Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

2ème partie

Chapitre II

Où la princesse ne s'amuse pas.

Les voyageurs de commerce appelés dans ces contrées par leurs affaires, et les jeunes mariés qui ont fait là leur voyage de noces s'accordent pour dire que la principauté autonome de Blagapar, capitale Dingo, occupe une des plus riantes situations de la terre.

Cette principauté, - deux cent vingt mille âmes et autant de corps des deux sexes, - se baigne nuit et jour voluptueusement dans la mer Noire. Elle est abritée contre les vents du Nord par des montagnes couvertes d'une végétation luxuriante qui recèlent quelques loups et d'innombrables compagnies de perdreaux d'une espèce particulière fort appréciée des gourmets.

Les Blagaparans ont l'humeur joviale et communicative. Très expansifs, ils se mettent en quatre, si ce n'est en dix, pour augmenter la population. Ils se marient d'ailleurs beaucoup et souvent.

L'origine de la principauté se perd dans la nuit des temps. Une très vieille légende raconte qu'un pêcheur grec, pêchant en mer Noire par une nuit sans lune, se trouva ramené au rivage par une bande de poissons rouges qui, pris dans ses filets, avaient remorqué sa barque. L'endroit où il atterrit était inculte et inhabité. Mais le pêcheur découvrit une jeune femme admirablement belle qui dormait parmi les coquillages, exactement à l'endroit où s'élève aujourd'hui la ville de Dingo.

Son premier soin fut de la violer. La jeune femme se réveilla en sursaut et foudroya le pêcheur d'un regard si perçant que l'infortuné tomba raide mort, victime de son amour et de sa témérité. Il avait eu, cependant, le temps d'être père. Neuf mois après la jeune et belle dormeuse accouchait, à la même place, d'un fils qui fonda la principauté de Blagapar.

Nous rapportons cette étrange légende sous toutes réserves.

Quoi qu'il en soit, la principauté de Blagapar a son histoire, ce qui ne l'empêche pas d'être heureuse.

Pendant cinq cents ans la Russie et la Turquie se disputèrent cette principauté, fiel de la puissante maison des Shakossouzoff. Pendant cinq cents ans, les Shakossouzoff, tous plus braves les uns que les autres, et favorisant tour à tour les Turcs et les Russes, attendirent héro?quement la fin d'un conflit dont leur domaine était l'objet. Enfin, en 1797, la Russie et la Turquie, également fatiguées, signèrent le traité de Costantza qui reconnaissait l'autonomie de la principauté de Blagapar et les droits héréditaires des Shakossouzoff.

Les Shakossouzoff se passèrent donc la couronne et le sceptre de père en fils, se signalant principalement par leurs très remarquables qualités militaires, grâce auxquelles l'armée de Blagapar ne tarda pas à devenir redoutable entre toutes par le nombre et les uniformes de ses officiers.

Mais Flapito Shakossouzoff, - soixante-dix-huitième et dernier mâle du nom, - ne laissa qu'une fille, la princesse Mitineka, qui monta ainsi sur le trône virilement occupé jusque-là et s'adjoignit en justes noces un prince consort d'origine polonaise, le prince Vasistas Tourtognoki, afin que la famille Shakossouzoff, nécessaire à la principauté, ne s'éteign?t pas sous son règne.

Au moment où le fil de notre récit nous conduit à elle, la princesse Mitineka était dans tout l'épanouissement d'une beauté blonde et vigoureuse, une de ces beautés qui unissent la chaleur du Midi à la fra?cheur du Nord. Trente-cinq printemps avaient fleuri sur elle. Ses yeux verts permettaient de fonder les meilleures espérances sur ses dispositions amoureuses - il y en a même plus de dix ! - de son corps d'amazone.

Elle n'avait pas seulement épousé le prince Vasistas pour assurer du même coup la perpétuité de la dynastie des Shakoussouzoff et la prospérité de Blagapar. On a beau être reine, on n'en est pas moins femme. Son mariage n'avait pas été une simple affaire d'?tat, elle comptait y faire largement la part de l'inclination.

