, M. Bertot et Mlle Titine Bertot. Lacosse se tourna vers Leblanc de Senlis

- Excusez-moi, monsieur, je désire passer quelques minutes en famille avant mon départ.

Puis, au domestique :

- Auguste je n'y suis plus pour personne. Renvoyez le directeur et faites entrer M., Mme et Mlle Bertot.

Leblanc de Senlis se retira, laissant la place à Mélanie Bertot, née Lacosse, à Auguste-André Bertot, le beau-frère, et à la petite Augustine Bertot, dite Titine, la nièce et filleule du grand homme.

En épousant, grâce à la générosité fraternelle, son fidèle client, Auguste-André Bertot, Mélanie avait renoncé au bouillon Duval, à ses pompes et à ses oeuvres.

De son côté, Auguste-André avait abandonné le Meilleur marché, la grande épicerie où il était vendeur.

Les époux tenaient maintenant, sur les grands boulevards, un salon de coiffure où fréquentaient toutes les célébrités du monde des lettres, des arts, de la politique et de la finance. Lacosse avait patronné sa soeur et son beau-frère et les avait éclairés de ses conseils autant que de son argent.

Il avait trouvé l'enseigne : A la Barbe fleurie, surveillé le recrutement des garçons, choisi les parfums, recommandé de n'admettre dans la clientèle que les chevelures et les barbes de bonne compagnie.

Sous son influence, ce salon de coiffure était vite devenu un de ces rares salons où l'on cause. Fins diseurs, au courant de tout, les garçons vous instruisaient en vous rasant avec des rasoirs antiseptiques qui avaient touché des peaux littéraires, scientifiques ou politiques. Mais il était interdit expressément d'échanger des tuyaux de courses, danger habituel de ces réunions capillaires.

Augustine Bertot, la fille des patrons, était l'enfant gâtée du salon. Huit ans, et déjà le diable au corps. Elle adorait son oncle Lacosse, tonton Totor, qui la comblait de cadeaux.

- Bonjour, tonton, s'écria-t-elle en se précipitant dans les bras de l'acteur et en prenant immédiatement position sur ses genoux... Fais-moi à dada !

- A dada, à dada, à dada ! fit docilement Lacosse avec des mouvements de jambes qui évoquaient, à l'esprit de la fillette ravie, les émotions d'une chevauchée.

- Titine, laisse tonton tranquille, ordonna Mélanie.

Auguste-André appuya :

- Titine, ici.

- Elle ne me gêne pas, dit Lacosse...

Et, tout en continuant à faire sauter l'enfant, il s'informa de l'état des affaires. Le salon de coiffure prospérait, Auguste-André exposa ses projets d'agrandissement. Il n'y avait plus assez de fauteuils pour toutes les têtes à soigner. Et quelles têtes ! - Il faut faire les travaux nécessaires, je vous ouvre un nouveau crédit, décida Lacosse... Mais, à propos d'agrandissements, tu engraisses, Mélanie ! Tu prends du ventre, ma parole ! Attention, sœurette, attention. Mélanie expliqua qu'elle ne remuait pas assez...

- Ah ! si je pouvais voyager avec toi, Hector !

Lacosse secoua la tête, tristement...

- Tout le monde m'envie... On me croit heureux parce que j'ai la gloire... Mais elle m'accable la gloire, mes enfants! ... C'est un fardeau trop lourd pour mes épaules... Il s'interrompit un instant, pour faire à Titine :

- A dada, à dada, à dada !

Puis il reprit :

- Il y a des vides dans mon existence...

- Hector, objecta Auguste-André, vous n'avez pas seulement la gloire... L'amour vous comble... - L'amour ! Ah ! mon pauvre Auguste-André, vous croyez que c'est drôle, l'amour ! J'ai un beau tempérament, soit... Mais précisément, je n'aime qu'à tempérament. Je suis un homme au tempérament excessif...

Puis, amèrement :

- Je n'ai aimé qu'une fois... J'en souffre encore...

- Toujours cette Suzanne Bichon ! s'écria Mélanie, compatissante.

- Toujours elle. Je l'ai toujours là, gémit Lacosse en se frappant la poitrine... Je comptais sur ma gloire pour l'attirer à moi... Mais elle aussi a monté, monté... si on peut comparer sa carrière galante à ma carrière artistique ! Elle a partagé la couche d'une tête couronnée. C'est un morceau de roi. Le financier Schweinfleish vient de lui donner un collier de perles qui vaut, dit-on, cinq cent mille francs. Le duc de Coudray-Gonnord s'est ruiné et suicidé pour ses beaux yeux. C'est la femme du jour... à cause de ses nuits !... L'autre soir, elle a daigné monter dans ma loge avec le collier de Schweinfleish. J'ai fait une tentative, je lui ai parlé du passé... Elle a souri de son sourire impénétrable et m'a répondu : "Nous serons toujours de bons camarades, Hector, - elle a insisté sur camarades, - mais nos chemins ne se croiseront plus, ils sont parallèles." Parallèles ! Et je l'aime, mes amis, je l'aime d'un amour qui grandit en vieillissant... Que m'importe la gloire puisque je n'ai pas Suzanne.

La petite Titine trouva que le monologue de son oncle durait trop longtemps et elle réclama son dada.

Mais Lacosse la déposa par terre.

- Je vais faire mes malles, soupira-t-il. Mélanie et Auguste-André s'excusèrent de ne pouvoir aller à la gare Je lendemain matin.

Les adieux commencèrent. - Je pars pour grossir la dot de Titine, affirma Lacosse.

- Tu es bon, Hector. Et moi qui t'ai si longtemps méconnu !

- Emmenez-vous Betsy, beau-frère?

- Non, elle gardera la maison.

- Emporte des couvertures... - ?crivez-nous...

- Nous te suivrons par les journaux...

- Tonton Totor, tu i n'enverras des cartes postales...

Bientôt les sanglots étranglèrent Mélanie. Se sentant pris lui-même d'un insurmontable besoin de pleurer et ne voulant pas pleurer publiquement, fÛt-ce devant un public de famille, Lacosse embrassa Titine, étreignit Mélanie, secoua les deux mains d'Auguste-André, puis il les mit à la porte, presque brutalement, afin qu'ils ne vissent pas déborder le vase.

Chapitre II