Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

2ème partie

Chapitre V

Où Lacosse va de la princesse à Gambillette et Gambillette du prince à Lacosse.

Victoire Coqueret, plus connue sous le nom de Gambillette, était née sur le boulevard des Batignolles, pendant l'éclipse partielle de 1890, au moment précis où la lune passait devant le soleil pour souffler la chandelle à la terre.

Sa mère, profondément remuée par le phénomène astronomique et s'imaginant que l'heure de la fin du monde avait sonné à l'horloge du Temps, s'était affalée sur un banc et elle avait donné le jour à Victoire dans l'ombre de l'éclipse. Un esprit grivois et mal tourné ne chercherait peut-être pas ailleurs que dans les circonstances astronomiques de cette naissance l'explication de toute la carrière de Gambillette, qui resta d'un bout à l'autre, particulièrement bien lunée.

Il est assez difficile de définir Gambillette. Laide au sens propre du mot, elle était mieux que jolie, sensuellement parlant. Bâtie consciencieusement et selon toutes les règles, mais irrégulière dans les traits de sa figure autant que dans ses mœurs, avec un drôle de petit nez dont les narines bâillaient effrontément et une bouche qui mangeait toute sa physionomie, elle attirait les hommes par son chien. Le chien est, on le sait, le meilleur de la femme. Son intelligence n'écrasait personne, mais sa bêtise n'était pas dépourvue d'un certain sel qui assaisonnait et relevait sa conversation.

L'histoire de ses débuts est aussi curieuse que celle de sa naissance.

Victoire Coqueret sortait d'une boulangerie où elle avait acheté un croissant d'un sou lorsqu'elle fut remarquée et suivie par un auteur dramatique en quête d'un sujet de pièce.

- Pardon, mademoiselle, peut-on vous adresser la parole?

- Pourquoi faire, monsieur?

- Pour rien, pour faire connaissance...

- Maman m'attend...

- Vous m'accorderez bien une minute.

- Une minute, oui, mais pas un doigt de plus.

Huit jours après, l'auteur dramatique présentait Victoire Coqueret, devenue Gambillette tout court, à Mme Varlope, directrice de la Ga?té-Barbès, qui lui donnait dans sa revue d'été le râle facile du "Petit trou pas cher".

Lacosse avait côtoyé Gambillette chez Mme Varlope.. Côtoyé, pas davantage, car il était alors entre les mains d'une commère collante et Gambillette, - encore scrupuleuse, - croyait devoir respecter l'ami sérieux qu'elle avait déjà. Puis ils s'étaient perdus de vue, emportés par leurs destinées parallèles. Et voici qu'elles se croisaient à Dingo !

Exilés tous les deux et retenus par des raisons d'?tat dans une principauté étrangère, quelle joie ils avaient ressentie à reprendre contact avec la France en se retrouvant.

Enfants de la balle, ils se l'envoyaient.

- Tu te rappelles, Lacosse, la mère Varlope?...

- Tu te rappelles, Gambillette, le père Mader?

- Et la petite Onil?

- Et le grand Bautat?

Comme c'est loin !

- On a marché depuis !

- Embrassons-nous.

Et ils s'étaient unis sur la terre étrangère...

Lacosse en avait assez de la princesse. Il l'aimait par devoir. De même qu'autrefois à Lyon, avec Mme Blétinal-Gradet, il ne savait plus que dire après l'étreinte auguste. Mitineka avait beau faire, elle était pour lui la princesse lointaine, elle lui en imposait, il se sentait médiocre en dehors des silences voluptueux. Tandis que Gambillette, c'était la camarade avec laquelle on ne s'ennuie pas, même après !

Gambillette aussi avait la nausée des grandeurs. Le prince Vasistas venait chez elle, autoritaire, cassant, dédaigneux, sinon ivre-mort. Il la traitait en jouet de luxe, en poupée articulée.

Les liens qui les attachaient respectivement au trône de Blagapar étaient ainsi devenus de solides traits d'union entre Gambillette et Lacosse.

Mais l'amant de la princesse et la ma?tresse du prince devaient s'aimer en cachette.
On les épiait. La police avait l'oeil sur eux. Les précautions dont ils s'entouraient donnaient à leurs entrevues une exquise saveur de fruit défendu.

