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[*] Curieusement, ces Mémoires n'ont pas de chapitre 10. _____________________
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Eugénie Buffet
Chapitre 9
Je prêtai encore mon concours dans deux ou trois circonstances, à Thonon pour les œuvres de l'Abbé Lessage et à Vittel, mais un accident dont j'avais été victime, une profonde blessure à la jambe, aggravant l'état d'extrême fatigue dans lequel je me trouvais, m'obligèrent à interrompre mes déplacements.
La voix éreintée, le cerveau vide, je n'en pouvais plus, j'étais à bout. Me voici installée avec Stévens dans un petit coquet rez-de-chaussée sis au 3 de l'avenue Frochot dans le voisinage d'Henry Bataille, de Berthe Bady, d'Andrée Mégard et d'Alfred Stévens, père de Léopold. J'ai parcouru les deux premières grandes étapes de ma carrière : Les pierreuses à La Cigale, les Chansons dans les rues. Je n'en resterai pas là. Pour la première fois de ma vie, je me mets à étudier sérieusement le chant avec la grande Artiste qu'est Mme Yveling Rambaud. Je fais de rapides progrès. Ma vois s'affermit, s'éclaircit. Je me sens capable d'aborder un répertoire nouveau. Je cherche d'autres chansons, je lis les œuvres des poètes ; un beau jour, je me passionne pour celle de Jean Richepin, comme je m'étais passionnée pour celle d'Aristide Bruant. Je choisis des chansons dans l'admirable "Chanson des gueux". Ce grand poète l'avait écrite à l'heure où la future chanteuse des cours n'était encore qu'une minuscule gamine battant de ses petits pieds le pavé d'Oran. Poète des Gueux et chanteuse des cours nous devions nous rencontrer, nous compléter l'un par l'autre. De cette prédestination devait naître la série des séances que je donnai à la Bodinière, après des alternatives de travail et d'abattement, de santé et de maladie, car je me ressentais toujours du surmenage que m'avaient occasionné mes tournées de chanteuse des rues. Enfin je me remis au labeur avec acharnement répétition chez Mme Yveling Rambaud avec le compositeur Georges Street dont je chantais les musiques sur des poésies de Jean Richepin. Le maître vient très ému m'entendre chez Mme Rambaud. Albert Michaut, Mme Emma Michaut, Stévens, Émile Deschamps, Henriette Deschamps sont là aussi, et tout le monde pleure. Un soir, chez Alphonse Allais, je chante encore et j'obtins le même succès. Cette fois le courage est en moi. Je me sens forte, prête à affronter le difficile public de la Bodinière. Je l'avais, il est vrai, ce public, affronté déjà en septembre 1893 pour illustrer une conférence que Jules Oudot faisait sur moi, et j'y chantai diverses chansons réalistes. Mais ce n'était qu'une apparition occasionnelle : on m'y applaudit dans un répertoire qui ne différait pas sensiblement de celui qui m'avait valu mon succès à La Cigale. Tout autre fut mon apparition sur cette scène en janvier 1897. Je ne puis mieux traduire l'impression qu'elle causa qu'en extrayant du long et vibrant article que me consacra Jean Richepin dans Le Journal, 1er février 1897, ces quelques lignes : "La mimique, de geste et de physionomie, est extraordinairement expressive, mais sans jamais s'attarder à de minutieux soulignements, qui pourraient être d'un art merveilleux en un salon, mais qui seraient inutiles et perdus dans un foule. Le visage, à la bouche mobile, tantôt très souriante et tantôt très amère, se fixe en deux ou trois effigies, pas plus, par chansons. Les attitudes du corps sont aussi rares ; quelquefois une seule suffit à tout un poème qu'elle symbolise ainsi. La voix n'est pas cataloguable. Elle ne ressemble à aucune de celles que l'on entend dans les théâtres de chant, au concert, non plus au Café-concert. Tout d'abord, on la trouve petite, presque faible ; une voix de gamine, une voix d'oiseau, agréable et charmante quand même. Et quand elle s'enfle, éclate, se tend en force et en âpreté, on a peur qu'elle ne s'éraille et ne casse, mais, tout de suite après, sans accident, elle redevient douce et tendre, exquise comme un murmure lointain, et mouillée de larmes retenues."
