Dranem
Une riche nature
Roman

Paris Bernard Grasset, éditeur
61, rue des Saints-Pères, Paris (VIe)

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PARTIE I

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

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PARTIE II

 

Chapitre I

 

Chapitre II

 

Chapitre III

 

Chapitre IV

 

Chapitre V

 

Chapitre VI

 

Chapitre VII

 

Dranem - Une riche nature

 

1ère partie

Chapitre VII

Où Mélanie s'en mêle... et Louis XIV aussi !

Au sixième étage, dans le haut de la rue Caulaincourt, une mansarde d'où l'on découvrait une belle vue de Paris, la mansarde classique des amours poétiques et pauvres, mais virginalement meublée d'un étroit lit de fer, de deux chaises de paille et d'une table de bois blanc.

Nos trois millions cinq cent mille lecteurs l'ont déjà deviné : c'était la mansarde de Mélanie Lacosse. Un observateur attentif se serait refusé à croire que le même père et la même mère eussent pu engendrer deux êtres aussi différents que Totor et sa cadette. Sans vouloir jeter aucun soupçon sur la conduite de Mme Lacosse, nous devons convenir que cette différence était tout à l'avantage de Mélanie. Vingt-deux ans, d'immenses yeux bleus, une peau fra?che et satinée, un petit nez droit aux ailes mobiles comme celles d'un monoplan, une bouche étroite entr'ouverte sur des dents éclatantes, avec cela faite au tour (et un tour savamment préparé!), la gorge ronde et les reins cambrés, les jambes longues mais pleines, le pied tout petit, Mélanie ne rappelait en rien le visage de masque et l'allure dégingandée de son illustre a?né.

Sa glace fondait à refléter ses appas.

Mais on me fait observer que les descriptions retardent le récit et je reviens à mon histoire...

Donc, la petite bonne du bouillon Duval ferma à clef la porte de sa chambre, s'assit sur une des deux chaises de paille, s'accouda à la table de bois blanc et, après un coup d'œil vers le lit de fer, se mit à pleurer des larmes que lui arrachaient à la fois des chagrins d'amour et des ennuis de famille, ou réciproquement.

Les larmes d'amour étaient honnêtes. Mélanie avait inspiré une passion profonde à un client du bouillon où elle servait, M. Bertot (Auguste- André), vendeur au Meilleur Marché, la grande épicerie du boulevard Quinson.

Depuis six mois, Auguste-André Bertot déjeunait et d?nait à la même table, amoureusement. Il commandait régulièrement une côtelette garnie le matin et du boeuf à la mode le soir. Mélanie lui apportait tendrement les meilleurs morceaux. Il les dévorait en la dévorant des yeux. Leurs doigts ne se frôlaient que deux fois par repas, lorsqu'elle lui tendait en rougissant la carte et l'addition, et ils échangeaient seulement quelques propos de restaurant. Mais ils se retrouvaient le soir, et Auguste-André Bertot accompagnait Mélanie Lacosse jusqu'à la porte cochère de la maison de la rue Caulaincourt. Le vendeur ne montait pas; il s'arrêtait mélancoliquement sur le seuil. Mélanie lui avait déclaré qu'elle était intransigeante sur le chapitre de l'amour et qu'il n'occuperait pas un pouce de sa mignonne et appétissante personne avant les formalités religieuses et civiles du mariage.

Or Mélanie était, vis-à-vis d'Auguste-André Bertot, victime des distances sociales, comme son frère Hector l'avait été vis-à-vis de Suzanne Bichon. Les parents Bertot s'opposaient au mariage de leur fils - l'espoir du nom ! - avec une bonne de Duval dont la dot était dérisoire malgré les pourboires magnifiques d'Auguste-André, qui mangeait ainsi dans un bouillon tout ce qu'il gagnait au Meilleur Marché.

Voilà pourquoi Mélanie versait des larmes d'amour.

Quant aux larmes familiales, elles coulaient à propos de son frère Hector, qui, après avoir été un membre inutile de la famille, avait cessé d'être un membre correspondant (car il n'écrivait plus !) et menaçait de devenir un membre compromettant...