Un jour, Gambillette, transformée en mendiante, se faisait chasser de la ville où la mendicité était interdite et, sous prétexte de ramasser du bois mort, allait rejoindre dans une forêt voisine un bÛcheron qui n'était autre que Lacosse. Amour en plein air. Un autre jour, Lacosse s'affublait d'une fausse barbe et entrait chez Gambillette sous prétexte d'accorder un piano. Amour en chambre. Ou bien Gambillette avait envie d'une promenade en barque et le pêcheur qui se présentait redevenait Lacosse lorsque la barque avait gagné le large. Amour sur mer. On vit une fois un vénérable précepteur à barbe blanche guider à travers les richesses du musée de Dingo un gamin attentif dont la blouse et la culotte bombaient d'une façon inquiétante... Lacosse, - car c'était lui, - cherchait avec Gambillette, - car c'était elle, - les toiles d'amour !

Ces subterfuges empêchaient Lacosse de s'endormir dans les délices de Dingo.

Sans cela, son existence eût été celle d'un roi fainéant. Il espaçait et abrégeait autant que possible ses tête-à-tête avec Mitineka, préparant peu à peu la princesse à ne plus voir en lui qu'un confident précieux, indispensable même, mais sage. Certes, il prodiguait ses conseils au gouvernement. On pouvait compter sur lui pour une idée quotidienne. Mais ces idées naissaient sans fatigue, et, dès leur naissance, elles étaient viables.

Chaque semaine, Lacosse recevait de Paris une lettre de sa fidèle petite Betsy. La douce Anglaise lui envoyait les rapports de son agent de change et le bilan de ses revenus. Des opérations heureuses avaient été faites. On dépassait de beaucoup le second million. Entre les lignes, Lacosse, moins occupé, eÛt pu découvrir dans ces lettres d'affaires, un besoin d'amour qui n'osait pas se préciser, quelques taches de larmes ou de baisers... Et l'écriture, ordinairement très droite et régulière, penchait parfois langoureusement, certains jambages s'écartaient, certaines phrases s'en allaient à la dérive sur le papier discrètement parfumé...

Pauvre petite Betsy !

Une grosse tache d'encre près de la signature tremblante révéla enfin à Lacosse la détresse de cette âme qui battait éperdument des ailes vers lui...

- Je vais lui donner une consolation ! Avait-il résolu !

Il s'était rendu au cercle. Car avant l'institution officielle du soixante et quatre-vingts, jeu d'?tat proposé par Lacosse pour équilibrer le budget, il y avait à Dingo un cercle privé où l'on était admis sur la présentation de deux parrains et où l'on jouait au baccara sous la garantie du gouvernement. Le baron de Grodnosmolenski tenait une banque terrible quand Lacosse entra. Les pontes aux abois cherchaient en vain dans leurs poches un dernier louis, suprême espoir. Il y avait là des Russes, des Roumains et surtout des Grecs. Quatre indigènes seulement qui, d'ailleurs, était complètement décavés et juraient, mais un peu tard, qu'on ne les y prendrait plus. Déjà le tapis vert se faisait désert. Quelques pièces blanches erraient sinistrement parmi les ruines et ne tardaient pas à se grouper devant le baron de Grodnosmolenski, ramassées par l'impitoyable râteau d'un croupier souriant.

- Combien en banque? demanda Lacosse. Le croupier compta.

- Dix mille louis environ.

- Le complément des deux tableaux ! proposa notre héros qui était très ma?tre de lui et avait une foi aveugle en son étoile. Grodnosmolenski hésita. Il tourna et retourna un petit cochon en or qui lui servait de talisman. Le petit cochon lui parut favorable.

- Je donne le coup, fit-il.

Les pontes assis brûlèrent leurs dernières cartouches. Mais les munitions manquaient. Le complément des deux tableaux représentait pour Lacosse la jolie somme de cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-cinq francs... Personne, bien entendu, ne lui demanda d'éclairer son banco !

- Si je perds, pensait-il, j'en serai quitte pour donner quelques représentations extraordinaires.

Le banquier eut sept. Les deux tableaux demandèrent des cartes. Ils avaient tous les deux cinq et le jeu était entre les mains de tireurs à cinq résolus. Grodnosmolenski donna un trois à droite et un quatre à gauche.

