Lorsque tout est Fini...

Georges Millandy

Souvenirs d'un chansonnier du Quartier Latin.

PARIS

ALBERT MESSEIN, EDITEUR

19, Quai Saint-Michel, 19 1933

Préface de GUSTAVE FRÉJAVILLE

 

TABLE DES MATIERES

___________


PRÉFACE

MÉMOIRES D'UN PARESSEUX


MÉMOIRES D'UNTOURLOUROU.


MÉMOIRES D'UN DU BOUL' MICHE

 

MÉMOIRES D'UN CABOTIN

 

MÉMOIRES D'UN DU CAF'CONC'

 

MÉMOIRES D'UN MALCHANCEUX

 

MÉMOIRES D'UN R. A. T.

 

MÉMOIRES D'UN "FAIRE-VALOIR"

 

LE QUARTIER LATIN HIER ET AUJOURD'HUI.

 

Lorsque tout est fini...

 

 

MÉMOIRES D'UN MALCHANCEUX

 

I.
Tu ne sauras jamais ! - Oublions le passé ! - Martini et, Martini.

 

Combien d'autres anecdotes je pourrais raconter, aussi cocasses et non moins navrantes : celle de Tesoro mio (Le Coeur de Ninon), dont mon confrère et ami Pierre Chapelle me confia le soin de faire les paroles après avoir pris celui de se réserver, chez l'éditeur, une honnête royalty ; celle de Chante, Miarka ! que j'écrivis sur les motifs déja édités de la Chanson bohémienne, du tzigane Boldi; celle de Dernière Valse (Puisque ton coeur n'a plus d'amour)... que cette rosse de Martini trouvait plaisant d'appeler "I'avant-dernière" ! celle de la Deuxième Serenata de Toselli, que le maestro prétendait titré son chef-d'œuvre et qu'il essaya vaine- ment d'imposer au grand public; celle de Paris ! (Paris, o ville infâme et merveilleuse !...) que l'éditeur accepta de publier "pour me faire plaisir!"; celle de Griserie, écrite avec Pierre Varenne, sur une musique de A. Bose, et que Vorelli déclarait inchantable avant qu'il en eut fait le gros bénéfice que l'on sait; celle d'Un Refrain de Paris, la première chanson chantée en fran?ais par Raquel Meller; celle de Je ne sais pas si je vous aime, qui dormait depuis quinze ans dans les cartons de l'éditeur quand Joseph Rico, le compositeur, se décida à la reveiller en l'éditant lui-même; celle, enfin, de Tu ne sauras jamais !... qui fixe un petit point d'histoire et vaut d'être rapportée. Depuis longtemps, je voulais écrire une chanson qui fit un monologue, un soliloque. J'ai toujours trouvé ridicule Ie chanteur qui, devant Ie trou du souffleur, parle à un personnage imaginaire, lui dit son amour ou lui reproche sa cruauté... Rico, avec qui je venais de faire J'ai tant pleuré... et Pardon ! deux chansons selon la formule, m'ap- porta un jour une valse nouvelle. Je voulus tenter la-dessus l'expérience. Je trouvai bientôt le refrain:

Non, tu ne sauras jamais,
O toi qu'en secret j'adore,
Si je t'aime on si je to hais,
Si je raille ou si je souffre encore, etc.

C'etait, par lui exprimée tout haut, I'intime pensée de l'homme trahi parce qu'il fut sincère, .et qui, pensant a la nouvelle aimée, se jure de n'avoir pas, cette fois,_l'imprudence de lui dire son amour. Nous decidames d'aller soumettre nbtre chanson a 1'?diteur H. Delormel qui commen?ait à appliquer les méthodes de publicité employées si utilement aujourd'hui par ses confrères. :

Henri Delormel était le fils du collaborateur de Garnier, le parolier d'"En r'venant d' la r'vue", du "Pere La Victoire" et de vingt autres succès populaires. Commercant plus qu'artiste, il était de ceux qui pensent qu'il suffit, pour faire un succès, de crier au chef-d'œuvre, et que l'on peut lancer une valse comme on lance un savon ou une vedette de music-hall.