Mélanie ne lisait pas les journaux, sauf les jours de grands crimes. Mais Auguste-André Bertot se passionnait pour le courrier des théâtres et se tenait au courant de tout ce qui se faisait ou se disait dans les coulisses.

Les employés des grandes épiceries parisiennes sont, avec ceux des grands magasins de nouveautés et des salons de coiffure, les personnes les mieux renseignées sur les questions importantes de la vie artistique et mondaine.

Auguste-André Bertot connaissait donc Lacosse, de réputation. Les journaux de Paris s'étaient déjà emparés de cet artiste qui arrivait de Lyon, bruyamment annoncé par les trompettes de la renommée, trompettes que Téravol savait rendre sonores. On en disait monts et merveilles.

Le vendeur du Meilleur Marché avait lu aussi dans certains petits journaux à côté, spécialement ouverts aux bruits d'alcôve, que Lacosse était un type dans le genre de don Juan, allant de cœur en cœur et ne parvenant pas à répondre à toutes les demandes. On lui prêtait plusieurs femmes du monde et une quantité de femmes qui, bien qu'elles fussent du demi-monde, mettaient les bouchées doubles. Lacosse avait eu la chance de débarquer à Paris à un moment où la chronique scandaleuse, manquant de copie, cherchait partout la petite bête.

- Mélanie, votre frère répand votre nom de famille ! avait dit Auguste-André Bertot, qui n'était pas fâché de se sentir indirectement atteint par cette publicité.

Mais Mélanie voyait cela d'un tout autre œil. Elle ne pouvait croire que tout ce tapage fait autour de leur nom fût la conséquence du talent de son frère et continuait à considérer Hector comme un incapable qui se mettait à se signaler par des bêtises et des débordements.

 

- Oui, avait-elle répliqué à son client amoureux, mon frère répand notre nom de famille... mais il le répand dans la boue. Il aurait dû au moins en emprunter un autre pour s'afficher ainsi.

Et elle le pensait. Voilà d'où venaient les larmes familiales que Mélanie laissait couler dans sa mansarde virginale.

La jeune fille essuya enfin ses yeux et fit sa toilette.

Malgré sa répugnance, elle devait aller au Panam's Casino. Car, pour la première fois depuis un an, Hector, qui ne lui avait pas même écrit pour les étrennes, venait de lui envoyer une invitation pour la répétition des couturières, avec une lettre affectueuse.

"Ma bonne petite frangine,

"Je suis à Paris. Tu l'as peut-être entendu dire. Excuse-moi de ne pas avoir été plus tôt te voir. Je répète la revue du Panam's où j'ai un engagement très brillant. La gloire, tu sais ! Toutes mes minutes sont prises. Mais je ne t'oublie pas. Voici un billet. Viens me voir dans ma loge. Je serai bien content de t'embrasser.

"Tu dois être une femme maintenant ! Un bécot de chaque côté.

"Ton frangin fidèle,

"HECTOR."

Mélanie entra au Panam's avec l'air grave d'une sœur qui vient parler sérieusement à son frère.

Les répétitions des couturières rassemblent l'élite intellectuelle de Paris et ne se distinguent d'une première que par la tenue négligée des invités. On y coudoie les critiques influents venus pour voir de quoi il retourne, les fournisseurs et les amis des auteurs, les fournisseurs et les amis des principaux artistes...

- Quel drôle de monde ! constata la petite bonne de Duval, en s'asseyant à l'orchestre.

Elle reconnut cependant plusieurs clients de son bouillon. Mais ils n'étaient pas là dans l'exercice des mêmes fonctions et plastronnaient d'importance.

Un journaliste notoire, - celui qui signait du pseudonyme transparent de "l'Œil de Boeuf" des chroniques hebdomadaires intitulées "Choses vues", - lui adressa de grands saluts. Il était myope et l'avait prise pour une femme de lettres à la mode. Elle fut saluée également par des gens qui, ne connaissant personne dans la salle, distribuaient par-ci par-là des coups de chapeau afin de se donner des relations et une contenance...

