25 septembre 1904
Thérésa ! Les annales du concert n'ont pas de nom plus justement célèbre. La génération qu'elle enthousiasme, conserve, ineffaçable, le souvenir des soirées qui consacrèrent la plus populaire des divettes et qui firent sa renommée si rapidement européenne. Et ceux qui, plus jeunes, n'assistèrent pas à ces triomphes, savent, du moins qu'elle fut, en quelque sorte, pour leurs aînés, la Muse même du concert.
Après avoir connu les ivresses de la popularité, Thérésa a volontairement abrégé une carrière où l'attendaient encore de nombreux succès et elle est venue chercher dans son pays natal le calme et la paix. Non loin de Mamers, à peu de distance de la pittoresque forêt de Perseigné, dans le village de Neufchâtel-en-Saosnois, elle a fait construire le joli chalet des Lauriers, qui met, au milieu d'une nature un peu fruste, une note si inattendue et si pittoresque de banlieue parisienne. Si Thérésa a cherché le calme, il n'était pas en son pouvoir de trouver l'oubli. Beaucoup de ceux qui l'ont applaudie, connaissent sa retraite, et tous ceux qui se croient autorisés à lui adresser leurs hommages sont accueillis de la façon la plus charmante.
M. Chabert, l'artiste bien connu de la Gaîté, appelé dans la région par les obligations de son service militaire, ne pouvait oublier de faire une visite à la Reine de la Chanson, et il a tenu à réserver à Paris qui chante son intéressant interview.
"Ah ! tu vas faire tes 28 jours à Mamers ? me disait il y a deux mois, M. Péricaud, dans le cabinet directorial de M. Hertz, à la Gaîté ; tu me feras le plaisir d'aller faire visite à Thérésa.
- Thérésa. .. La grande chanteuse populaire ? Celle qui fut la mère de la Chanson ?
- Oui, jeune homme, tu lui diras mes bonnes amitiés.
- Et les miennes aussi, reprit M. Cadet qui venait de terminer sa répétition de "Cadet Roussel", de Jacques Richepin."
Il était cinq heures, entre la répétition et le dîner, on dispose d'une heure reposante, et, ma foi, ce jour-là, on l'employa en bavardages, en anecdotes sur Thérésa. Que d'histoires ! que de souvenirs ! que d'inoubliables soirées passées !...
"Vous la rappelez-vous dans la Chatte Blanche" ; disait Cadet, et Péricaud reprenait "Eh bien, et "La Terre", quelle émotion à écouter, quels frémissements de "La Nature", "La Femme à Barbe" et "La Famille Trouillat" ..."
Cadet : "Et le Puits qui chante à Déjazet ?"
Puis Péricaud : "Une bien bonne qui lui est arrivée : C'était pendant une représentation de la Poule aux œufs d'or, le comédien Laurent lui demandait en scène : Enfin, comment ça t'a t'y pris d'aimer trois jeunes gens à la fois ? Et, à chaque représentation, très consciencieusement, Thérésa répondait : Mais, comme la foudre! Un soir, emportée par la situation, distraite, elle répondit : Mais comme une envie de faire... Le public ne lui laissa pas achever sa phrase, car il avait deviné.
Un rire formidable éclata de l'orchestre au paradis, les pudibonds étaient scandalisés... Thérésa, suffoquée de son étourderie par trop réaliste, tomba évanouie : la crise passée, elle voulut faire des excuses, mais déjà le public avait oublié l'incident et réclamait la continuation du spectacle..."
Ces histoires, l'enthousiasme de ces artistes, tout cela me donnait une envie folle de partir de suite de la caserne, et profiter de ma première permission pour accomplir cette visite, me disant qu'à mon tour, moi aussi, j'aurai vu cette artiste, petite fille de Rabelais.
Deux semaine après, j'arrivais aux premières maisons de Neufchâtel-en-Saosnois.
"Pardon, monsieur, la maison de Mme Thérésa ?
- La Thérésa ? tout en haut de la côte, à droite, la plus belle maison, celle qui a une grille... Demandez la ferme des Lauriers..., c'est celle-là..."
Cinq minutes de montée, et j'entrais dans une cour pleine de fleurs.
"Madame Thérésa ? - Madame Thérésa est en promenade, mais asseyez-vous, voici l'heure de son retour... tenez, la voilà!"
Sur la route, à deux cents mètres, en effet, traversant le village à petits pas, arrivait vers nous une femme, grande de silhouette, bien campée, coiffée d'un béret légèrement sur l'oreille et qui lui donnait un air aussi crâne que martial. Un peu ému, je me présente aux noms de mes amis qui sont aussi les siens, et, avec une voix, celle dont tout le monde parle encore : "C'est bien à vous de venir voir l'amie de tous les vôtres ; d'abord, vous allez dîner avec nous ; nous recauserons de notre bon Paris que je revois chaque hiver, mais pas assez... je l'aime tant encore..."
