Lorsque tout est Fini...

Georges Millandy

Souvenirs d'un chansonnier du Quartier Latin.

PARIS

ALBERT MESSEIN, EDITEUR

19, Quai Saint-Michel, 19 1933

Préface de GUSTAVE FRÉJAVILLE

 

TABLE DES MATIERES

___________


PRÉFACE

MÉMOIRES D'UN PARESSEUX


MÉMOIRES D'UNTOURLOUROU.


MÉMOIRES D'UN DU BOUL' MICHE

 

MÉMOIRES D'UN CABOTIN

 

MÉMOIRES D'UN DU CAF'CONC'

 

MÉMOIRES D'UN MALCHANCEUX

 

MÉMOIRES D'UN R. A. T.

 

MÉMOIRES D'UN "FAIRE-VALOIR"

 

LE QUARTIER LATIN HIER ET AUJOURD'HUI.

 

Lorsque tout est fini...

 

 

MÉMOIRES D'UN TOURLOUROU

 

I.
Pantalon rouge et Képi-pompon ? Des lettres de René Ghil

En ce temps-là, la bonne ville de La Roche-surYon n'était pas d'une folle gaîté ! Lorsque je sortais le dimanche, en pantalon rouge et képi-pompon, les grandes rues désertes, au bout desquelles se dressait la statue de Napoléon, me semblaient d'une mortelle tristesse. J'avais, par bonheur, pour camarade de chambrée, un excellent gar?on avec qui je ne tardai pas à lier amitié. Ernest Guyonnet jouait de la contrebasse et il était aussi un mandoliniste distingué. Nous décid?mes de collaborer, et c'est avec Guyonnet, aujourd'hui grave professeur et celui qui connaît le mieux le folklore vendéen, que j'écrivis mes premières chansons, ?uvrettes demeurées inconnues, mais dont les mélodies fraîches et chantantes méritaient un meilleur sort.

Je vivais résigné la vie monotone du tourlourou, lorsqu'un matin, le vaguemestre me remit une lettre inattendue.

"Monsieur et cher confrère, disait cette épître, venu dans ce patelin sinistre pour y gagner quelques ors en préparant l'élection à la députation, d'un brave type dont je me fiche éperdument, je m'ennuie à mourir !... Je viens d'apprendre qu'à la caserne, se trouve un poète charmant - comme tous les poètes ! - et qui, lui aussi, doit bien souffrir d'être contraint de vivre en un pareil milieu... Vous plairait-il, cher confrère, de me venir voir ? Nous t?cherions à oublier ensemble les laideurs qui nous entourent, en passant nos soirées à parler poésie et à philosopher..."

La lettre était signée : Henri Cormeau.
Le soir même, je sonnais à la porte du journaliste-poète. Dix minutes après, nous étions de grands amis. Cormeau, qui devait devenir un des écrivains régionalistes les plus estimés, avait déjà, à cette époque, publié un délicieux volume de vers, Le Temps d'amour.

Ah ! les douces conversations, les soirs d'hiver, au coin du feu, et les belles discussions aussi !... Car nous n'étions pas toujours d'accord. Cormeau soutenait, comme tant d'autres, que le vers classique contenait toutes les musiques, toute la musique. Or, je professais à cette époque, déjà, qu'il est des émotions si minces, si menues, si ténues, que les seuls vocables sont impuissants à les exprimer, et je rêvais de compléter l'expression poétique en l'accompagnant d'une sorte de mélopée qui e?t été comme une orchestration du poème.

Un soir, en feuilletant les illustrés au Café des Sports, je tombai sur un article d'Henri Lavedan, où René Ghil, qui venait de publier son Traité du Verbe, était cruellement blagué. Loin de le diminuer à mes yeux, cette diatribe me le rendit tout de suite sympathique. Sa doctrine n'était-elle pas un peu la mienne ? N'avions-nous pas, tous deux, le même souci musical ? la même préoccupation d'un musicisme poétique ? Ce Lavedan n'était qu'un butor, un crétin, un cuistre ! Mon indignation ne fit qu'augmenter lorsque je trouvai le lendemain, dans les Annales politiques et littéraires, ces versiculets irrévérencieux?:

Après Moréas,
Hélas !
Mais après René Ghil
Le subtil,
Et son Traité du Verbe,
M..................!

