CHAPITRES
_____________________

01 - 02 - 03 - 04 - 05 - 06 - 07 - 08

09 - [*] -11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16

Note de l'éditeur

Bouquets d'hommage


[*] Curieusement, ces Mémoires n'ont pas de chapitre 10.
_____________________


Pour ces Mémoires au format *.pdf,
voir ici.

Si vous ne possédez pas le logiciel Acrobat Reader (gratuit - de la firme Adobe Systems Incorporated) qui permet de visualiser les fichiers écrits dans ce format, voir ici.


Eugénie Buffet


Chapitre 8


La célébrité que j'avais acquise en quelques mois, en chantant dans les rues, fut une chose prodigieuse dont on ne peut, à tant d'années de distance, se faire une exacte idée. Mon succès fut inouï, indescriptible. Les journaux, d'abord, donnèrent le la. Ils chantèrent mes louanges sous les formes les plus diverses : chroniques, poésies, gazettes rimées, croquis, caricatures, photographies. Les écrivains les plus réputés me consacraient des articles enthousiastes, dépeignaient ma silhouette, contaient, avec ferveur, les aventures de ma vie. S'il leur arrivait parfois de commettre des erreurs en se laissant entraîner par leur imagination trop riche, je me gardais bien de les leur faire remarquer ; ils m'aimaient tant et s'exprimaient toujours sur mon compte avec une telle déférence et une telle gentillesse que je me fusse reproché comme un crime le plus petit reproche à leur adresse. Plusieurs centaines d'articles parurent, où chacun s'évertuaient à tracer de moi un portrait qui fût aussi ressemblant que possible. Le Journal, L'Écho de Paris, L'Éclair, Le journal des débats, L'Événement, Le Gaulois, emplirent leurs colonnes de mon nom. Jules Claretie, minutieux historien de la vie de Paris, Jules Claretie qui réunissait chaque année en volume, les événements qu'il avait spirituellement commentés, écrivait sur moi en 1895 : "Cette volupté que savoura Lamartine sur les marches de l'hôtel de ville, que Gambetta ressentit, amère et forte, en parlant à la province des dangers de la patrie, Mlle Eugénie Buffet la connaît, depuis quelques jours, en chantant aux passants de Paris, les refrains qu'on applaudit et qu'on lui redemande.

Ceux qui ne connaissent pas la nouvelle étoile populaire se rappellent pourtant cette affiche de café-concert où, grelottante et minable, maigre, pâle, anémiée, ramassant entre ses jambes sa jupe mince fouettée par la bise, une grande fille était représentée, tête nue, les cheveux au vent, avec un mince foulard rouge autour du cou, les épaules rondes sous un caraco d'un gris usé ! C'était, sur les murs de Paris, une suite lugubre et comme tragique de gigolettes, et, à dire vrai, Eugénie Buffet, dort cette affiche était l'image, en costume d'errante et de misérable, Eugénie Buffet fut l'incarnation et, peut-être, la créatrice de ce genre spécial de blêmes figures parisiennes, les gigolettes. Son fichu rouge fut légendaire très longtemps.