Mais le prince polonais unissait l'alcoolisme à a brutalité. Il s'était imaginé pouvoir mener Mitineka à la cravache. La belle princesse, rompue à tous les sports, lui eut vite fait comprendre par quelques bourrades bien senties qu'elle entendait porter la culotte et ne lui permettrait que les familiarités inhérentes à ses fonctions de prince consort. Vasistas, qui n'était pas de taille à dompter une pareille nature, avait donc abandonné à sa femme. le droit de porter la culotte avec le sceptre.. Sa situation de prince consort lui valut pourtant quelques compensations. Il se lança à corps perdu dans le monde des danseuses de l'Opéra de Dingo et dans celui des dames de la cour, si bien que ses incartades, jointes à son alcoolisme croissant, le rendirent bientôt incapable de s'acquitter de sa mission sacrée qui était de donner un héritier au trône.

Mitineka, de son côté, ne se refusait rien, tout en observant les règles du protocole.

Elle vivait six mois par an à Paris dans son magnifique hôtel de l'avenue Paul-Redoux. La constitution s'opposait à une plus longue absence... dont la sienne se fÛt pourtant volontiers accommodée.

Mais, à Dingo même, les occasions de s'occuper ne manquaient pas à la princesse. Elle avait une façon toute personnelle de passer en revue les troupes de la garnison. Tous les officiers qui lui inspiraient confiance et qu'elle jugeait aptes au service se voyaient attacher pour un temps à la personne de la princesse et inviter tour à tour à monter la garde pendant une nuit au palais royal. Ces tours de faveur avaient suscité une sourde irritation dans le parti militaire. Car il n'est pas de pires ennemis pour une reine que les hommes qu'elle a trop gâtés.

A ce point de vue, la princesse Mitineka n'était pas une femme politique.

Il est vrai qu'elle agissait dans l'intérêt du trône et du pays, appelant de tous ses vœux l'enfant réclamé par son peuple.

Depuis quelque temps, elle essayait de l'élément civil. Plusieurs ténors, un lutteur turc et un musicien tzigane avaient déjà prêté leur concours à cette oeuvre patriotique.

Le soir où nous avons le plaisir de faire sa connaissance, la princesse était, par un hasard extraordinaire, seule dans sa chambre.

Le château des Shakossouzoff est situé sur une hauteur, à l'extrémité est de la ville, et regarde la mer Noire par quarante-huit fenêtres. Construit vers l'an 1500 et plusieurs fois restauré, il dresse vers le ciel quatre tourelles comme on n'en fait plus aujourd'hui. A l'intérieur, on y admire surtout la glorieuse Galerie des Batailles, ainsi nommée parce qu'elle est ornée de tapisseries représentant les principales batailles qui mirent aux prises les Russes et les Turcs à propos de la principauté de Blagapar.

La chambre de la princesse était celle-là même où tous les princes de Blagapar avaient dormi. On voyait encore, accrochés au mur, quelques sévères portraits d'ancêtres : Philéas Shakossouzoff. en casque et cuirasse, une lance à la main, Grégorie Shakossouzoff, en chasseur d'ours, Pistyl Shakossouzoff, en tenue d'amiral, et d'autres encore. Mitineka n'était pas gênée par ces vieux tableaux que rien ne faisait plus rougir.

Le reste de la chambre était moderne et confortable. Téléphone, électricité, divans profonds. Tous les meubles venaient de Paris et avaient l'air anglais, sauf le lit, le grand lit surmonté de la couronne et de l'écusson des Shakossouzoff avec la devise "Toujours debout", le lit, presque solennel, presque dur, lui si accueillant, si indulgent, si aimable

La princesse était donc seule, contrairement à ses habitudes. Mais elle attendait, en lisant un roman historique, le tzigane Makrovo, l'élu du moment.

Soudain, sans s'être fait annoncer par le ma?tre des cérémonies, le prince consort, Vasistas Tourtognoki entra :

- Psst... fit-il pour attirer l'attention de sa femme. La princesse se retourna, et, fronçant les sourcils :

- Non, mais des fois ? fit-elle du ton le moins amène... que venez-vous faire ici?...

Vous auriez pu frapper, au moins... En voilà des manières. Prince, c'est inconcevable ! Ma parole, vous vous croyez dans un moulin...

-- Dans un Moulin Rouge, oui, madame, gronda le prince consort qui paraissait en effet voir rouge et sentait le vin à distance.

Et il ajouta sans chercher de transition : - Vous êtes une femme infâme. Mitineka prit l'offense en riant.