Et Jean Richepin ajoutait : "Pour ma gloire de poète, je ne souhaiterais qu'une chose : C'est d'écrire beaucoup de chansons naïves et profondes, dont elle pût répandre la belle aumône, sans en dire l'auteur, dans cette étrange et affreuse forêt parisienne où les bêtes de proie et les bêtes immondes ont besoin de pleurer parfois, en écoutant pleurer leur âme avec celle d'un rossignol !"
***
Ce succès consacre ma réputation. Populaire, je l'étais dans la masse, dans le peuple. Je le deviens dans le monde des arts, et dans le monde tout court. Certes, à ce moment, j'aurais pu accepter de brillants engagements, m'abaisser au music-hall, devenir commère de revue, et j'eusse, en spéculant sur ma réputation et en exploitant un genre facile, gagné beaucoup d'argent sans me donner beaucoup de peine, mais j'ai horreur de la médiocrité. J'aime ce qui est pittoresque, original, violent, douloureux ! J'aime souffrir par mes chansons et avec mes chansons. Et voilà pourquoi je ne consentis jamais à signer ces engagements qui eussent été la mort de mon idéal et la ruine de mes illusions tout en grossissant sans doute mon escarcelle. O chanson, belle et noble chanson de France, je ne regrette point d'avoir, pour toi, compromis la sécurité de mon avenir, je ne te reproche pas de t'avoir sacrifié le pain de mes vieux jours : tu m'as donné de telles heures de joie : C'est encore moi qui te remercie ! Je travaillais alors toutes les chansons de France, et je préparai les Fleurs de Lys de Théodore Botrel, tout en continuant à me produire, à droite et à gauche, dans les réunions littéraires, dans les salons, au cours des conférences littéraires, accompagnant, tour à tour, dans leurs causeries, Georges Vanor, Henry des Houx et Maurice Lefèvre. J'étais maintenant une artiste à la mode ; on me réclamait dans les plus hautes sociétés, ce qui ne m'empêchait pas de revenir encore, de temps à autre, quand la fantaisie m'en prenait ou quand une misère m'appelait vers lui, à ce bon peuple, à ces malheureux que j'ai toujours aimés ! Un jour, un cyclone venait d'éclater sur Asnières. Je ne fis ni une ni deux, je montai sur un camion offert par mon ami Louis Vuitton, j'y installai un piano et je chantai dans la rue pour les Sinistrés d'Asnières.
Toutes les occasions, toutes les fêtes, tous les hasards de la vie m'étaient bons pour jeter ce cri dans l'âme qu'est la chanson ! Je chantai ainsi à Paris, en Province, en Belgique, sur les Plages, aux terrasses des cafés, dans les hall des gares, dans les théâtres ou dans les carrefours, selon mon caprice ou celui des événements. J'avais ainsi classé le genre de mes chansons : Avec les Pierreuses, Les gueux de Richepin, Les fleurs de lys de Botrel, et les belles Chansons du bon Poète Henry de Fleurigny. J'avais deux accompagnateurs : Claudius avec sa guitare pour les chansons des rues, et Auguste Delacroix pour les autres chansons. En compagnie de Paul Olivier, conférencier et secrétaire de Jean Richepin, je donnai diverses auditions. Partout, le même succès m'accueillait. Mais ce fut surtout, à cette époque, en Belgique, que je fus reçue avec la plus touchante sympathie. J'eus, un jour, à Ostende, sur la plage, la surprise de constater que le Roi Léopold nous suivait comme un enfant attentif, tout en fredonnant, dans sa longue barbe, la Sérénade du Pavé ! Je fus reçue chez la Marquise de Péralta en son château de Kinkampoix à Liège. Au concours hippique d'Ostende, je chantai au bénéfice des pauvres honteux de la Feuille d'Etain ; à l'exposition de Bruxelles, je chantai sur les tables, au milieu d'une foule débordante et enivrée ; parmi les nègres, à l'exposition Congolaise de Tervueren, un train électrique spécial avait été organisé pour nous conduire au Village Congolais. Dès notre arrivée, nous prîmes place sur un grand camion, obligeamment prêté par une maison de déménagement, et sur lequel avait été hissé un piano mis à notre disposition par la maison Pleyel. Et notre véhicule tiré par deux puissants chevaux, nous promena à travers le village congolais... A Charleroi je descendis à la "fosse" des mineurs, à 800 mètres sous terre, au Puit sacré Madame, de Philippe Passelecq. On m'affubla du complet de toile, du chapeau de cuir bouilli, on me mit, autour du cou, un foulard, et on me donna une lanterne. Après quoi, la descente eut lieu dans le traditionnel tonneau. Et aussitôt après, je continuai, sous la conduite d'un ingénieur nommé M. Stœsser, la visite des galeries, des tailles, des bouveaux, tirant une mine par-ci, abattant du charbon par là, allant aux écuries, partout ; et il me prit même la fantaisie de pousser un wagonnet, telle une hercheuse de carrière ! Je chantai aussi pour les torturés de Montjuich à Bruxelles, et au Café métropolitain, au profit de l'œuvre de l'asile de nuit, à Ypres dans la caserne pour les soldats, et je revins à Paris pour chanter encore plusieurs fois à la Bodinière, où mes spectacles alternaient avec ceux de Félicia Mallet, et de Mily Meyer, dans ses crinolines.
***
Un soir, en dînant chez les Tarbé des Sablons, Adolphe Dennery, le célèbre auteur des drames populaires, me dit : "Ma chère amie, vous avez un tempérament à jouer le drame, le bon drame populaire. Pourquoi donc ne joueriez-vous pas la Goualeuse, la pièce d'Armand Lévy et Gaston Marot ?" La goualeuse, le personnage, le sujet de la pièce, que je me fis expliquer par Dennery, m'allaient comme un gant. Le lendemain, Dennery me proposait aux directeurs des Bouffes du Nord qui m'engagèrent sur le champ. Nous ne devions jouer la pièce que quinze jours seulement. Elle conserva l'affiche pendant deux mois, et je continuai de la jouer, dans les grandes villes de France et de Belgique. C'est à peu près dans le même temps que je fis la connaissance de la grande artiste Thérésa, dans un dîner qui réunissait, chez des amis communs, Georges Courteline, Grenet-Dancourt, et Léon Vasseur. Elle vint m'entendre dans deux chansons de son répertoire : "La Terre" de Jules Jouy et "Le bon gîte" de Paul Déroulède. Elle voulut bien m'adresser ses compliments et m'encourager. Je lui plaisais beaucoup, et elle me témoignait sa sympathie en me contant des anecdotes de sa vie, qui avait été une des plus brillantes. Je souhaitais de l'applaudir dans une de ses transcendantes créations, mais elle avait déjà quitté la scène, et je dus seulement me contenter d'échanger avec elle des idées sur la chanson et le théâtre. Je ne me lassais pas de l'écouter. Comme elle était intéressante et instruite des choses de son métier ! Elle me racontait qu'une artiste vint un jour lui demander de lui apprendre à chanter Le bon gîte. "On n'apprend pas à chanter "Le bon gîte"lui avait répondu Thérésa ; une chanson comme celle là, ça se souffre et ça se pleure. Voilà tout ! "C'est bien vrai, il y a des chansons qu'on n'apprend pas. Elles rentrent en vous. Elles deviennent votre chair. Et quand on les dit, c'est votre chair qui parle, c'est votre chair qui chante, c'est votre chair qui devient larmes et sanglots !