Elle faisait passer dans ses chansons les plaintes sinistres, les poésies phtisiques, les tristesses noires de ces êtres qui rêvent de l'amour et des lilas jusque sur un grabat d'hôpital. Elle les avait étudiées, ces grêles créatures, mauvaises herbes piquées de fleurettes du pavé de Paris, chez elles, dans les faubourgs obscurs, dans les rues de misère. La défroque qu'elle portait et que le peintre reproduisait sur l'affiche-annonce, elle l'avait achetée à l'une de ces filles, treize ou quatorze francs, tout un costume, la livrée de l'amour errant, des Chloé demandant l'éternelle idylle à l'herbe pelée, comme Utrecht vieilli, des fortifications. Et comme elle les connaissait, elle les plaignait, et une partie de l'argent qu'elle gagnait à chanter les gigolettes passait en aumônes aux vraies gigolettes qui, parfois, venaient, reconnaissantes, et se cotisant entre elles, offrir un gros bouquet de fleurs à la gigolette de music-hall. Elle fut populaire au boulevard extérieur, Eugénie Buffet, avant d'être applaudie sur le terre-plein de l'Opéra. Familièrement, là-haut, on l'appelait Nini, Nini Buffet ! Comment donc, c'était une gloire ! Lorsque l'Ambigu donna ce drame, où l'on nous montra dans un tableau qui sentait à la fois le vin clair et la cour d'assises, les rôdeurs et leurs connaissances, modulant la chanson des blés d'Or entre deux coups de couteau, Eugénie Buffet offrit de jouer pour rien, un soir, ? oui, ne fût-ce qu'un soir ? le rôle de gigolette, pour montrer ce qu'était la vraie gigolette, la gigolette revêtue de la vraie souquenille des gigolettes de faubourg. ? Félicia Mallet, disait-elle, c'est du théâtre, moi, c'est de la vie ! Il y a de ces querelles d'école jusque dans les excentriques de l'art. Jolie, distinguée, avec un fin profil de médaille, Eugénie Buffet avait trouvé l'incarnation d'un type, elle y tenait. Et ceux qui avaient vu jadis, autour du tapis vert de Monaco, l'élégante personne qui jetait, insouciante, les louis au râteau du croupier, ne la reconnaissaient guère dans cette triste pâlotte dont elle disait, râlait l'agonie morale, d'une voix épuisée. ? Ah ! le premier argent que j'ai gagné en chantant, dit-elle qu'il m'a semblé bon. D'ailleurs, une agitée, cette jolie créature qu'on entendit un jour crier "Vive Boulanger !" en pleine exposition devant le président Carnot, et qui s'en alla gaiement faire de la prison pour opinions politiques. Gigolette était boulangiste. Elle est restée l'amie des pauvres et c'est pour eux qu'elle chante. "Pour la gloire !" précisément pour la gloire. La musique en plein vent fait plus de bruit que la musique de chambre et voilà Eugénie Buffet, la Nini de La Cigale, devenue quelque chose comme une reine faubourienne parmi les virtuoses du pavé ! La voix de la chanteuse monte parmi les rumeurs du soir parisien, roulement de fiacres, appels de tramways, cornets de bicyclettes. Et quand arrive le refrain, tout le monde chante, reprend en chœur. Poésie au rabais, patriotisme de carrefour, tout ce qu'on voudra. Pendant qu'ils écoutent et qu'ils chantent, ces pauvres gens ont bu un peu de poésie inconsciente, et respiré un peu d'oubli !
Laissez chanter Eugénie Buffet, la chanteuse du pavé !

***

Ces lignes si jolies de celui qui devint par la suite, Administrateur de la Comédie-Française, traduisent assez bien la gloire populaire que j'avais conquise et disent suffisamment l'engouement dont je fus l'objet. Il faut avoir vu cela pour en pouvoir parler. Il suffisait que mon arrivée fût annoncée dans quelque endroit de Paris pour que la foule, venue souvent des quartiers les plus éloignés, s'y portât aussitôt. Dès que j'avais fini de chanter en un lieu quelconque, le public qui m'encerclait, me suivait dans mes déplacements pendant des heures entières. Les officiers de paix venaient à ma rencontre et, la dernière goualante terminée, quand nous replacions sous notre bras nos paquets de musique et notre guitare, ils nous demandaient notre itinéraire pour nous préparer un passage entre deux haies compactes d'auditeurs ou pour refouler, s'il y avait lieu, le flot trop dense qui s'avançait sans cesse. La circulation, un jour que nous chantions dans la cour du grand Hôtel, fut interrompue sur les grands boulevards.