- C'est entendu, nous dit-il en caressant du bout du petit doigt la cendre de sa cigarette, je suis

disposé à faire un effort. Votre signature est "commerciale" : c'est là l'important. Je vais d'abord faire choix d'un interprète. Quand a l'édition, je la "sortirai" à mon heure. Mais, voyons la chanson. Rico s'était mis au piano. Je fredonnai

Non, tu ne sauras jamais,
O toi qu'en secret j'adore...

Delormel m'arreta - O toi qu'en secret... toi qu'en secret... je n'aime pas beaucoup ?a !
- Parbleu ! repliquai-je, le premier parolier venu aurait écrit : O toi qu'aujourd'hui...
- Très bien, déclara Delormel, très bien, toi qu'au jourd'hui; au moins, ?a, c'est clair, direct.
Je me cabrai :
- Ah! non, j'ai voulu faire un soliloque, un monologue !... le chanteur est seul sur la scène; il est logique que...
- Le public est routinier, affrma notre éditeur avec un fin sourire, et vous n'y changerez rien. - Tout de même, retorquai-je, le public n'est pas exclusivement composé d'imbéciles!
- Eh bien, me dit Delormel, nous ferons deux editions : l'une pour les imbeciles, l'autre pour les gens intelligents.

A l'époque o? fut lancé Tu ne sauras jamais! j'ai maintes fois entendu de braves gens s'etonner que j'aie pu écrire un refrain qui leur paraissait incompréhensible... J'aurais pu prendre la peine de les éclairer et de les confondre en leur chantant les couplets. Je me suis contenté de leur expliquer : ? On a fait deux versions, l'une pour les gens intelligents, et I'autre... Et voila : vous êtes tombé sur l'autre !".

L'imprudente modification apportée par l'éditeur n'empêcha pas le succès de la chanson. Il est vrai qu'il fut singulièrement aidé par le talent des artistes : Marise Damia, Junka et la charmante divette Carmen Vildez, l'idéale interprète des valses chantées qui, dans le même temps, lan?ait à l'Eldorado une autre romance non moins mélancolique Quand reviendront les hirondelles, dont j'avais fait la musique en collaboration avec Ie jeune compositeur Léon Amouroux. Maintenant, ma réputation de valselentier etait bien établie. Trop bien, hélas! J'étais catalogué, etiqueté et accusé, sans le savoir, d'être l'auteur de toutes les valses à la mode: les meilleures et les pires !

Je rencontrai un soir, dans une brasserie du Quartier Latin, mon excellent confrère le chansonnier Augustin Martini, ce vieil enfant terrible, impitoyable aux ridicules de ses contemporains. Eh ! be me dit-il, avec cet accent cocasse qui donne une saveur particulière à ses moindres propos, eh ! be ! je t'en fais, une réclame!

- Une réclame ?...

- Eh oui! Depuis des mois, tons les soirs, a Montmartre, dans mon cabaret, je fais rigoler le public en lui gazouillant : Oublions le passé !

" Avoue que ce nest pas fort ?
- Tu 'manques d'indulgence, répliquai-je; mais ton appréciation me laisse indifférent. Martini me prit par le bras

- Allons, allons ! ne te fâche pas. Je te blague, mais pas méchamment... Je m'en fous, te dis-je... et pour cause: la chanson n'est pas de moi l Pas de toi ! Et voila six mois que je t'engueule tous les soirs!... Alors, de quoi ai-je l'air, moi ?... - Je te laisse, lui répondis-je, le soin de le deviner... Quelques jours plus tard, j'assistais, a côté d'une charmante jeune femme, a une quelconque soirée de gala. Le programme m'intéressait moins que ma voisine, et je cherchais l'occasion de lui adresser la parole, lorsqu'un artiste, sur la scène, annonca Plaisir d'amour, de Martini ?. Doucement, ii chanta

Plaisir d'amour ne dure qu'un moment;
Chagrin d'amour dare toute la vie...