Bien que dépourvu de la consonne d'appui, ce dernier vers ( !) mit le comble à ma fureur. Je décidai d'écrire sur-le-champ au chef de l'?cole évolutive, pour lui dire mon estime et mon admiration. Mais je pris en même temps la précaution de réclamer quelques explications.

Dès le lendemain, René Ghil m'adressait une longue lettre où il précisait, pour mon édification, certains points de la méthode instrumentiste. M. Jean Royère a publié ce document in extenso, dans le Mercure de France (N? du 1er novembre 1925), au cours d'une magistrale étude sur René Ghil : Poète et théoricien. Mon distingué confrère rappelle aimablement que je fus un des fervents disciples de ce "musicien de rêve", avant de m'aiguiller du côté de la chanson" où devait me conduire - par un chemin détourné - la théorie de l'instrumentation verbale. Avec une complaisance touchante, Ghil, dans sa lettre, répond point par point aux observations que j'avais présentées.
"Il est bien entendu, m'écrit-il, que l'Idée est avant tout, chez moi, et que je considérerais le simple poète instrumentiste comme un intéressant virtuose, mais sans rien fonder sur lui."

Ghil parle du choix des mots "qui ne correspondent pas à des notes, mais à des timbres, du rythme qu'il veut continu, continuellement varié, de l'alexandrin "qui est le rythme synthèse", de la strophe qu'il supprime, de la rime qu'il "rend rationnelle en la faisant sonner selon l'idée". Et il ajoute à sa le?on des considérations sur le mot rare dont ses détracteurs lui reprochaient l'emploi :

Je sais que quelques-uns de mes amis ont parfois le mot rare, mais c'est plutôt une manière superficielle de considérer ces mots qui les fait dire rares et hors de l'usage. Car, pour moi, je m'applique à n'employer guère que les mots usuels, mais par le journalisme et le roman de quatre sous, la langue est devenue idiote ; un même mot signifie trente-six choses. Or, j'emploie, et beaucoup de mes amis emploient le mot à son sens pur, étymologique, selon sa vraie propriété ; et comme en ce temps d'ignorance ou d'avis superficiel on ignore le principe de sa Langue, on nous accuse de manquer de fran?ais ! ou d'innover ! Bien que je trouve fort légitime, et je le fais si nécessaire, pour nuancer l'idée, d'arriver à l'expression très près, de décliner, dirai-je, un mot à franc sens. Quant à la syntaxe, nous souvenant du grec, latin, voyant l'allemand, je dis qu'on peut contourner sa phrase de toute fa?on pour la rendre adéquate à l'Idée qui se moque de l'ordre imbécile des universitaires rétrogrades : le sujet, verbe et attribut ! Ceux qui font ?a n'ont jamais su écrire, et ne se doutent de ce que c'est - naturellement, tout cela doit se faire avec sagesse, rationnellement comme le principe même qui nous guide ; et ce n'a rien à voir avec l'imbécillité ignorante de ceux dits Décadents et Symbolistes, dont "l'?cole évolutive-instrumentiste" a démontré cruellement l'inanité fumiste, et que voilà morts, dans le ridicule, et quasi la boue pour quelques-uns. Voici, cher Monsieur, mes réponses. Je veux espérer qu'elles vous seront agréables et vous ôteront de doute, vous et vos amis.

Si oui, si comme, lors, c'est votre désir de servir parmi nous, venez nous apporter le secours de votre grande sincérité d'art ; et de votre talent, j'en suis persuadé. Il ne faut se cacher que la lutte sera longue, tenace, mais la victoire, je le dis en grave assurance, est s?re, si rien de bouleversant et brutal n'arrête l'?volution moderne vers le demain meilleur, car nous sommes avec cette ?volution et nous la préparons. Nous la h?terons, je l'espère. A force de travail, d'?uvres, de conscience et d'amour de l'humanité !

Merci, et à vous bien cordialement.

René Ghil.