 Il y eut aussi, dans mes tournées, des épisodes sentimentaux, des incidents particulièrement touchants, et je me rappelle encore ceci : un jour que nous franchissions le seuil d'une porte cochère, une soubrette au visage bouleversé, nous apparut. L'enfant s'était arrêtée devant nous et elle me regardait en ouvrant de grands yeux clairs qui se remplirent de larmes. ? Mademoiselle, balbutia-t-elle... Mademoiselle... est-ce que ce n'est pas vous Eugénie Buffet ? ? Mais oui, ma petite... pourquoi ? ? Oh ! mon Dieu, Mademoiselle !... et la pauvrette se mit à éclater en sanglots...  Elle ne pouvait prononcer un mot et nous eûmes toutes les peines du monde à obtenir cette explication qu'elle nous fournit en pleurant toujours.  ? Ah ! Mademoiselle, j'ai bien de la peine de vous voir dans cet état ! Comment, vous ! vous en êtes tombée là ! Dieu, que cela me cause de peine... Je ne suis pas riche, mais voyez-vous, si je pouvais vous aider... Je venais de reconnaître, sous les, traits de cette gentille domestique, une ancienne femme de chambre à mon service, et je lui expliquai que c'était, au contraire, pour mon plaisir, que je chantais dans les cours et que je m'accoutrais de la sorte. Alors, son visage s'illumina ; ses yeux reprirent leur expression de jolie et naïve gaieté, et elle me sauta au cou en s'écriant : ? Ah ! quel bonheur, Mademoiselle, laissez-moi vous embrasser !  J'allais oublier l'histoire de l'abbé Obry, curé de Vernouillet... Ah ! le brave homme ! Figurez-vous qu'un jour, étant en train de chanter, je vis s'avancer vers moi une bonne figure de prêtre, une de ces figures éclairées d'un large et doux sourire. Il m'écouta chanter deux ou trois chansons et, presque, timidement, s'approchant de moi, me dit : "Madame, accepteriez- vous de venir dire quelques-unes de vos chansons pour les pauvres de ma petite paroisse ?" Je vous laisse à imaginer dans quel étonnement me jetèrent ces paroles. Je n'en revenais pas ! L'entreprise m'apparut, certes, un peu hardie, mais le prêtre ne m'en sembla que plus digne d'admiration : n'avais-je pas à craindre que les paroissiens de l'endroit, à l'apparition de la créatrice de chansons qui n'ont rien de sacré, reprissent en chœur, quelques refrains connus ! Je n'en acceptai pas moins avec enthousiasme, et, quelques jours plus tard, je chantais : Le Ciel a visité la terre et Le Crucifix de Faure à Vernouillet, dans la petite église prise d'assaut par les fidèles. Le curé monta en chaire pour me remercier, et il le fit sans extrême exagération, sans fausse honte, dans toute la simplicité d'un cœur bon, compatissant aux misères d'autrui et heureux de trouver là une occasion de les atténuer... Ce petit événement dont on parla tout de même beaucoup, ne fut rien à côté de celui provoqué par ma présence au milieu des agents de change qui, à l'heure de la grande bataille de l'Argent, bourdonnent et s'affolent entre les parois de cette ruche formidable qu'on appelle La bourse. Dès qu'on m'eut aperçu au bas du Temple, ce fut un cri général qui se mêlait aux aboiements de tous ces hommes en proie au délire de l'argent. J'arrivai à la Bourse avec ma petite troupe composée comme par le passé, avec cette seule différence que Rose Bru avait été remplacée par Mme X... La présence dans notre troupe de cette mystérieuse comparse, désignée seulement dans nos communiqués, par la lettre X... intrigua beaucoup de parisiens et de journalistes, qui ne surent que plus tard qu'il s'agissait tout bonnement de celle qui devint, par la suite, Mme Drumont, et dont j'ai dit quelques mots dans mon chapitre consacré à la politique nationaliste.  Mon apparition sur les marches de la Bourse fut un spectacle inouï. Un groupe de jeunes gens vint jusqu'à moi et me porta littéralement au milieu de la "Corbeille", en contraventions des règlements en vigueur ; je crois bien être, de tout temps, la seule femme qui ait pénétré dans cette enceinte ! Le commissaire spécial, M. Péchard, dont j'ai parlé plus haut, vint, avec sa galanterie accoutumée, me supplier d'en sortir, et je n'hésitai point un seul instant à déférer à sa courtoise prière.