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En 1900, à l'exposition, dans un cadre adorablement "vieux Paris" construit par le maître Robida, et orné de belles décorations de Stévens, j'imaginai de créer un cabaret artistique, à l'enseigne de La Pomme de Pin. C'était original et bien de l'époque. J'engageai deux ou trois artistes et, bien entendu, je me mis de la partie en chantant quotidiennement de quatre heures à minuit, tout mon répertoire. Notre attraction était une des plus réussies, des plus achalandées ; la foule se ruait à La Pomme de Pin et, pour satisfaire aux exigences de ce public insatiable, je fis un effort surhumain? à moi seule, il m'arrivait de chanter jusqu'à 150 chansons par jour, car les séances se succédaient sans discontinuer ; j'étais presque continuellement sur la brèche. A ce jeu exténuant, ma santé qui s'était améliorée, s'altéra de nouveau. Je tombai malade, mais cette fois beaucoup plus gravement qu'auparavant. Le docteur Toupet, mon grand ami le docteur Henry Vivier et le grand spécialiste des maladies de poitrine, le docteur Grancher, déclarèrent que mes poumons étaient atteints. Il me faut le repos absolu, le grand air et les voyages. Nous partons avec Stévens pour l'Espagne ; nous visitons Cordoue, Tolède et Séville. Je retrouve Sabran de Pontévès et Monseigneur le duc Philippe d'Orléans qui nous invite aux courses de taureaux. Puis, nous continuons notre voyage à travers la féerique Espagne. Nous parcourons Grenade, Burgos, l'Escurial, Valladolide et Madrid, avant de partir pour l'Algérie, mon pays natal, où nous faisons une longue halte nécessaire à ma santé : neuf mois de solitude et de rêve, aux côtés de mon cher Léopold avec qui je demeure dans une modeste auberge en plein bois. Et quand je me sens suffisamment rétablie, nous rentrons à Paris en 1902. Mais nous ne revenons pas seuls. Nous avons recueilli là-bas une fillette, Marthe Yzoard, dont les parents sont pauvres. Nous emportons avec nous un peu du soleil d'Algérie ! ! Ma rentrée à Paris fut marquée par un événement qui fit encore plus de bruit que les précédents. Déterminée à devenir ma propre maîtresse, comme je l'avais été à la "Pomme de Pin", je fondai, sur des bases nouvelles, un nouveau cabaret, en plein Montmartre, boulevard de Clichy, sous le nom de Cabaret de La Purée. J'avais, pour mon spectacle d'ouverture, réuni les noms de : Philippe Garnier, Louis Marsolleau, Vincent Hyspa, Delphin, Marcel Legay, Émile Ronn, Léo Daniderff, Victor Tourtal et la grande artiste Louise France. Cette dernière, surtout, était la figure la plus marquante et la plus curieuse de ma troupe. J'en veux dire deux mots pour ceux qui n'ont pas connu cette géniale tragédienne, ancienne maîtresse de Darcier, et qui finit ses jours dans la détresse la plus profonde. Elle avait des manies étranges ; son plus grand plaisir était d'errer dans le cimetière Montmartre et d'y faire librement pipi, au milieu des tombes? elle aimait à s'en vanter, de même qu'elle se plaisait à professer publiquement son horreur de l'eau et son amour de la saleté.
Elle avalait n'importe quoi, n'importe comment. Je la vis, à plusieurs reprises, sortir de sa poche une omelette froide qu'elle mangeait sur ses genoux ; quand elle avait achevé ce singulier repas, on constatait qu'elle avait absorbé en même temps le papier qui enveloppait l'omelette !
Un autre trait dépeint bien la pauvre Louise France. Conviée un jour à faire partie de la fête Gavarni, elle s'était pour la circonstance composé un visage neuf et poudré les cheveux. Longtemps après, on la rencontrait encore avec de la poudre sur la tête ; elle demeura ainsi jusqu'à ce que la poudre eût disparu d'elle-même !...
J'étais sur le point d'ouvrir La Purée quand j'appris que la police, dont le grand chef était à ce moment M. Lépine ? Lequel ne m'avait pas précisément en odeur de sainteté ? prétendait interdire les représentations de mon cabaret. Les raisons de cette mesure, bien qu'elles ne m'apparussent point à ce moment très nettement, étaient, au fond, fort simples.