Ma voisine se pencha a mon oreille

- Pardon, monsieur! Cette chanson si triste est de ce monsieur Martini qui est si rigolo? -- Oui, mademoiselle, répondis-je simplement. Et, à part moi, je pensai : "Brave Augustin, je lui devais bien - ?a"

II.
Le Martyre du valselentier. - Pourquoi je ne suis pas "chansonnier rosse"

 

Un confrère aimable ou peut-être taquin écrivait un jour, après avoir cité les titres de mes plus langoureuses chansons "On n'est pas impunément le parolier de tant de valses célèbres..." Hélas! Et me voilà bien puni! Parce que j'ai collé sur des musiques desolées les paroles qui me paraissaient propres à souligner leur tristesse; parce que, cédant aux sollicitations de mes éditeurs, j'ai versé des larmes consciencieuses sur tous les bostons et sur toutes les mélodies en renom, je reste, pour le grand public, le poète des amours incomprises et des vai- nes désesperances ! Et pourtant... pourtant, est-on bien sûr que telles chansons, en apparence sentimentales, sont d'anodines romances? Prenez garde qu'il y a, dans quelques-unes, plus d'ironie que de sincère émotion.

Damia me rappelait un jour les paroles de "Va- t'en !" que Dickson chanta longtemps en essayant d'en adoucir l'âpreté.

Tous les deux, maintenant, reprenons notre route.
Si j'ai souffert de toi, d'autres me vengeront.
Nous vieillirons tous deux; mais avant moi, sans doute,

Tu verras se creuser les rides de ton front.
Et quand tu passeras, toute pale et défaite,
Sous mes cheveux blanchis, reste jeune pourtant,
Plus indulgent que tot, je tournerai la tête,
Et tu ne verras pas mon sourire méchant.

Va-t'en ! mon cœur déjà ne sou ffre plus qu'à peine.
Ce soir, tout le passe s'ef face en un instant.
Un autre amour, demain, va consoler ma peine.
Je croyais en mourir : je sots gueril va-t'en ! ...

C'est une valse lente, et c'est aussi une chanson rosse, que dis-je? une chanson cruelle... Sans doute, au travers de ces strophes, apparalt encore ma sensibilité, comme dans L'Araignée et dans bien d'autres chansons amères; mais, en marge de mon œuvre poétique, combien de chansons légères j'ai grif- fonnées o? se devine mon insouciance et qui clament mon amour de la vie : Le Joli Voyage avec Thérèse Wittmann, Confidences sur la gavotte de J. Wesly, L'Heure du Frisson aver Paul Abries, Idylle parisienne avec Christiné, Le Coup de l'Etrier avec Ch. de Bucowich, Si je n'étais pas passé par là... avec Louis Billaut, La Prière d'une Vierge (version profane), et combien de chansons satiriques et de couplets d'actualité que chantèrent Nine Pinson, Camille Stefani, Suzanne Desgraves, etc.

Charles Fegdal, l'écrivain qui le mieux connait les choses et les gens de Paris, prit un jour la peine de présenter, dans une conférence à la Lune Rousse, une série de mes chansons joyeuses. Mon confrère avait intitulé sa causerie : Un Poète mélodiste chansonnier rosse, et spirituellement it s'était appliqué à démontrer qu'il y a, dans tout poète, deux êtres dissemblables qui se moquent volontiers l'un de l'autre... Peine perdue! Ce fut le poète que, ce jour-là encore, le public applaudit, et le succès alla a une certaine Pavane inattendue que je m'étais amusé à écrire (parodie a l'envers!) sur la musique de Mon Homme. Miracle de l'adaptation! La crapuleuse chanson de Mistinguett devenait, soudain, une chanson dis- tinguée :

Très dignement, avancez,
Tournez, passez,
Puis, sur la pointe, glissez
Et souriez.
Que de grâce vous avez,
Belle marquise!
Tous deux, à présent, dansons,
Passons, glissons.
Ah ! vraiment, belle Lison,
Cette chanson,
Vous la dansez de fa?on
Tout a fait exquise!...