Huit ! Neuf ! clamèrent les tireurs à cinq triomphants.

Le banquier blêmit devant ce résultat surprenant. Lacosse empocha sans sourciller les cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-cinq francs et fit charlemagne, laissant les pontes se partager la différence, soit, si nos comptes sont exacts, quinze francs. Il passa aussitôt à la poste et envoya à Betsy cinquante mille francs avec ces mots :

"Tu vois que je pense à toi. Je ne dépense pas un sou et j'en gagne. Tout le monde ici est très gentil pour moi, depuis les plus grands jusqu'aux plus petits. Il m'est impossible de m'absenter en ce moment. Trop de choses sont en train. Mon départ serait un désastre national. Patiente donc encore un peu, petite Betsy de mon. cœur. Bravo pour l'agent de change !"

Et, croyant avoir calmé par cet envoi le chagrin de sa petite amie, il se sentit la conscience tranquille.

Mais la réponse de Betsy vint le troubler de nouveau. Elle lui disait que tout Paris s'occupait de lui, que les journaux racontaient ses exploits en les exagérant encore et l'appelaient le Cromwell de Dingo, le Lord Protecteur de Blagapar, qu'il aurait des engagements fabuleux s'il revenait, que la sonnette n'arrêtait pas à leur porte, que c'était un défilé incessant de journalistes et d'imprésarios, qu'un music-hall américain lui proposait cinq cent mille francs pour trois mois..., etc..., etc... Elle ne lui disait pas qu'elle se consumait loin de lui, qu'elle ne dormait pas la nuit, qu'elle n'avait plus d'appétit et qu'elle maigrissait, minée par un amour inassouvi.

Lacosse ne pouvait pas quitter Dingo.

- Le devoir avant tout ! se répétait-il pour ne pas s'avouer qu'il obéissait surtout à la voix du plaisir.

Son existence était si bien réglée entre la princesse et Gambillette, entre le Conseil des ministres et le Kursaal, entre les répétitions officielles et les réjouissances populaires !

Le retour brusque du prince consort que Mitineka lui avait annoncé, en lui révélant qu'elle était enceinte, pouvait, cependant, être le commencement de la fin. Vasistas revenait pour affaires urgentes ! Il avait peut-être, tout simplement, appris qu'il était doublement trompé, Gambillette imitant la princesse sans l'excuse d'un nom à transmettre et d'une dynastie à soutenir. Plus tourmenté par cette crainte que par la lettre de rappel de Betsy, Lacosse se grima en terrassier roux et partit chez Gambillette afin de lui communiquer son inquiétude.

- Tu sais que ton prince revient...

- Oui, j'ai reçu une dépêche. La barbe !

- Pourquoi revient-il si vite? Quand on est à Paris, on n'abrège pas son séjour sans motifs sérieux... N'aurait-il pas découvert nos amours?

- Mais non... Nous avons pris assez de précautions, je pense ! On ne peut pas nous reprocher de manquer d'imagination. Nous nous sommes aimés avec un tas de chichis !

- Oui, mais la police de Dingo a de fins limiers... Ils étaient peut-être sur nos trousses...

- Froussard !

- Ne plaisante pas, Gambillette. Un homme comme Vasistas est capable de nous faire trancher le cou.

- La peine de mort est interdite dans la principauté.

- Il peut nous faire poignarder et jeter dans la mer Noire, où nous verdirons et où l'on n'ira pas nous repêcher. Gambillette riait avec la belle insouciance des femmes légères.

- Tu vois tout en noir, Lacosse. Je ne te savais pas si tragique. Tu joues les De Max, ma parole !... Viens donc plutôt jouer les jeunes premiers.

Lacosse manquait d'entrain pour accepter l'invitation de Gambillette. Il préféra rentrer à la villa des Vagues. C'était d'ailleurs l'heure du courrier.

Il n'était pas rassuré.

S'il avait su la vérité ! Mais Gambillette ne s'était pas vantée d'avoir été pendant une heure la ma?tresse de l'abominable Makrovo.