Le gouvernement attendait, depuis longtemps, la première occasion favorable pour me chercher chicane. Il ne m'avait pas pardonné d'avoir, en toutes circonstances, manifesté mes sentiments patriotiques, de m'être montrée l'amie de Déroulède, et d'avoir chanté "Le Clairon" pour le peuple, à la barbe des gouvernants.
Mon intention, en ouvrant ce cabaret, était tout simplement de gagner ma vie en chantant, en compagnie de poètes camarades accourus à mon appel, des choses saines qui eussent détourné le public des grivoiseries tolérées. Je ne voulais cependant pas faire de politique, et rien ne laissait percer une intention qui n'avait jamais été la mienne. L'interdit qui me frappait était donc, à première vue, incompréhensible. Je tournai la difficulté en organisant des soirées privées, en jouant, à bureaux fermés, devant des spectateurs munis de cartes d'invitation personnelle. Les parisiens s'amusèrent beaucoup de l'aventure et les premiers comptes rendus furent très élogieux.
La Purée séduisait d'abord par son pittoresque agencement. A la lumière des lanternes entrecroisées, rouges et blanches, on apercevait des sièges et des tables de bois, comme dans tout cabaret qui se respecte. Mais ce qui était vraiment amusant, c'était la décoration des murs et des accessoires. De face, en entrant, on avait devant les yeux, deux fenêtres, toutes fleuries, placées au fond de la salle. Sur l'une d'elle, entre les guirlandes de fleurs, on apercevait des bas blancs en train de sécher, et, cette inscription : "Fenêtre de Jenny l'ouvrière". Sur l'autre, un écriteau : "C'est ici que demeura Murger". Aux murs, des briques représentaient la nourriture des artistes ; une affiche me montrait en costume de chanteuse des rues ; au milieu de la salle, un mât de cocagne représentait les diverses opinions politiques ; une gamelle pour les légitimistes ; un parapluie rouge personnifiant le Roi bourgeois, le petit chapeau légendaire pour les Bonapartistes... ces détails, placés là sans malveillance, étaient les seules allusions politiques que nous nous fussions permises... sans oublier, toutefois, une resplendissante botte de sergot de laquelle émergeait une rose... une rose? sans Lépine !
La situation que j'ai contée s'éternisait. Le Préfet de Police avait fait garder par ses agents le 75 du boulevard de Clichy. Les gouvernants étaient quotidiennement tournés en ridicule par les journalistes et les chansonniers ; j'avais incontestablement les rieurs de mon côté. Interviewé, le préfet de Police prétendait qu'à la veille des élections d'avril 1902, on ne pouvait autoriser les citoyens français à entendre Eugénie Buffet dans un répertoire qui, à ses yeux, constituait une véritable campagne électorale. Ces propos mirent le feu aux poudres.
Les cerveaux étaient déjà échauffés par l'histoire du Fort Chabrol et l'affaire Dreyfus, les royalistes et la Ligue des Patriotes. Tout le monde s'agitait et les aventures du cabaret de La Purée contribuèrent à augmenter encore l'excitation générale. Il y eut une "affaire Eugénie Buffet". Paul Escudier, Georges Berry et Georges Berger intervinrent pour tenter de mettre fin au scandale de l'interdiction dont me frappait Louis Lépine. Peine perdue. Le terrible préfet n'en démordait pas ; il fallait laisser passer les élections et aussi le ballottage !
Nous continuâmes donc à donner nos séances comme par le passé, à bureaux fermés, sur les invitations distribuées par des amis très sûrs et très dévoués, au nombre desquels se trouvait Raoul de Fréchancourt.