Elle ferme légèrement les yeux, comme pour revivre un rêve, et je vois glisser sur les joues de ce masque gravement beau deux larmes qu'elle essuie presque avec étonnement. Pauvre femme !.. pour ne plus être étonné, même de ces deux larmes que le hasard de ma visite a fait couler, que de moments semblables a-t-elle dû vivre ?
"Par exemple, avant de nous mettre à table, il vous faut gagner votre dîner, aussi vous ne couperez pas au tour du propriétaire... Regardez d'abord ma salle à manger, un peu triste avec le crépuscule, mais lorsque le soleil se joue dedans, et cela dix heures par jour, c'est très gentil. Voici le portrait de Gounod, c'est ma plus belle décoration.
- Tiens, mais c'est Judic, de l'autre côté !...
- Vous me flattez, enfant, c'est moi ; Judic est dans le salon que voici... très simple... ; on s'y repose fort bien, chaque bibelot qui le meuble a son histoire. Ces histoires font la mienne, souvent, seule, au milieu de toutes ces choses qui me sont si chères, lorsque ma pensée chevauchait vers ces souvenirs d'antan, les heures étaient plus tristes que gaies. Aujourd'hui, le temps, celui qui insensibilise les cœurs, a passé, recouvrant de son grand voile transparent toutes ces réalités, qui, maintenant, à mes yeux, à ma mémoire, revivent avec plus de sérénité." Suivons... Des chambres d'amis... il y en a partout; même de l'autre côté de la rue. "Tenez, là c'est la demeure des Péricaud.. Ici, Jean Coquelin un soir s'y reposa... Cette chambre fut à Magnier qui peut venir encore aux Lauriers, dites-le-lui... Et le jardin ... ah ! ah ! que dites-vous de ça ...
- C'est un paradis magnifiquement cultivé... Quel est ce clocher, là-bas, tout au fond de cette plaine admirable ?
- La cathédrale du Mans.
- Et sur l'extrême gauche ?
- La forêt de Perseigné, avec sa tonnelle qui s'étend, durant un kilomètre, et sous laquelle je fais ma promenade quotidienne lorsque je ne suis pas malade. L'hiver dernier, je fus obligée de garder le lit pendant deux mois, mais aujourd'hui, je suis d'attaque."
Le dîner fut charmant, on parla théâtre, concert... "Oui, Polin m'amuse beaucoup... quel type ce Dranem. Je l'ai entendu à un bénéfice... Au concert, je n'y vais plus ; au théâtre, encore un petit peu. J'avais revu Germinie avec Réjane, que j'aime beaucoup. Et Coq comment va-t-il ? Et Cadet ?
- Ils vont bien ?
- Leurs monologues ? En savez-vous ? Dites-m'en..."
Je m'exécute, je lui dis du Rostand, deux contes de Paul Bilhaud, puis à son tour et à ma prière, elle nous chante "La Terre". Combien je remerciais à cet instant, ceux auxquels je devais ces moments inoubliables !...
Thérésa, après avoir chanté "La Terre", nous récita des vers de
Pierre Dupont. Sa voix, d'une ampleur, d'une sonorité parfaite, était pénétrante et nous donnait le frisson ; pas celui de la petite mort, le frisson qu'on éprouve devant un chef-d'œuvre classique...
Une invitée me disait : "Je sais des gens qui allaient lui entendre dire une phrase."
Je le crois, et si mon indiscrétion n'avait de limites, je demanderais la réédition de ce que je viens d'entendre pour quadrupler mon plaisir...
"Mais il faut partir, il est peut-être dix heures et demie...
- Voyons... Oh !.. Plus de minuit..., mon pauvre enfant, comment allez-vous rentrer au quartier ?
- Soyez tranquille, chère madame, j'ai ma bécane et la permission de la nuit. Allons, au revoir, ... merci et à bientôt.
- Bonjour aux trois Coqs... Ah !.. Aussi..."
Mais déjà j'étais loin sur la route d'Alençon, regardant Mamers sous un ciel étoilé que le calme de la nuit, sur cette grande route, rendait plus beau, avec une brise qui murmurait encore à mon oreille : "J'ai trois grands bœufs dans mon étable ..." " [*]
M. Chabert
[*] M. Chabert était sans doute enivrée par la brise, car on sait qu'il n'existait que deux bœufs dans l'étable. (Note de l'éditeur)
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