Micheline Grandier et Esther Lekain, deux artis- tes qui sont aussi deux grandes dames, ont depuis, maintes fois, chante la Pavane inattendue et rendu à faire prendre au sérieux ces petites plaisanteries !
Bien mieux, on s'est parfois refusé à croire que j'en étais i'auteur..

II y a quelques années, j'etais parti en guerre contre la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de musique : guerre sainte et dont je devais revenir victorieux. Vous pensez bien qu'on ne me laissa pas chanter victoire. Je décidai de me venger. J'allai trouver le rédacteur en chef du Courrier Musical, qui menait alors campagne contre la S. A. C. E. M., et je lui proposai de publier, sous forme de chansons, quelques petites rosseries. L'Assemblée générale des sociétaires venait d'avoir lieu et de nouveaux administrateurs avaient été nommés. J'imaginai de donner un compte rendu humoristique de la première réunion du conseil. Chacun des conseillers y allait de son petit couplet. Jacques Ferny, comme il convenait, s'exprimait sur l'air de la Visite presidentielle :

Vraiment, je ne m'attendais pas
Messieurs, à cet honneur insigne;
Mais de c't'honneur-là, nest-ce pas,
Je dois maint'nant me rendre digne.
Tout de suit', je l'ai constaté,
Vos circulaires sont lyriques,
Vos rapports sont de qualité.
Si j' suis I' pacha
D' la Chaptal et d' la Chauchat,
J' suis votre homme!
Si je puis fair' chanter
Tout ce que j' veux éditer,
J' suis votre homme!
Si j' puis arranger
Beethoven et Messager,
J' suis votre homme!
Si j' puis- êtr' directeur
Etant administraleur,
J' suis votre homme!
J' veux prouver, car j' suis malin,
J' suis très malin!
Q'on peut être à la fois au four et au MOULIN!

A son tour, le président Moreau, dont le plus cher désir etait de voir rougir sa boutonnière, placait son petit boniment :

Air : MUSIQUE DE CHAMBRE.

Messieurs, une voix seulement
A suffi par me faire élire.
Pour chanter votre devouernent,
J'ajoute une corde a ma lyre!
Maint'nant, j'vous l'dis modestement,


Messieurs, le nouveau ministère
S'honorerait, et bougrement,
En rougissant ma boutonnière.
Je ne suis pas, c'est positif,
D'une élégance exagérée
On m' trouv'ra plus décoratif
Quand ma jaquett' s'ra décorée.

Et Pierre Chapelle, qui avait guerroyé contre la S. A. C. E. M. avant d'en devenir le vice-président, chantait sur l'air de Le plus joli Rêve

Lorsque j'avais vingt ans,
J' faisais - c'est de l'histoire !
De beaux rêves de gloire.
- Les jeun's sont intrigants!
Directeur irrité
Du méchant
SOCIETAIRE,
J' rêvais d' flanquer par terre
Notre cher' Société.
Maint'nant, j' suis a la tête
D' son administration,
Messieurs, et l'on me prête
Les meilleur's intentions.
C'est d' bon cœur, je suppose,
Qu'on m' prêt' ?a. Mais si vous
T'nez a m' prêter quequ'chose,
Prêtez-moi donc ...cent sous !

D'autres encore prenaient la parole, et le petit sketch se terminait par ce chœur des administra teurs, sur l'air de La Marche des Cambrioleurs :

Nous n' sommes pas des voleurs,
Non ?a s'rait trop bête,
Nous somm's des percepteurs,
?a c'est bien plus chouette !etc.