En même temps que cette lettre, René Ghil me faisait parvenir les premiers numéros des ?crits pour l'art, la revue qu'il avait fondée avec Gaston Duhédat, et à laquelle collaboraient alors Verhaeren, Stuart Merrit, Paul Devoluy, Roinard, Georges Docquois, Hugues Laraire, Mario Varvara, Paul Redonnel, Emmanuel Delbousquet, Marcel Batilliat, Georges Bonnamour, Gaston Moreilhon, Gaston et Jules Couturat, etc. Quelques jours après, j'envoyai aux ?crits pour l'art les vers suivants où je croyais faire bon marché d'une prosodie usagée, mais qui n'étaient, en somme, que des vers libres, plus ou moins ingénieusement disposés?:

Automne ! O l'effeuillement de toutes choses !
Aubes embrumées
Et journées
Moroses,
Et langueur des soirs aux couleurs de roses
Fanées !
En l'esseulement des monotonies,
Sourires éteints d'un soleil p?li,
Décors désolés et doux... comme l'oubli
De caresses abandonnées !
Pour les cœurs lassés d'amours infinies,
Oh ! qu'elles sont tristes ces agonies
Des jours d'automne !...
Automne ! O l'effeuillement de toutes choses !
Aubes embrumées
Et journées
Moroses,
Et langueur des soirs aux couleurs de roses
Fanées !

Je croyais alors, sur la foi des manuels, que les automnes étaient tristes. Mais Ghil ne songeait pas à me reprocher la banalité du sujet.

Elle est de sentiment très suggestif, cette évocation, me répondait-il, et se justifie en le vers libre. Mais vous savez là-dessus mon avis?: je crois que dans le verre manié arithmétiquement, on peut arriver à tout effet. Et il ajoutait?: La forme est affaire de tempérament et manière individuelle, d'entendre la musique instrumentale de la langue. Et en feuilletant la collection des ?crits, on peut voir que le verre libre y figura qui fut sincère et non dénué d'harmonie (de cette harmonie qui, de près ou de loin, participé à l'instrumentation verbale). Si tel est votre manière de diviser la pensée (c'est cela au fond), travaillez en ce sens, en cherchant à rendre, par ce la pensée évolutive. C'est tout, et c'est bien parce que sincère. Et vous voici, caserné ! Quelle dure imbécile nécessité sous le prétexte d'égalité! Il est vrai que nos malins avancés, ou malins rétrogrades, font abstraction en ce mot, un mot! De toute idée d'intelligence, oh! si négligeable pour eux... Pourriez-vous cependant travailler un peu ? T?chez, mon cher ami, pour nous et pour vous, de nous sauver du dégo?t qui déjà doit nous monter à la gorge. Ah ! ce beau doux mot d'amour?: Patrie! Ce qu'ils en ont fait, ce qu'ils lui font signifier les brutes! Et qu'ils vont sous peu à l'harmonie solidaire.. En post-scriptum Ghil réclamait de nouveaux poèmes et il ajoutait?: Quand en plus des vers, vous pourrez écrire quelque article critique, commentaire de quelques points de notre méthode, ce me fera grand plaisir. Il convient de corser cette partie en les ?crits et de montrer avant les plus lentes œuvres, la voie rationnelle que nous suivons en quotidiens éclaireurs...

Bon, voici que je parle en soldat et comme un ordre du jour!...

Des nouvelles, ami, et des vers le plus tôt possible.

Peu après, je faisais parvenir au directeur des ?crits pour l'art, le papier qu'il réclamait impatiemment. Et celui-ci m'en remerciait en ces termes élogieux qui caressaient agréablement mon jeune amour-propre

Il est très net, très documenté, concluant sobrement et me plaît beaucoup... Ce sera pour Novembre, à moins, me le permettez-vous, que je puisse le placer en quelque journal où il frapperait certainement, tant par sa forme que parce qu'il résume si compréhensivement.

J'ai cru devoir citer cette trop aimable réponse.
J'ai voulu, en la publiant, mettre en lumière le noble caractère et la belle sincérité de René Ghil montrer comme il en usait avec ses disciples, et de quelle fa?on il s'appliquait à les convaincre.