Or, depuis ses menaces à la princesse, ce sombre individu était étroitement surveillé par la police des mœurs qui, ayant filé son homme jusque dans l'alcôve de Gambillette, avait cru devoir prévenir le prince que son second foyer était menacé d'une musique de chambre terriblement tzigane. Voilà tout simplement pourquoi le prince Vasistas Tourtognoki, qui tenait à Gambillette plus qu'à toute autre femme, avait pris l'Orient-Express...

Une centaine de lettres attendaient Lacosse à la villa des Vagues, lettres de gens qui sollicitaient des emplois, imploraient des secours, exposaient leurs ennuis... Il décacheta seulement celles qui ne portaient pas le timbre de la principauté. Elles étaient insignifiantes. Des demandes de renseignements ou des offres plus ou moins alléchantes. Mais parmi toutes ces enveloppes encombrantes et inutiles, un timbre de la République française attira l'attention de notre héros.

Monsieur Lacosse,
en tournée à Dingo,
Principauté de Blagapar,
Europe.

Ce n'était pas l'écriture anglaise de Betsy. C'était celle bien arrondie à la française de Mélanie, sa sœur. La lettre n'était pas faite pour rasséréner Lacosse.

"Mon cher frère,

"Tu n'es vraiment pas fraternel de nous oublier ainsi.

"On n'a de tes nouvelles que par les journaux. Est-ce bien vrai? Il para?trait que te voilà devenu quelque chose comme un grand premier ministre?

"Mais pourquoi ne nous écris-tu pas? On s'ennuie de toi à Paris. Je vais souvent boulevard Quisou. Mlle Betsy tient tout dans un ordre parfait. Elle m'a dit que tes affaires allaient très bien.

"Les nôtres aussi. Le salon de coiffure ne désemplit pas et il vient du beau monde. Nous aurons bientôt cinq cent mille francs. C'est beau, depuis dix ans que le salon est ouvert. Mon mari parle de se retirer. Je le retiens. Nous avons acheté un chalet à Saint-Cloud pour plus tard. Je n'ai pas besoin de te dire que tu y seras toujours chez toi.

"Il faut que je te dise que j'ai reçu une visite bien étrange et bien triste, celle de cette Suzanne Bichon, dont tu nous a si souvent entretenus. Elle a été victime d'un mauvais homme qui lui a dilapidé tous ses fonds. Ces filles-là ne sont pas à plaindre. Mais elle nous a demandé ce que tu devenais et s'est mise à pleurer quand nous lui avons répondu que tu étais à l'autre bout du monde où tu faisais la pluie et le beau temps.

"Mon mari lui a prêté cinq louis de ta part. Ne t'en inquiète pas ! Tu lui rendras cela à ton retour. Mais, hélas, quand reviendras-tu? Ta filleule t'appelle à grands cris. Elle me charge de te prier de lui rapporter un petit souvenir du pays où tu es. Tu la trouveras grandie et bien portante. Elle envoie tous ses baisers à son parrain.

"Auguste-André se joint à moi, mon cher frère, pour te souhaiter le bonjour.

"Ta sœur fidèle,

"Mélanie."

Lacosse porta la main à son front, geste qui indiquait chez lui un grand malaise cérébral causé par une surabondance d'idées.

Suzanne Bichon ! Ce nom éveillait le rêve d'amour de toute sa vie, le seul rêve qu'il n'eût pu réaliser. Il avait la gloire, la fortune, les femmes, mais tout s'évanouissait au souvenir de l'insaisissable Suzanne Bichon. Suzanne Bichon ! La première blessure de son coeur, toujours saignante, toujours douloureuse, incurable...

Décidément il avait manqué sa vie malgré toutes ses apparences de bonheur. Il avait bu à la coupe du plaisir jusqu'à la lie! Mais quelle amertume au fond !

Suzanne Bichon !

Une femme suffit souvent ainsi à arrêter un homme dans son essor, quand elle ne convole pas avec lui.

Lacosse, en ce moment, méprisait la principauté de Blagapar, la princesse, Gambillette, les ministres, le soixante et quatre-vingts, la villa des Vagues, le palais, le petit Shakossouzoff qui allait na?tre et dont il était le père, tout...

Une nostalgie désolante s'empara de lui et sa pensée, après s'être longuement posée sur Suzanne Bichon, se répandit sur toute la douce France.

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