- Vous êtes exquis, Vasistas.

Mais le prince avait décidément le vin jaloux ce soir-là. Il continua sur le même ton insolent :

-- Ah ! c'est joli! Autrefois, vous aviez, du moins, la pudeur de choisir vos amants parmi les braves officiers de notre armée. Aujourd'hui vous vous abaissez jusqu'à un Makrovo, chef des tziganes du Kursaal... Ne niez pas... vous êtes la ma?tresse de Makrovo...

- Peut-être... Et puis après?... N'êtes-vous pas l'amant de Mlle Gambillette, gommeuse de la Ga?té-Barbès de Paris, que vous avez fait venir à grands frais et que vous entretenez fastueusement en ville ?

- Je vous ferai remarquer que je suis un homme, risqua Vasistas.

- Je l'ai déjà remarqué, mais si peu, riposta cruellement Mitineka. Et, puisque vous abordez cette question, je vous dirai que votre insuffisance éprouvée m'oblige à chercher ailleurs l'héritier du trône dont j'ai besoin.

- Je crois avoir fait pour vous, madame, tout ce qu'il est humainement possible de faire.

- Des mots, cela, mon cher, des mots ! Je ne vois que les faits. Il me faut un fils. Je ne vous avais pas pris pour autre chose ! Or, vous êtes ici depuis treize ans et je n'en suis pas plus avancée.

- Ce n'est pas une raison pour faire du scandale.

- Le scandale, Vasistas, c'est vous. Vous dépensez au delà de votre liste civile, vous êtes une lourde charge pour la principauté., dont les finances laissent à désirer. Vous vivez, c'est le cas de le dire, aux frais de la princesse... En voilà assez ! le peuple murmure.

- Il murmure toujours !

- Oui, mon cher, mais qu'un jour la révolution éclate. ce ne sera pas vous qui la réprimerez, n'est-ce pas?

- Si vous n'aviez pas mécontenté le parti militaire, nous n'aurions rien à craindre, madame.

- Taisez-vous, Vasistas, vous n'y entendez rien aux choses du gouvernement. D'ailleurs vous n'êtes pas là pour ça. Touché dans son amour-propre, le prince consort se vengea..

- Soit, dit-il. En tout cas vous pourriez avoir des amants moins compromettants et moins ridicules que ce Makrovo qui, d'ailleurs, se moque de vous et vous trompe ouvertement avec une gamine de la brasserie Volmar, une petite danseuse russe, d'ailleurs travestie en ?cossais (elle a même des jambes charmantes, cette enfant) et qui s'appelle Sonushka.

- Makrovo me trompe? s'écria la princesse incrédule.

- A tire-larigot !

- Vous en avez la preuve? - Sur moi!.. Lépi, le grand chef de la police, a fait coffrer pendant une nuit la jeune Sonushka sous prétexte de tapage nocturne. On l'a fouillée selon la coutume et on a trouvé trois lettres de Makrovo qui ne laissent aucun doute. Les voici. Mitineka prit les trois lettres. Un bout de phrase, " crotte de mon cœur ", suffit à la convaincre de la trahison de Makrovo. Sa colère se tourna contre le dénonciateur qu'elle traita de pique-assiette, de casserole et d'autres qualificatifs dans une bouche princière. Du temps de ses liaisons militaires, la princesse avait fréquenté les corps de garde. Elle en avait retenu le langage qu'elle employait volontiers dans les grandes circonstances. Pour finir elle lança :

- Vous m'écœurez, retirez-vous !

- Je me retire, dit le prince consort, mais vous voilà avertie. Trompez-moi tant que vous voudrez. Je vous le rendrai sans rancune, ni reproches. Car je ne joue ici qu'un rôle épisodique et ingrat ! Mais je tiens du moins à vous éviter le ridicule. Il faut toujours sauver les apparences.

Et, là-dessus, il gagna noblement ses appartements qui se trouvaient dans l'autre aile du palais et communiquaient avec ceux de la princesse par un téléphone spécial.