Pendant des mois, nous échange?mes des lettres dans lesquelles chacun de nous défendait sa doctrine... Cependant, Ghil commen?ait à s'émouvoir et me disait son désir de connaître son correspondant et de causer avec lui... Le temps passait et je désespérais de revoir Paris avant la fin de l'année, lorsqu'une permission me fut enfin accordée.

"N'oubliez pas de venir me voir, m'avait écrit René Ghil. Nous bavarderons en prenant le thé et en fumant des cigarettes." Le jour même de mon arrivée, je courus rue Lauriston. Devant la cheminée où br?lait un feu clair, je trouvai réunis, Georges Docquois, Jules Couturat, Georges Bonnamour et un jeune poète, Franck Vincent.

Je n'avais pas encore inauguré mon pseudonyme et je signais de mon nom patronymique les vers que je donnais aux jeunes revues. On me présenta Maurice Nouhaud, un poète et un nouveau collaborateur.

Félicitations, congratulations. On bavarda longtemps, on dit quelques rosseries ; on parla de mille choses que j'ai oubliées. Il me souvient seulement qu'avant de prendre congé, Georges Docquois nous annon?a : "C'est chose faite ! J'ai vu Xau hier soir. Le premier numéro doit paraître dans quinze jours..." Il s'agissait du Journal, qui, sous la direction de Fernand Xau, devait être le premier grand quotidien littéraire.

II.
Les frêles chansons. - Un cantinier chansonnier. - Une tournée du Chat Noir. - Une prise d'armes

Cependant, de plus en plus, je perdais l'espoir de trouver dans le vers "manié arithmétiquement", comme disait René Ghil, cette musique verbale par quoi je croyais pouvoir remplacer le ronronnement monotone du vers classique. Un autre procédé s'imposait à mon attention : le musicien instinctif venait au secours du poète. Souvent, en effet, une phrase mélodique chantait en ma tête, en même temps que la phrase poétique, et je me demandais maintenant si l'union de la musique et de la poésie n'allait pas me permettre de souligner la pensée que je voulais exprimer, voire de prolonger l'émotion que je voulais traduire. Insensiblement, la théorie de l'Instrumentation verbale me conduisait à la Chanson. C'est à cette époque que je commen?ai d'écrire ces vers "pour être chantés" que je devais publier plus tard, sous le titre : Les Frêles Chansons, et où je m'appliquais à noter le plus simplement du monde, avec un beau dédain, des artifices littéraires dont je savais maintenant la vanité, de fugitives impressions.

Dans la préface à mon petit livre, je pris la précaution d'avertir ainsi le lecteur : "Ce ne sont point là, précisément, des chansons ; ce ne sont point là, précisément, des poèmes, mais comme la notation au jour le jour et un peu na?ve, parbleu ! de mes premiers rêves, de mes premiers bonheurs, de mes premiers regrets... Nombre de ces feuillets datent de mes vingt ans.
"Le lecteur soucieux de littérature sourira en parcourant ces ?uvrettes écrites, pour la plupart, sur des mélodies et qui ne sont ni tout à fait d'un musicien, ni vraiment d'un rimeur expert."

Et j'ajoutais - car je me doutais bien que je jugerais un jour ces essais aussi sévèrement que le pourraient faire mes cadets : "Il m'a plu, à l'?ge où s'estompent les petites joies de naguère, où les plus grands chagrins s'effacent de l'?me indifférente, de sauver de l'oubli quelques-unes des émotions ressenties et de les noter précieusement en ces pages, pour, plus tard, - quand mon cœur aura vieilli tout à fait, - les regretter, sans doute, m'en attrister, peut-être, en sourire, qui sait ?..."

Plusieurs, parmi les poèmes réunis dans mon petit volume, paraphrasaient de vieilles chansons populaires. L'un d'eux rappelait les refrains na?fs qui avaient bercé mon enfance :

C'était un soir de clair de lune...
?tait-elle blonde ou bien brune ?...
On fut des amis aussitôt.
Au clair de la lune, mon ami Pierrot.