Ici se place un souvenir bien amusant. Alors que personne ne pouvait pénétrer dans notre établissement sans présenter au contrôle une carte spéciale numérotée et accompagnée du mot : invitation, écrit de ma main, un grand diable d'homme, de toute beauté, avait réalisé ce tour de force de violer la consigne, sans que nous puissions nous rendre compte de l'habile supercherie employée par lui. Je ne sais comment il s'y prenait, mais ce qu'il y avait de certain c'est qu'il passait, le bougre, qu'il passait bien, sans chercher aucunement à se dissimuler, ce qui, d'ailleurs lui eût été impossible, en raison de sa taille et de sa remarquable physionomie ! Il était là tous les soirs, à la même place, et je m'étais tellement habitué à le voir, que, lorsque, par hasard, il manquait à un de nos spectacles, il nous semblait que quelque chose était changé dans le décor et dans l'ambiance de La Purée. Le grand diable demeurait presque toujours silencieux, mais ses yeux parlaient pour lui. Il ne cessait de m'envelopper de son regard admiratif, et Léopold Stévens avait fini par prendre ombrage de ce mystérieux visiteur. Bien que je ne le connusse point encore, il en était terriblement jaloux. Je dois avouer que, parmi tant d'hommes qui cherchaient à m'approcher, celui-là, était vraiment le seul qui eût retenu sérieusement mon attention. Son calme imperturbable, son entêtement et sa froide hardiesse m'intéressaient. Il n'avait peur de personne ni de Stévens à l'intérieur, ni des agents à l'extérieur. J'aimais ça ! !
Ce singulier personnage dont j'ai connu le nom quelque temps plus tard, est demeuré le plus fidèle de mes amis... C'est Pierre de La Tour Saint-Ygest.
Le 6 juin enfin, nous ouvrîmes officiellement, avec "Purée-Revue" de Louis Marsolleau et Vincent Hyspa. Le succès qui accueillit ce programme m'incita à continuer. J'engageai de nouveaux artistes et de nouveaux chansonniers, Xavier-Privas, Francine Lorée, Pons-Arlès, Claude de Sivry, les Ducreux-Giralduc, et j'organisai, en outre, des matinées classiques.
Mars 1903 vit hélas la fin de La Purée. Elle mourut ? non point d'épuisement ni de consomption ? car jamais notre succès n'avait été plus vif que dans les derniers mois de sa vie ? mais la pioche des démolisseurs s'abattit sur notre vaillante maison, et je dus dire Adieu pour toujours à mon cher Cabaret.
***
J'aurais, certes, beaucoup d'autres choses à dire sur Montmartre, et sur les nombreux chansonniers que j'ai connus, mais je possède encore beaucoup d'amis parmi les chansonniers, et je ne veux pas leur enlever leurs illusions sur les camarades qu'ils ont fréquentés en même temps que moi ; je trouve inutile de susciter des polémiques qui, au fond, laisseraient peut-être le public indifférent. Cependant, dans ce domaine, comme dans d'autres, je me suis imposé une entière franchise et je manquerais à mes engagements et à mes devoirs en passant sous silence des faits qui ont leur importance, et en glissant trop discrètement sur les agissements de quelques-uns d'entre nous. Il est des comportements qu'on se doit de blâmer ouvertement, des petits secrets qu'il est nécessaire de révéler, des manières d'agir qu'il faut avoir le courage d'expliquer à ceux qui pourraient en être dupes.