Lacosse parut à la fin du premier acte, dans le rôle de Louis XIV, une création attendue avec curiosité et qui produisit une grosse déception. Loffre et de Mandes, les auteurs de la revue, s'attachant à l'histoire, avaient présenté un Louis XIV très grand seigneur et solennel dans ses moindres gestes. Ce n'était pas l'affaire de Lacosse. Il devait, pendant dix minutes, garder son sceptre dans la main gauche et donner sa dextre à baiser aux dames de la cour. Il échoua complètement. Il y eut même quelques murmures... Lacosse, enfant gâté du public lyonnais, sortit de scène, furieux contre les auteurs qu'il accusait de l'avoir fourré dedans.

- Je leur montrerai qui je suis ! hurlait-il en brandissant le sceptre royal.

Il n'était pas apaisé lorsque Mélanie frappa à la porte de la loge.

- Qui est là? demanda-t-il. - Moi, Mélanie, ta sœur.

- Entre...

Il ne l'embrassa pas. Dans la chaleur de la colère le maquillage coulait sur ses joues.

- Bonjour, Hector...

- Bonjour, Mélanie...

- C'est tout ce que tu trouves à me dire, depuis le temps qu'on ne s'est vu ?

- Je suis surmené, je n'ai pas ma tête à moi.

- Eh bien, moi, je vais te parler, Hector !... Je ne ris pas...

- Des discours?... Oh! ma petite, non, une autre fois... Je ne suis pas d'humeur à t'écouter.

- ?a n'a pas marché? Lacosse éclata :

- ?a ne pouvait pas marcher... Les auteurs m'avaient bourré le crâne avec leur roi soleil... Tu verras demain ce que j'en ferai du roi soleil...

Et il s'arrachait sa perruque...

- Quel triste métier ! risqua Mélanie.

- Tu dis?

- Quel triste métier !

- J'avais bien entendu... Va-t'en, tu n'es qu'une sotte. Si tu n'étais pas ma sœur...

- Je ne le suis peut-être pas autant que tu le crois, ta sœur ! Quand je pense à toi, je me demande souvent si nous sommes vraiment du même lit.

- Tu dis? - Oh! ne me fais pas répéter toutes mes phrases. Tu m'exaspères à la fin...

- Tu as insulté papa et maman... Va-t'en, Mélanie, va-t'en, vilaine fille. Mélanie n'insista pas.

- Mauvais sujet ! conclut-elle en se retirant. Ils se quittèrent sans autres épanchements fraternels et la jeune fille partit plus convaincue encore qu'il n'y avait rien de bon à espérer de ce garçon raté.

Le lendemain, chez Duval, entre la côtelette garnie et le fromage, elle raconta tout à Auguste-André Bertot. Mais, le vendeur du Meilleur Marché, indulgent pour les artistes, déclara qu'il ne pouvait se prononcer sur le cas d'Hector avant d'avoir vu celui-ci à l'œuvre. Il irait à la répétition générale du Panam's Casino. Il prendrait un promenoir dès huit heures et quart et jugerait sans parti pris.

Or, la répétition générale fut pour Lacosse une éclatante revanche. Il composa Louis XIV à sa façon. Il en fit un souverain bon enfant, pinçant les dames de la cour, les chatouillant avec son sceptre dont il se servait également pour se gratter la perruque, bousculant les courtisans, se mouchant dans ses doigts qu'il essuyait ensuite sur le velours du trône, bref un monarque royalement heureux de vivre. Lacosse se souciait peu de l'histoire de France. Mais il avait le sens de l'à-propos.

Son succès dépassa encore celui qu'il avait remporté au Rigolarium. Le rideau se releva six fois. Lacosse retira sa perruque pour saluer, et ce geste imprévu, mais familier, acheva de lui conquérir Paris.

Auguste-André Bertot était enthousiasmé. Il ne se contentait pas d'applaudir, il criait : "Bravo ! bravo !" et frappait de sa canne la balustrade du promenoir. A l'entr'acte, il se précipita dans les coulisses et, audacieux comme tous les enthousiastes, il se présenta à Lacosse au moment où celui-ci s'arrachait à une nuée de soiristes qui cherchaient à cueillir ses mots.