Et tout bas, on fit le serment
De s'aimer éternellement !
On le jura !... Qui ne le jure ?
La bonne aventure ô gué ! la bonne aventure !

Mais l'amour est fantasque ! Un jour
L'amour partit !... Adieu l'amour !
Du roman, la vilaine page!
O page, mon beau page...

A présent, sur les volets clos,
Les soirs, quand l'eau tombe en. sanglots,
Triste, l'on rêve de naguère...
Il pleut, il pleut bergère !...

Quelquefois, j'écrivais sur des mélodies par avance composées ; mais le plus souvent, les vers chantaient en ma tête, en même temps que la musique, comme dans cette chanson Les Vieilles Larmes, dont Esther Lekain et Henri Dickson devaient faire un succès :

Ce sont les larmes pour Ninon.
M'aimes-tu ? Oui. M'aimes-tu ? Non !
Larmes faciles.
Sait-on pas qu'après l'abandon,
Viendront plus tendres au pardon,
Nos c?urs dociles...

Larmes d'amour, larmes d'adieux!
Il est des soirs mystérieux,
D'étranges charmes,
Où du fond de nos c?urs très vieux,
Montent bien douces à nos yeux,
Les vieilles larmes !

Quand le volume, délicieusement illustré par G. Dola, parut chez Messein, les Treize, dans le Courrier des Lettres de l'Intransigeant, présentèrent ainsi l'auteur au public "Les poètes disent de lui : c'est un chansonnier, et les chansonniers, un peu dédaigneusement : c'est un poète !" Aimablement, ils ajoutaient : "Il a donné raison aux uns et aux autres en publiant Les Frêles Chansons." C'était m'accorder bien du mérite ! Au vrai, je n'étais pas encore bien fixé...

Pourtant, il fallait choisir... Raillerais-je la vie ou m'attendrirais-je sur ses misères ? Serais-je un poète ou un amuseur ? Nombre de chansonniers ont connu cette inquiétude. Je m'en aper?us en feuilletant un jour, à la cantine, une bien curieuse collection de chansons amoureusement conservées par le cantinier, le père Caby, soldat-musicien hautbo?ste, et, par surcroît, auteur et compositeur. Le brave homme était le digne époux d'une blonde et jolie femme dont les appas faisaient l'admiration des sous-off' et ne laissaient pas indifférents messieurs les officiers. Feuilleter la collection des chansons du cantinier était l'ordinaire prétexte à lutiner la cantinière... mais, ce jour-là, j'étais plus attentif à la lecture du recueil du patron qu'aux charmes de la patronne. J'ai fait là-dedans (dans le recueil !) de bien jolies trouvailles ! J'y ai découvert, entre autres choses, qu'avant de devenir un chansonnier breton, talentueux, mais combien pudibond, Théodore Botrel avait écrit nombre de chansons grivoises, voire un tantinet égrillardes, dont je n'ose citer ici les titres suggestifs !

Combien d'autres ont ainsi changé leur manière ! Paul Marinier, Eugène Lemercier, dont on connaît surtout les œuvres légères, n'ont-ils pas écrit, jadis, de délicieuses romances ? Lucien Boyer, qui nous infligea la Madelon de la Victoire, ne fut-il pas un délicieux jongleur de rimes avant de tomber dans la confection ? Et Charles Fallot - le désopilant Fallot - n'a-t-il pas signé toute une série de chansons désolées : Le collier de larmes, Les hommes font pleurer les femmes, et cette ?toile d'amour que la musique de Delmet devait rendre célèbre ?

Méfiez-vous des anthologistes qui classent parmi les mélancoliques, les auteurs de romances et, parmi les joyeux drilles, les rimeurs de fantaisies joyeuses.

Un soir que je fl?nais par les rues, les bras ballants, je m'arrêtai devant une grande affiche posée sur le mur du thé?tre. Elle annon?ait le passage, dans la bonne ville de La Roche-sur-Yon, de la troupe du Chat Noir. Comme tout le monde, j'avais entendu parler du célèbre Cabaret et, peu de jours auparavant, j'avais lu dans les journaux de Paris, les articles dithyrambiques que tous chroniqueurs consacraient aux chansonniers montmartrois. Je m'empressai de demander une permission de thé?tre et, bien avant le lever du rideau, j'étais installé dans un superbe fauteuil de la troisième série, la seule qui fut accessible aux soldats de deuxième classe.