Mitineka, dès qu'elle fut seule, exhala sa fureur en brisant un vase de Sèvres, cadeau de M. le Président de la République française, et une bonbonnière de son a?eul paternel. La perfidie de Makrovo la blessait dans sa dignité autant que dans ses sentiments et dans sa susceptibilité sensuelle. Elle rageait à la pensée que l'habile musicien tzigane pût exercer sur une femme vulgaire ses talents de manieur d'archet et l'attrait irrésistible de ses accroche-coeur bruns, après avoir eu l'honneur insigne de séduire une princesse du sang. Elle consulta la pendule Louis XV. Les douze coups de minuit allaient sonner. Makrovo aurait dû être là depuis une demi-heure. Elle avait droit au moins à l'exactitude...

- Cossagno marlow ! grogna-t-elle. (C'était un juron du pays.)

Puis elle sonna Catherine, sa première femme de chambre, pour sa toilette de nuit.

Catherine était une Parisienne dont le nez gentiment retroussé respirait la malice. Elle connaissait sa ma?tresse de la tête aux pieds à force de l'habiller et de la déshabiller. L'âme et le corps de la princesse lui étaient familiers. Elle comprenait, d'ailleurs, la vie et ne s'étonnait de rien, ni de personne. Mitineka la tutoyait et la consultait dans l'intimité.

- Son Altesse a des ennuis, dit la perspicace femme de chambre.

- Oui, Catherine. Encore une scène stupide avec le prince.

- Bah ! ce n'est pas la première. Ni la dernière, ajouta Mitineka.

- Son Altesse sait bien qu'avec les hommes... Catherine s'arrêta au milieu de sa phrase, laissant à sa ma?tresse le soin de la continuer suivant ses goûts et ses idées. Un silence plana sur le déshabillé de la princesse. Lorsque le corset fut enlevé, Catherine avança :

- Je crains que le moment ne soit bien mal choisi pour demander une permission de nuit à Son Altesse.

- Il y a encore un amoureux sous roche... Prends garde, Catherine, prends garde. On t'a déjà vue dans les bras d'un officier de la garde du palais. Tant que je n'aurai rien à te reprocher dans ton service, tu peux faire tout ce que tu voudras. Je serais mal venue à montrer trop de rigueur. Mais ne t'affiche pas.

- Oh ! il ne s'agit pas d'amour. Je voudrais aller au Kursaal demain soir...

- Au fait, c'est vrai, c'est la première des trois représentations de la tournée Lacosse.

- Ah ! Son Altesse sait...

- Je sais tout ce qui se passe dans ma principauté. Et puis pour une fois que nous avons une tournée amusante à Dingo!... Ta permission est accordée, Catherine. J'irai moi-même au Kursaal Catherine rougit.

- Oh ! alors je ne demanderai ma sortie à Son Altesse que pour après-demain.

- Petite masque ! fit Mitineka. Tu ne veux pas que je t'aperçoive dans la salle avec ton amoureux. - Si Son Altesse peut dire!... Mon devoir n'est-il pas de me tenir demain dans le couloir du Kursaal à la disposition de Son Altesse ?

- Tu m'es dévouée, Catherine, remercia la princesse.

- Son Altesse est mon type ! déclara franchement la Parisienne, et, quand on est mon type, on fait de moi ce que l'on veut... Son Altesse a déjà entendu Lacosse?

- Non, je n'ai jamais pu le voir à Paris. Il ne joue qu'au music-hall et mon titre m'empêche de me montrer dans ces sortes d'endroits à l'étranger.

- Son Altesse a toujours la ressource de l'incognito, dans ces cas-là.

- La vérité c'est que mon mari a beaucoup de relations parmi les dames des promenoirs de music-hall et qu'il me serait désagréable de le rencontrer. Les étrangers n'ont pas besoin de conna?tre nos discordes intestines. A Dingo, cela m'est égal... J'irai donc demain au Kursaal.

- Qu'est-ce qu'il jouera, ce Lacosse dont on dit monts et merveilles ?

Catherine tendit à la princesse un numéro de la Gazette de Blagapar où, immédiatement sous l'article de tête, on lisait en gros caractères :

PENDANT TROIS JOURS SEULEMENT

ET

pour la première fois à DINGO :

LACOSSE - LACOSSE - LACOSSE

L'inimitable et irrésistible comique parisien,
l'homme qui a fait pleurer de rire le SHAH

LACOSSE - LACOSSE - LACOSSE

DANS SES CHANSONS UNIVERSELLEMENT RÉPANDUES:

L'Artichaut d'Hortense, Le Satyre récalcitrant, Narcisse,
?te-toi que je m'y mette !.
.. etc...


