Gaston Gabaroche


SUR LA CHANSON

(Gabaroche parle de la chanson d'hier et de celle d'aujourd'hui et de leurs interprètes)
Texte en provenance des Souvenirs de Charlus


On a écrit, on a parlé de la chanson, mais il y a toujours quelque chose à en dire : c'est un sujet inépuisable surtout à l'époque que nous traversons.

Quand je suis arrivé à Paris, il y a quarante-quatre ans de cela (comme le temps passe !) c'était alors un beau métier que celui de compositeur ou auteur de chansons ; car le café-concert était en pleine vogue. On n'arrivait pas à faire assez de chansons pour alimenter le répertoire des artistes.

Il y avait un très grand nombre de salles où l'on chantait et partout, il y avait des troupes à l'année. À cette époque on engageait les artistes pour trois ans au moins et dans chaque salle, chaque artiste avait son public et les spectateurs leur artiste préféré.

J'étais alors répétiteur dans une maison d'édition. Cet emploi existe d'ailleurs encore aujourd'hui. Le cours se tenait entre quatre et six heures du soir. Vers cinq heures arrivait la foule des artistes ; ceux-ci, après avoir répété la pièce de la semaine suivante, venaient au ravitaillement. Ils s'inquiétaient des nouvelles chansons, il en était fait deux ou trois par semaine, et en choisissaient une qu'ils mettaient à leur répertoire.

Des jalousies naissaient entre camarades, car le premier arrivé apprenait la chanson avant l'autre.

Que de reproches me furent adressés pour ne pas avoir regardé une chanson pour tel ou tel artiste ! Mais si la chanson était bonne, tout s'arrangeait pour le mieux.

On m'a demandé souvent comment se fait une chanson.

Il y a plusieurs manières : ou l'on fait la musique sur les paroles - à mon avis c'est la meilleure façon - ou la musique est faite d'avance et le parolier adapte ses paroles à cette musique.

Combien de fois des artistes m'ont dit : "qu'ils donneraient gros pour avoir une chanson à succès". Maintenant bien des artistes vous demandent combien vous leur donnez pour chanter votre chanson. Autre temps, autres mœurs...

Si la chanson devient populaire, les créateurs disent : "Avez-vous vu le succès que j'ai fait avec votre chanson ?" Mais si elle "reste en route" ou jugée telle, ils ne disent
jamais : "Je n'en ai rien fait...".

Ils ont été payés, c'est tout ce qu'ils voient dans l'affaire.

Pour en venir au café-concert - aujourd'hui quasi disparu - il est utile de dire que sa popularité était due aux artistes qui en étaient les animateurs. Mais quelle variété dans les genres. À la Scala, à l' Eldorado étaient les chefs de file : Dranem, Polin, Mayol, Montel, Bach, Georgel et tant d'autres.

On écrivait des chansons pour ces chefs de file qui avaient des genres si différents et dans chaque café-concert il y avait des artistes chantant le genre Mayol, Dranem, etc..., etc...

J'avais une école et il m'est arrivé souvent de dire à de jeunes artistes : "Tenez, voici une chanson créée par Mayol, ou une autre vedette, et de m'entendre répondre : "Merci, j'irai l'écouter".

Bon nombre d'artistes sont capables de bien chanter une chanson après l'avoir entendu interpréter par le créateur, mais ils n'auraient peut-être pas le flair de choisir une chanson à succès. Car il y a un "flair" et c'est justement ce qui fait la différence entre les grandes vedettes et les autres artistes...

Oui, ce qui fait le succès d'un artiste, c'est la "bonne chanson". Un très bon artiste chantant une mauvaise chanson n'a aucun succès. Quel est le responsable ? L'auteur bien entendu. Je puis donc honnêtement partager avec l'artiste, pour le succès, à 50%. Je crois cela équitable, car il ne faut pas oublier que les artistes qui ont eu la faveur de la "popularité" l'ont obtenue grâce aux chansons populaires.

Mains maintenant, quand il faut payer pour se faire chanter, eh bien, je ne trouve pas cela juste. Ce qui le serait, c'est que le créateur participât aux bénéfices d'une chanson sans exiger d'avance une somme qu'il ne gagne pas si la chanson ne marche pas.

Dans notre métier comme dans beaucoup d'autres, les catastrophes qui se sont succédé n'ont pas arrangé les choses.

Heureusement, la radio nous apporte un appui indiscutable, quant à la diffusion des chansons ; à la condition qu'on y chante vos œuvres et cela encore ne va pas tout seul.

Mais si le café-concert était une bonne école - car on y apprenait son métier - je constate avec regret que la radio est une bien mauvaise école pour beaucoup d'interprètes ; c'est pour cela qu'il y a maintenant si peu de chanteurs vraiment comiques. Car, qu'est-ce qui peut éclairer un interprète et lui indiquer ce qu'il peut tirer d'une chanson ? C'est le public, ses réactions, ses rires..., ses applaudissements. Or à la radio, que la chanson soit plus ou moins bien chantée, ces témoignages sont dans tous les cas réduits à zéro pour l'artiste qui n'est pas en contact direct avec l'auditeur.

Il y a bien quelques auditions en public, mais elles ne sont pas assez nombreuses... et puis il y a trop d'amateurs... Autrefois, les amateurs débutaient devant le public, il fallait payer comptant. Maintenant, on apprend plus son métier... On veut être vedette tout de suite parce qu'on a chanté sur les ondes...

Café-concert et radio sont deux métiers différents. Celui-ci est peut-être moins dur pour les chanteurs de charme, mais pour les comiques  !...

C'est un chose que l'on a toujours pu constater : pour les chansons comiques comme pour les pièces comiques, la réaction du public est absolument indispensable. Car il arrive souvent, ou pour mieux dire presque toujours, qu'une pièce comique jouée devant une demi-salle n'est plus la même que si elle est jouée devant une salle archicomble ; il faut que le public se touche les coudes pour bien s'amuser, et cela, je l'ai remarqué maintes fois.

On peut dire aussi qu'il y a des époques où le goût du public se manifeste plus ou moins pour un genre de spectacle ou pour un autre.

En 1929 et années suivantes, on aimait beaucoup l'opérette. J'ai pu m'en rendre compte, car entre 1928 et 1938, j'ai eu huit opérettes créées à Paris. Je les ai jouées moi-même. Après, cela s'est apaisé et on ne jouait plus d'opérettes.

Il semble que l'on revienne maintenant à de meilleurs sentiments pour ce genre de spectacle. Il faut s'en réjouir, car si le café-concert ne connaît plus la faveur du public pour le moment, l'opérette réunit dans un même spectacle la comédie et la chanson.

Dans une émission Hier contre Aujourd'hui donnée à la radio l'année dernière, où l'on comparaît la chanson ancienne avec la chanson moderne, j'ai pu constater combien il y avait de parti-pris chez les jeunes spectateurs et dans le jury aussi.

Tout ce qui est ancien semble définitivement périmé et vieux jeu pour certains qui voient une sensiblerie par trop exagérée dans les chansons sentimentales de notre jeunesse.

Je n'ai pourtant qu'un vœu à formuler pour les jeunes auteurs et compositeurs modernes : Que dans cinquante ans les chansons de 1949 connaissent le même succès que celui que connaissent de nos jours les chansons d'il y a cinquante ans (et même moins).

Que l'on excuse le décousu de mon bavardage ; il m'a permis de faire des constatations peut-être pas toujours à l'honneur de notre époque, mais qui en sont le reflet.

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