Ah ! la délicieuse soirée ! Il me souvient que j'entendis Jules Jouy dire de cocasse fa?on la Complainte de Gamahut et Jacques Ferny chanter flegmatiquement L'Alibi et La Visite présidentielle.

J'applaudis aussi Vincent Hyspa dans son déjà fameux Ver solitaire et j'admirai qu'un chansonnier parisien ait eu l'idée, pour aider à son succès, de prendre l'accent de Bruxelles. J'ai appris, depuis, que Vincent Hyspa était né à Narbonne !

Des chansonniers sentimentaux mêlaient un peu de charme et de gr?ce légère aux traits pétillants des humoristes. Je me rappelle avec quelle simplicité appliquée Paul Delmet murmura Petits chagrins, et avec quelle préciosité qui me parut la suprême élégance, Gabriel Montoya chanta La Voilette et l'?ventail.

Bien souvent, depuis, en assistant au Cabaret, au défilé monotone de chansonniers inlassablement rosses, je me suis rappelé cette soirée dont le programme, adroitement composé, réunissait les genres les plus divers. Sans doute, j'écoute aujourd'hui avec le même plaisir Colline, Raymond Souplex, Roger Toziny, Paul Weill, Jean Rieux, Bastia, Wyl, Chepfer, Clérouc, Pierre Dac, Dorin, Ré-P. Groffe, Max Régnier et quelques autres qui continuent la tradition et sont l'honneur de Montmartre ; mais en voyant sur les nouveaux tréteaux montmartrois de beaux messieurs en smoking, gesticuler, grimacer, faire mille singeries, je regrette les chansonniers en veston de la vieille école qui, les mains dans leurs poches, et sans paraître y attacher la moindre importance, faisaient, il y a trente ans, ces mêmes plaisanteries que d'autres, avec moins de simplicité, répètent aujourd'hui inlassablement.

Un autre joyeux événement, un de ces incidents minuscules qui, dans la vie de garnison, prennent une énorme importance, devait, pour un temps, orienter mon imagination vers l'humour et vers l'ironie. Un beau matin, au rapport, l'ordre fut donné de réunir le régiment en grande tenue, dans la cour de la caserne. Il s'agissait de remettre au capitaine X... la croix de la Légion d'honneur. Le nombre impressionnant de ses années de service valait, au brave homme, cette distinction. Petit, obèse et le visage rubicond, le vieux capiston avait commis l'imprudence d'épouser, en justes noces, une de ces donzelles peu farouches qui sont la joie des villes de garnison et la consolation des sous-lieutenants célibataires. La décoration du géronte était une trop belle occasion de rire pour qu'on la laiss?t passer... Au cercle des officiers, le jeune chef de musique avait annoncé qu'il en préparait une bien bonne...

A l'heure dite, le régiment en armes "formait le carré" dans la cour de la caserne. On connaît le cérémonial de ces petites fêtes. Conformément à l'usage, la musique devait, pendant qu'on attachait la croix sur la poitrine du légionnaire, jouer un des morceaux les plus brillants de son répertoire.

Le colonel s'était avancé très digne et, du plat de son épée, avait touché l'épaule du capitaine, quand le chef de musique leva sa baguette. Et tandis que le colon donnait l'accolade au bonhomme cramoisi par l'émotion, l'air fameux des Cloches de Corneville partit comme un éclat de rire entre les murs des b?timents :

C'est un mari, c'est un mari,
C'est un mari de Corneville!

Et les jeunes lieutenants de se tordre en saluant de l'épée, tandis que, raidis et impassibles, les troupiers présentaient les armes! Le chef de musique avait trouvé le morceau de circonstance, l'air approprié, on dit aujourd'hui le timbre qu'il fallait. Un revuiste n'eut pas fait mieux ! Et je compris, ce jour-là, tout le parti que pouvait tirer un adroit parodiste d'un refrain heureusement choisi.