Le papier etait signe L'Huissier indiscret.
Le lendemain du jour o? parut le Courrier musical, le hasard me mit en présence de mon ami Chapelle. Il était furieux! - Je sais quel est l'auteur de cette rosserie, me dit-il. J'ai reconnu sa manière. Quand je le rencon- trerai - et tu peux le lui dire! - je lui casserai la figure. Tu I'as déjà rencontré, répondis-je... mais tu as bien tort de lui en vouloir le pauvre gar?on a tant de peine à se faire une réputation de méchant homme! Et puis, ajoutai-je, je peux bien t'en faire l'aveu : l'Huissier indiscret, le mechant homme, c'est moi! - Farceur ! me répondit Chapelle. Et it m'en- traina a la terrasse d'un café voisin : u Si tu étais chic, me dit-il, tu me ferais signer avec toi ta prochaine valse lente...

III.
Une commande d'Yvette Guilbert

 

C'etait au temps o? je fréquentais chez Ondet. Je venais d'entrer dans la boutique de l'éditeur, lorsque celui-ci, tout de go, me demanda : "Pourriez- vous me faire tout de suite une chanson dont on vous donnerait le sujet ?" Et it me confia : Yvette Guilbert, après une longue absence, va repara?tre sur la scène, mais elle a beaucoup changé... et elle redoute l'étonnement qui ne manquera pas de troubler et de distraire le public quand il va retrouver, engraissée et méconnaissable, la "dame aux gants noirs" dont it se rappelle la longue et mince silhouette. Yvette voudrait qu'on fit pour elle une chanson d'entrée et de rentrée, dans laquelle d'amu- sante fa?on elle reprendrait contact avec la salle. Au reste, Mme Yvette Guilbert est là, dans mon bureau. Elle va vous expliquer... Venez, je vais vous présenter.

- Ah! Monsieur, me dit Yvette, quel service vous allez me rendre!... J'ai peur, je l'avoue, j'ai tres peur ! Le public ne va pas me reconna?tre... Je voudrais alter au-devant de sa surprise, le préparer, enfin, lui dire gentiment : "Eh bien oui c'est moi ! J'ai pris de l'embonpoint.: Entre nous, j'en avail un peu besoiin..: mais je siuis toujours Yvette, celle que vous avez aimée, fêtée... ? Et tout ceci, cher mon- sieur, je voudrais le dire sur fair d'une de mes chansons. Ain'si, mes auditeurs seraient tout de suite dans l'attnosphère. Vous voulez bien essayer?.. Oh! vous êtes gentil! Mais it me faudrait cela le plus tôt possible. Dès que vous aurez trouvé votre premier couplet, venez chez moi, me le montrer.

Deux jours après, la chanson était écrite. Elle se composait de trois couplets, sur l'air de Ma grosse Julie. J'en ai oublie deux. Je ne me souviens que du second, le plus mauvais :

"Jadis, j'etais minc' comme un fil :
On n' me distinguait que d' profil.
Quand j' paraissais, la min' revêche,
J'avais l'air d'un' pauv' nourric' sèche,
Aujourd'hui, ce bon M'sieu Brieux,
En m' voyant, roul'rait de grands yeux,
Et d'luquant ma poitrin' puissante,
Me prendrait pour un' "rempla?ante".
Dans des chansons très égrillardes,
Aut'fois, j' blaguais les gross's nounous.
Et j' parlais en phras's goguenardes,
D' leurs nichons trop lourds et trop mous.
Et l'on disait de bas en haut,
Tout d' même, elle en a un culot!
Ell' qui n'en a pas! C'est vexant
D' l'entendr' dir' du mal des absents!...
Maint'nant, j'ai bien l'droit d'être bavarde :
J' suis rondouilla-a-a-arde !