Il m'autorisa, en manière de compensation, à chanter sur les marches de la Bourse où, étouffée par la foule qui m'acclamait, je dus, avec mes camarades, chanter tout mon répertoire, tandis que les sous pleuvaient autour de nous, à nos pieds et sur nos têtes, et jusque dans le ventre de la guitare de Claudius ! Ce dernier était, à chaque instant, obligé de renverser son instrument et de le vider comme il eut fait d'un vase trop plein ! Tout le temps que dura cette inoubliable tournée, les recettes fructueuses que nous en tirions pour les sinistrés de Godillot étaient versées, soit à l'administration des quatre journaux qui nous patronnaient, soit à la mairie du 9e arrt. où une souscription permanente demeurait ouverte. On continuait de me réclamer dans tous les quartiers de la Capitale. Il nous eut fallu posséder un véritable don d'ubiquité pour satisfaire à toutes les invitations et être partout le même jour, à la même heure, aux Halles, à Bercy, à la Villette, au quartier latin, à Belleville et Ménilmontant, à Auteuil et au Point du jour ! Dans les quartiers de la haute bourgeoisie et de l'aristocratie, ces messieurs et ces dames espéraient surtout se payer le luxe de nous faire chanter dans leurs salons et "d'épater" ainsi leurs invités... mais nous nous refusions obstinément à leur offrir des galas de ce genre, et nous ne démordions pas de notre principe, qui était de ne chanter que dans la rue. Nous voulions bien recevoir l'argent des "rupins", mais à la condition que ceux-ci vinssent nous le porter à domicile, c'est-à-dire sur le trottoir même où était installé notre poste de commandement ambulant. Les snobs et les riches ne furent pas, il faut le dire à leur louange, trop chiches ni trop fiers ; et bien souvent, non seulement ils daignèrent nous faire apporter, par leurs caméristes ou leurs valets de chambre, d'abondante monnaie de billon ou de scintillantes pièces blanches, mais ils étendirent leur générosité au delà de ces limites en nous octroyant des bouteilles de champagne, des gâteaux et des fleurs ! Heureuse vie, en somme, que celle que nous menions ; la volupté de la gloire, la plus belle de toutes ? la gloire populaire ? se mêlait à la satisfaction du devoir accompli, et si les avaros qui en résultaient mettaient parfois une ombre au tableau, quel encouragement nous trouvions dans l'estime publique et dans la reconnaissance du peuple ! mais il fallait faire preuve d'une endurance physique et morale peu commune... D'autres que moi auraient peut-être succombé mille fois, car ce n'était pas folichon, je vous l'assure, de subir continuellement les algarades des serviteurs de l'ordre.  Le dernier incident dont nous fûmes victimes nous réjouit cependant beaucoup. Cela se passait à la Porte Maillot. Un gardien de la paix, arborant un uniforme neuf, et qui lissait ses crocs d'ébène d'un petit air de collégien suffisant, s'approcha de moi et me demanda :

- Votre permission ?  

- J'ai une permission "verbale" lui répondis-je. Et lui, sans se départir de sa morgue hautaine et prétentieuse :

- Ah ! vous avez une permission "verbale"... Eh ! bien, faites la donc voir ? 

Une pétarade de rire s'alluma parmi les badauds. Comme ces flambeaux dont il est question dans le poète latin, le rire, promené de groupe en groupe, courut, bondit sur les lèvres, gagna de proche en proche, atteignit jusqu'aux chanteurs qui m'accompagnaient, jusqu'à moi-même ! "L'uniforme" comprenant confusément qu'il avait lâché quelque énormité irréparable, rougit, verdit, ragea, tempêta, éclata. L'affaire allait se gâter et je voyais approcher le moment où nous allions encore respirer le fumet du poste et être interrogé par un brigadier sans indulgence ! Fort opportunément, un officier de paix arriva, demanda la raison de cet attroupement, le "pourquoi" de cette crise d'hilarité et, au milieu d'un silence attentif et impressionnant, je répondis au gradé :  

- Parce que je ne peux pas faire voir à Monsieur l'agent mon autorisation verbale !

Cette réponse fut la conclusion de l'histoire.

J'ai gardé pour la fin cette savoureuse anecdote. Cela se passait à Biarritz où je chantais sur la place de l'Église parmi la foule formant cercle autour de moi.

Boni de Castellane tenait ostensiblement un billet de cent francs qu'il jeta sur mon tapis. Et moi de lui souffler à l'oreille.

- Recommence Boni personne ne t'a vu !


«   Retour à la page d'introduction   »