III.
Plagiaire ! - Les zo?les du Café du commerce. - L'ode à la lune.

Un soir, au café, mon ami Cormeau me confia?:

"Je veux. faire, dans mon "canard", une place à la poésie. J'ai l'intention d'ouvrir une Galerie des Poètes vendéens et d'y donner un poème de chacun d'eux, en même temps que des notes biographiques. J'espère ; cher ami, que vous m'autoriserez à publier, dans le prochain numéro, des vers de vous."

- Gardez-vous-en, répondis-je. J'entends, pour le moment, rester ignoré et je ne me soucie guère de l'admiration de mes concitoyens.
- Vous me f?chez, déclara Cormeau. Je voulais vous demander une poésie inédite... mais je connais de vous une amusante fantaisie ; je la reproduirai. Je crus à une boutade. Je commandai un second bock et nous parl?mes d'autre chose...

Rendu à la vie civile, je fis immédiatement connaître à ma famille mon intention de gagner Paris au plus tôt. "J'ai acheté assez cher mon indépendance, répétais-je, j'entends m'en servir." Je vivais, partagé entre le désir de m'évader de ma province et la crainte de contrister les miens, lorsqu'un curieux incident vint précipiter les événements.

Ce matin-là, mon père était de fort méchante humeur. Pendant tout le temps qu'avait duré le déjeuner, il n'avait pas prononcé une parole, et dans ses yeux, si doux à l'ordinaire, j'avais surpris des regards irrités... Que se passait-il ? Le repas s'acheva dans un silence glacial. Tu viendras me trouver dans la serre, me dit mon père, en pliant sa serviette. Dans la serre ! c'était là que se tenaient les importants conciliabules, là qu'avaient lieu les graves discussions. Je m'y rendis de cœur battant... Mon père avait allumé son éternel cigare et le m?chonnait nerveusement. Sans s'embarrasser de précautions oratoires, il aborda tout de go la question

- Comment, petit malheureux ! non content de perdre ton temps à gribouiller des vers que personne ne lira, tu te permets de copier ceux des autres ? Je demeurai interloqué.

Et quoi ? j'aurais sans le savoir, sans le vouloir...
Mon père s'était levé
- Sais-tu comment cela s'appelle ce que tu as tait là ? Un plagiat, entends-tu ? Un plagiat ! Tu es passible des tribunaux - Mais enfin, balbutiai-je, si j'avais copié, plagié, comme tu dis, je le saurais, que diable !... à moins qu'une rencontre...
- Une rencontre ! Ne fais pas la bête ! Tu as signé de ton nom, une poésie que tu as trouvée dans un journal de Paris. Moi ! mais c'est de la folie ! Malheureux enfant !... Et tu as été assez sot pour copier un auteur connu, très connu, célèbre Monsieur Georges Millandy ! Je re?us le coup sans broncher.
- Célèbre ? tu es s?r ?
- Parbleu ! Demande plutôt à ces messieurs du Café du Commerce... Quand ils m'ont montré ?a, hier soir, je ne savais où me fourrer... Ah ! tu te fais une belle réputation ! Cette fois, j'éclatai de rire.
- Eh bien ! ils sont malins ! m'écriai-je, tes copains du Commerce ! Mais, mon bon papa, Georges Millandy, ce Monsieur Millandy, qui est si connu, paraît-il, qui est célèbre, c'est moi, mon bon papa, c'est moi ! Mon père me regarda sévèrement.
- Toi !.:. Ah ?à ! Est-ce que tu te fiches de moi ? Et mon père sortit de sa poche un numéro du Fin de Siècle, où s'étalait en première page, signée Georges Millandy, ma chanson : ? la Caserne, et le journal de la Roche-sur-Yon, Le Messager de la Vendée, où Cormeau, sans me prévenir, avait publié la même pièce, en la faisant suivre de mon nom patronymique. Tout s'expliquait. Le visage de mon brave homme de père s'illumina d'un bon sourire, tandis que des larmes montaient à ses yeux?: Viens m'embrasser, galopin ! me dit-il. Et puis, tu sais, elle n'est pas si bête que ?à, ta chanson. Il se frottait les mains joyeusement?: Ah ! Ah ! elle est bien bonne ! Ah ! ils vont en faire une tête ce soir, au Commerce... Plagiaire ! c'est bientôt dit !... Ah! nous allons rire... Tu viendras avec moi.