ET DANS LE SKETCH

JOSEPH DÉLACE LES FEMMES

OÙ IL JOUERA LE RÔLE DE JOSEPH QU'IL A CRÉÉ AU

PANAM'S CASINO

Succès sans précédent et sans lendemain.

Une photographie de l'artiste remplissait un quart de page.

- Il est bien laid ! constata la princesse d'une voix où un observateur averti aurait découvert une certaine pointe de curiosité sympathique.

Catherine partageait l'avis de Mitineka. Mais elle raconta que Lacosse jouissait d'un ascendant singulier sur les femmes et qu'il les avait toutes quand le cœur lui en disait...

A ce moment un grattement léger se fit entendre derrière le mur de la chambre, à l'endroit où était accroché le portrait de Pistil Shakossouzoff en tenue d'amiral. Mitineka dressa l'oreille, et bien qu'elle fÛt en chemise transparente, elle cria :

- Entrez !

Ce grattement léger était le signal convenu entre elle et Makrovo. Le portrait de l'ancêtre oscilla, en effet, et le tzigane pénétra par une porte spécialement percée et dissimulée pour cet usage. Catherine qui savait vivre, souhaita une bonne nuit à sa ma?tresse et la quitta sans commentaires.

Superbe sous sa chemise fragile, Mitineka s'était drapée dans sa dignité outragée, et son visage s'était rembruni à l'arrivée du beau brun. Car Lantar Makrovo était brun, naturellement. Il se dégageait de sa peau visqueuse ce parfum d'huile d'olive qui, mêlé à celui du cosmétique dont ses cheveux noirs étaient abondamment pourvus, donne à certaines femmes la tendre nausée avant-coureuse des folles ivresses. Ses lèvres épaisses et ses yeux où il faisait noir comme dans son âme complétaient sa beauté tzigane.

Il flaira le mécontentement de Mitineka.

- Pardonne-moi, lumière de ma vie, dit-il à la princesse en baisant la main qu'elle laissa prendre, pardonne-moi d'être en retard.

De riches clients m'ont obligé à jouer et à rejouer mes meilleurs morceaux...

- A la brasserie Volmar, sans doute? fit Mitineka mordante. Il prit un air d'innocence. - Tu sais bien, étoile de mes nuits, que je ne joue pas à la brasserie Volmar... Il s'approchait obséquieusement. Mitineka le repoussa - Pourceau velu ! Le prince m'a tout appris ! Et elle lui dit ce qu'elle avait sur le cœur.

Il protesta d'abord avec une indignation trop véhémente pour être sincère, puis, adroitement cuisiné, il avoua.

Nous n'écouterons pas les paroles qui furent échangées alors. Makrovo, démasqué, répandit le contenu fétide de sa vilaine âme. Quant à Mitineka, tous ses souvenirs de corps de garde lui revinrent aux lèvres. Le tzigane trouva à qui parler. Sentant qu'il n'aurait pas le dernier mot et qu'il allait perdre une grosse partie, le répugnant personnage risqua le tout pour le tout. Il profita d'un moment d'accalmie, enlaça la princesse et lui imposa silence en lui fermant la bouche d'un baiser adipeux.

C'était le bon moyen. Mitineka défaillait déjà et répétait : "Pourceau ! pourceau !" du ton d'une femme qui va se laisser subjuguer, lorsque Makrovo gaffa... Cet homme, qui possédait cependant l'art des préparations et des gradations ascendantes, commit la maladresse de vouloir avancer trop vite sur un terrain encore marécageux. Il avait besoin de cinquante louis, un besoin si pressant qu'il n'eut pas la patience d'attendre quelques minutes de plus pour les demander. Sous cette douche inopinée, Mitineka reprit ses sens. Elle fit osciller à nouveau le portrait de l'ancêtre Pistil, ouvrit la porte dérobée, prit Makrovo par les épaules et, relevant sa chemise pour dégager sa jambe, elle indiqua au tzigane, par un coup de pied bien senti, qu'il avait dépassé la mesure. Mais Makrovo ne sortit pas sans avoir proféré d'ignobles menaces à l'adresse de celle qui lui avait tout donné, même l'honneur.

- On se reverra, gronda-t-il, et gare la casse ! La vengeance est boiteuse, mais elle se mange froide !

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