Dans les souvenirs publiés quelque temps avant sa mort par Fursy sous le titre "Mon petit bonhomme de chemin", le chansonnier disparu s'est amusé à me portraiturer d'une façon assez peu flatteuse et en des termes qui manquaient totalement de galanterie. On écrit évidemment comme on peut, ou, si vous préférez, comme on ne peut pas, et il ne me viendrait pas à l'esprit de reprocher à Fursy son absence de littérature et l'insuffisance de ses moyens, en tant qu'écrivain. Tout le monde ne peut pas être Victor Hugo, Théodore de Banville ou Edmond Rostand, mais ce qui est à la portée de toutes les intelligences et de toutes les plumes, c'est le respect que l'on doit à la vérité, et celui que l'on doit à la femme, fût-elle une émancipée, comme je l'ai été moi-même, une créature indisciplinée, en marge de la Société bourgeoise, dédaigneuse du qu'en-dira-t-on et soucieuse seulement de faire le bien, de venir au secours des malheureux, quitte à jeter le mot de Cambronne à la tête de ceux qui tentaient d'amoindrir la portée de mes gestes ! La fierté, le courage, la révolte, ont toujours été les meilleurs compagnons de ma vie. Que Fursy ait eu l'idée de me les reprocher, je ne lui en eusse jamais voulu. On est libre de ne pas m'aimer ; et moi, je suis libre de haïr qui ne m'aime pas, encore qu'au fond, je n'aie jamais détesté Fursy, qui ne m'inspirait que l'indifférence la plus absolue. Mais ce que je ne puis tolérer, et ce contre quoi je m'élève de toute mes forces ? ces réflexions étaient d'ailleurs écrites avant la mort de Fursy et je les livre sans retouche ? c'est l'inélégance qui consiste à ridiculiser quelqu'un ou à en ternir la réputation, en inventant, de toutes pièces, des histoires grossières et stupides qui font lever le cœur de dégoût et hausser les épaules de pitié. Tout ce que ce pauvre Fursy a trouvé à dire sur moi ? en mentant outrageusement ? c'est qu'il me vit, un jour, en train de faire pipi au milieu d'un salon ! On serait peut-être tenté de faire un rapprochement entre cette anecdote imbécile et celle que je contais au sujet de Louise France.
Fursy n'eut point manqué de dire, pour se disculper, que je me permettais de raconter sur Louise France des choses que je défendais aux autres de raconter sur mon compte. Halte-là ! Je puis recueillir le témoignage d'une demi-douzaine de camarades qui affirmeront que je n'ai rien inventé en ce qui concerne la pauvre Louise, tandis que je défie aucun des amis de Fursy de m'apporter la preuve que leur bon maître m'ait vu uriner sous les lambris d'un salon particulier ! Un fait, si grossier soit-il, peut avoir sa valeur, s'il est authentique. Il sert à dépeindre un caractère, une physionomie, un milieu, une ambiance. S'il s'agit, au contraire, d'un mensonge ? et d'un mensonge qui atteint une femme dans sa réputation ? il est odieux, et il suffit à classer l'homme qui a osé le concevoir et l'écrire. J'en ai assez dit sur ce chapitre. J'ajoute aujourd'hui aux lignes que j'ai reproduites, et qui devaient servir de réponse à Fursy vivant, que je pardonne volontiers à sa mémoire l'offense qu'il m'a faite. Paix à ses cendres !
On ne me reprochera point, du moins, l'hypocrisie d'un éloge posthume. Rien n'est plus écœurant qu'une oraison funèbre, prononcée par un être qui a le cynisme de débiter, sur une tombe, d'un air convaincu et avec un accent tremblotant d'émotion, des paroles d'adoration qui sont en complet désaccord avec ses sentiments intimes. Il est vrai ? et ceci compense cela ? que les sentiments intimes demeurent enfermés avec un tel soin dans le cœur de celui qui les possède, qu'il faudrait que la science eut accompli encore de sérieux progrès pour réaliser l'invention avec laquelle on pourrait, à travers les os du crâne et les parois de la poitrine, déchiffrer le mot de l'énigme ! mais il arrive parfois que des personnes présentes ont précisément ce "mot de l'énigme", sans avoir besoin de faire appel à aucun appareil spécial. Et si l'audition de semblables discours procurent à certaines d'entre elles une émotion voisine des larmes, elle suscite chez d'autres une surprise qu'elles ont bien de la peine à dissimuler.
A ceux qui douteraient encore de l'impertinente audace de certains distributeurs de condoléances, je demande la permission de transcrire un merveilleux passage du discours prononcé par M. Dominique Bonnaud, au nom de "l'amicale des chansonniers" sur la tombe de ce pauvre Fursy ! Discours tout chargé d'émotion, disaient les journaux, et qui se terminait sur ces mots :
"Je voudrais ajouter et même crier bien haut ceci : que Fursy quand il fonda notre amicale ? et je fus le confident de ses premiers projets ? n'eut jamais aucune idée de gloire personnelle ou de récompense officielle. "Puisque me disait-il, les auteurs, les compositeurs, les artistes ont des associations ? et qui leur rendent de précieux services ? pourquoi les chansonniers n'auraient-ils pas la leur ?" Voilà Messieurs, l'unique mobile auquel obéissait Fursy. Je tenais à le rappeler à cette heure où la mort brutale donne le repos infini à celui dont on peut dire qu'il ne s'est jamais reposé dans la vie, et alors qu'il nous étonnait tous par cette jeunesse persistante et ce cran merveilleux qui le distinguait. Comme Rodolphe Salis, cet autre animateur, il est tombé, au cours d'une tournée, après avoir, selon la formule de Gallieni, tenu jusqu'au bout.