Nous arriv?mes au Café au milieu d'une angoissante parti d'écarté, au moment précis où M. C..., le quincaillier, annon?ait triomphalement le Roi.
- Et moi, dit mon père, je vous annonce M. Georges Millandy !

Ces messieurs se regardèrent sans mot dire... Mon père tenait son effet. Il me présenta à ces messieurs avec un sourire ironique. Mon fils, rédacteur au Fin de Siècle, en même au temps qu'au Messager de la Vendée. Je me doutais bien... murmura le quincaillier. Je me disais aussi... grommela le commandant en retraite. Parbleu ! j'étais bien s?r, affirma le proviseur du lycée, j'étais bien s?r que c'était un pseudonyme ! - Puisque vous allez devenir Parisien, me dit M. G..., l'imprimeur de L'?cho de la Vendée, vous devriez m'envoyer de là-bas une gazette rimée, des Lettres parisiennes... Je voulus me montrer bon prince. Je promis à M. G... ma collaboration. On fait la belle ? demanda le commandant. Cependant, j'en voulais un peu à mon ami Cormeau d'avoir, sans mon autorisation, reproduit dans son journal une chanson que je considérais comme une œuvre sans importance. Dans une lettre mi-figue, mi-raisin, je lui laissai entendre qu'il m'e?t fait un plus grand plaisir en faisant paraître certaine Ode à la lune, que je venais d'écrire avec un soin particulier et... je glissai dans ma lettre mon petit poème. Trois jours après, L'Ode à la lune paraissait en bonne place, dans la Galerie des Poètes vendéens. Mes vœux étaient comblés. Hélas ! j'avais compté sans les bons petits confrères ! La semaine suivante, le journal du parti opposé publiait à son tour de petits vers. Ils étaient dédiés au Rêveur à la lune. J'y étais méchamment blagué. "La lune est un astre banal", écrivait mon confrère?: On la chantait beaucoup vers l'an dix-huit cent trente. J'étais furieux, mais non découragé. Dès le lendemain, j'envoyai au Messager, ces nouveaux vers

Ma pauvre vieille, c'en est fait !
C'est en vain, qu'à briller dans l'ombre tu t'obstines ;
Bardes des Nuits d'?té, brisez vos mandolines ;
C'est fini des chansons qu'à la Lune on disait !
Usé, les Pierrots blancs, pleurant les Colombines,
Aux soirs blafards, le cœur brisé ;
Usé, les vers troublants murmurés à la brune ;
Usé, les sérénades, les odes ; usé,La Lune !...

Critique omnipotent, Sarcey de mon pays,
Qui parle, comme on engueule à Paris,
Oracle redouté de ma petite ville ;
Si tu savais, critique de bon ton,
Comme à Montmartre on se moque de ton
Jugement plat de Lu?onnais fossile !
Es-tu bien s?r, monsieur le mécontent,
Que ton esprit soit de l'esprit, vraiment,
Et ton courroux vaut-il notre colère ?
C'est le tour des éreinteurs à présent
D'être éreintés...: le métier ne va guère,
Depuis le gros Francisque et Môssieu Brunetière.

D'autres viendront encore et qui le g?teront ;
Et critiques quand même, encor critiqueront ;
Jusqu'à ce qu'enfin, las d'attendre nos rancunes, Quelqu'heureux jour, ils s'en aillent où vont
Les vieilles Lunes !...

Cependant l'aventure continuait de défrayer la chronique : On en faisait des gorges chaudes et, quand je passais dans la grande rue, il me semblait entendre de petits rires narquois fuser derrière les rideaux... La vie devenait pour moi, insupportable. Un beau matin, je bouclai ma malle et, sans un regret, les yeux secs, je quittai la petite ville hypocrite, cruelle aux poètes et aux pêcheurs de lune.

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