- Je vous demande pardon, monsieur Lacosse... Je suis Auguste-André Bertot, un amateur de théâtre. Je tiens à vous exprimer mon admiration et ma sympathie.

- Couvrez-vous, jeune homme ! fit aimablement l'artiste. Auguste-André Bertot poursuivit : - Je suis d'autant plus heureux de votre succès, monsieur Lacosse, que je, suis le fiancé de votre soeur Mélanie...

- Le fiancé de Mélanie !... Mais je l'ai vue hier, cette bonne Mélanie, et elle ne m'en a pas parlé...

- Il para?t que vous l'avez mal reçue, elle n'a pas osé...

- C'est vrai. Je n'étais pas à prendre avec des pincettes, hier... Les couturières n'avaient pas marché... à cause de ces crétins d'auteurs... Pauvre Mélanie !... Je l'aime beaucoup, vous savez, monsieur, et je suis très content de serrer la main de mon futur beau-frère... Vous me plaisez... Topez là... Et mariez-vous vite... sacrebleu...

- Hélas ! soupira le vendeur du Meilleur Marché, nous ne sommes pas près, votre sœur et moi, de réaliser notre beau projet!... Ma famille s'oppose au mariage.

Une ombre passa sur le front de Lacosse. - Ah ! dit-il, je connais ça... Il réfléchit un instant. - Et si j'assurais à Mélanie cinq cents francs par mois, vos parents consentiraient-ils à lui donner votre nom? - Certainement. - Eh bien, jeune homme, enlevez, c'est pesé ! Je désire le bonheur de Mélanie. Elle peut donner sa démission à M. Duval. Je paierai le dédit ! - Vous avez autant de cœur que de talent, s'écria Auguste-André, transporté de joie... Merci, sire ! Lacosse sourit d'être traité en Louis XIV jusque dans les coulisses :

- Vous me remercierez en me prenant comme parrain de votre premier.

- De tous, si vous voulez. - Dépêchez-vous, on en fera de grands acteurs. Au revoir, jeune homme. Revenez me voir avec Mélanie, cette excellente Mélanie. Embrassez-la pour moi. Au revoir, je vais me changer. Auguste-André se frotta les yeux. Tout cela n'était-il pas un rêve historique?... Mais non, c'était bien Louis XIV qui venait de lui donner cordialement la main (et celle de sa soeur !) et qui s'éloignait du côté cour, au milieu du murmure flatteur des figurants ! Et dans cette petite danseuse anglaise qui s'approchait du souverain et se penchait vers lui pour lui dire évidemment : "I love you ", un oeil lyonnais aurait reconnu Betsy, la Rigolarium's girl devenue par amour Panam's girl.

Cette fois, Lacosse était définitivement lancé. Seuls Loffre et de Mandes le critiquaient encore sur quelques points. Les revuistes sont ainsi parfois jaloux du succès de leurs interprètes au lieu de leur être reconnaissants d'un concours particulièrement précieux.

Téravol, lui, chantait Lacosse en des communiqués lyriques.

"L'intelligent directeur du Panams'Casino a le don de mettre la main sur l'Astre du jour. Félicitons-le aujourd'hui de nous avoir révélé Lacosse dont le nom sera demain dans toutes les bouches. Lacosse est un artiste unique en son genre. Il nous a présenté un Louis XIV étourdissant de fantaisie et de bonne humeur. Jamais d'ailleurs les spirituels auteurs Loffre et de Mandes n'avaient dépensé plus d'esprit ni de sel dans une revue et jamais le Panam's Casino, toujours digne cependant de sa réputation mondiale, ne nous avait servi un pareil régal où tout un bataillon des plus jolies femmes de Paris, délicieusement déshabillées parle ma?tre costumier Pandolphe, constituent la part des yeux qui est toujours celle du lion."

La revue devint le clou de l'année. Lacosse eut la satisfaction d'entendre, en effet, son nom voler de bouche en bouche et de le voir se détacher sur tous les murs, en lettres de feu, la nuit, et jusque dans les airs, sur de larges banderoles qu'un cerf-volant faisait flotter au-dessus de la capitale.

FIN DE LA PREMI?RE PARTIE

 

Chapitre VI