"Adieu Fursy, adieu grand cœur et ami dévoué. Tu fus l'idole d'un Paris qui n'existe plus. Mais la nouvelle génération n'ignorait ni ton nom, ni ton mérite."
Or, en relisant les documents de ma vie que j'ai conservés et qui m'ont permis d'écrire ces mémoires, j'ai retrouvé cette lettre à moi adressée, il y a quelques années, par le même Dominique Bonnaud qui, le jour des obsèques de son camarade, prononçait l'apologie que vous venez de lire. Lisez maintenant ce qu'il pensait de Fursy de son vivant :
A Mademoiselle Eugénie Buffet.
"Chère et Excellente Camarade,
"J'irai d'autant plus volontiers vous voir et causer avec vous, sans même me parler de ce qui peut m'intéresser personnellement dans votre projet. Il m'intéresse énormément autant que Montmartrois à qui la prospérité de la Butte tient à cœur. "Pour moi Fursy est usé et la Boîte fichue. Je souhaite de me tromper Fursy est convaincu qu'il va nous payer nos mois arriérés (deux pour mon compte) et qu'il va gagner des galettes folles !... En cas contraire il nous offre une brosse pour nous astiquer l'abdomen. Il joue, en ce moment, un banco dont l'issue ne fera plus de doute le 31 mars. Le 1er avril tout le monde se tire des pieds, si la situation actuelle ne se modifie pas, et je sais que, sauf si une ruée imprévue du public à la Boîte, a lieu, du 26, date de sa rentrée, au 31 il a l'intention, avouée du reste de ne pas sortir un sou. Avis aux amateurs. Il va donc y avoir une place à prendre à Montmartre et il est à souhaiter que vous la preniez. Vous y avez droit d'abord par votre talent, et puis par l'énergie organisatrice dont vous avez déjà donné des preuves en des circonstances très difficiles. Je serai donc content de causer un moment avec vous après déjeuner (pas à la boîte). Je passerai chez vous après déjeuner, un des deux ou trois jours prochains. Nous sommes voisins, vous le savez. Si vous n'y êtes pas, je reviendrai. Amitié à Stévens et mon meilleur "Shake-hand."
Signé : Dominique BONNAUD.
N'y a-t-il pas de quoi devenir fou en lisant cette lettre ? Le grand cœur et l'ami dévoué qu'exaltait Bonnaud sur sa tombe était, au dire du même Bonnaud, un Monsieur qui avait l'intention de ne pas sortir un sou et qui offrait à ses amis, à ses amis qui l'aimaient tant, une brosse "pour s'astiquer l'abdomen". L'idole de Paris en 1929 était déjà en 1902, selon Bonnaud, "un chansonnier usé dont la boîte était fichue !"
Je ne sais ce que Fursy pensait en son for de Dominique Bonnaud ; mais tout me porte à croire que si une pareille lettre lui était tombée sous les yeux, il aurait, comme on dit, "passé à Bonnaud quelque chose" dans ses mémoires. Avec l'imagination dont il était capable vis-à-vis des gens qui ne lui avaient rien fait, que n'eût-il inventé sur le compte de cet excellent Dominique ? Il ne l'aurait pas seulement accusé d'avoir fait pipi dans un salon. Il l'aurait montré, à croupetons, faisant caca au milieu de son cabaret !
Note des auteurs : nous rappelons que les Mémoires d'Eugénie Buffet n'ont pas de chapitre 10
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