Je m'étais fait conduire en fiacre au magnifique hôtel que possedait l'artiste, tout là-bas, du côté des fortifications: L'ascenseur s'etait élevé doucement, et je me trouvais entre le deuxième et le troisième étage, lorsque la mécanique brusquement s'arrêta... J'essayai en vain de remettre en marche l'appareil. "Mauvais présage !" pensai-je. Je me décidai à appeler. Le portier accourut a mon secours, L'ascenseur repartit enfin et j'arrivai, un peu confus, devant Yvette Guilbert qui, sur le palier, riait de mon effroi. Mais bientôt je ne pensai plus à la fâcheuse panne. Yvette trouvait la chanson a son goût et ne demandait qu'une modification insignifiante. Nous étions maintenant de grands amis. - Je veux, me dit-elle, que,vous me fassiez une série de chansons. Il me faut un nouveau répertoire; et j'ai une idée... Polin a des chansons charmantes que lui a données Rimbault; je voudrais quelque chose daps la même couleur : des couplets o? je serais la femme du bon gros cavalier, sa bonne amie, sa payse, sa promise, la nourrice... Vous avez compris, n'est-ce pas? Ce serait très amusant. En attendant, je vais travailler notre chanson. Revenez à la fin de la semaine; je vous la chanterai au piano. Je m'en fus, ravi; mais je me gardai bien de prendre l'ascenseur... La chanson etait répétée, sue, mise au point. Yvette l'avait même chantée un soir devant quel- ques intimes, et Dominique Bonnaud avait bien voulu, le lendemain, m'adresser les plus flatteurs compliments. Une carrière magnifique s'ouvrait devant moi! Fournisseur attitré d'Yvette Guilbert !.. L'honneur n'était pas mince ! La rentrée de la célèbre artiste, engagée à l'Olympia, était annoncée par tous les journaux. Le soir de la première, on s'ecrasait devant le contrôle. J'avais mis mon plus bel habit, sorti de sa cha- pelière mon plus brillant huit-reflets, et au milieu des fauteuils, indifférent au spectacle, j'attendais le tour d'Yvette Guilbert... Elle parut enfin, saluée par une salve d'applaudissements. L'orchestre attaqua la ritournelle... Eh! quoi!... Ce n'était pas celle de ma chanson.! ... " La maladroite" ! Sa chanson d'entrée, sa présentation, elle ne la pla?ait pas au début de son programme ?... C'était stupide, absurde!... Yvette chanta une autre chanson, puis une autre encore, puis quatre, puis cinq, puis dix! mais pas la mienne!... Je rentrai chez moi, le oceur serré comme si je venais d'etre victime d'un véritable malheur. Le lendemain, j'écrivis à la divette une lettre brave et très digne, ou j'exprimais le désir de savoir quelle raison grave et impérieuse l'avait obligée à supprimer de son programme les couplets qu'elle avait bien voulu trouver en tous points réussis... Je ne recus pas de réponse. Vingt ans passèrent. Un jour que j'étais venu l'applaudir au cours d'une bril- lante conference de Mme Dussane, je me hasardai à rappeler a Yvette Guilbert cette vieille aventure. Elle l'avait oubliée... - Eh bien! me dit-elle, envoyez-moi la chanson; il est toujours temps de la chanter. - Hélas! repondis-je, elle a bien vieilli! Et j'ai pensé qu'il y avait maintenant une autre chanson à faire... - Rosse?... - Non, mélancolique, celle-là!

IV.
Pourquoi je ne suis pas revuiste

Un jour que je déambulais sur les Boulevards, je vis venir a moi le compositeur Georges Georges, l'ex-chef d'orchestre du théâtre des Celestins de Lyon, avec qui j'avais autrefois collaboré - C'est le ciel qui vous met sur mes pas, me dit-il; j'ai un service à vous demander... Vous allez tirer d'embarras un de mes bons amis, et faire en même temps une intéressante petite affaire. Et Georges Georges m'expliqua Voila : Mon ami Paul Derval, qui est le secré- taire général des Capucines, est tres embêté... Michel Mortier, son directeur, avait, pour ses Capucines de Nice, commandé une revue a un de vos confreres et celui-ci n'en a pas encore écrit une ligne ! Or, la troupe va partir; les répétitions doivent commencer dans quinze jours! Derval n'a pas osé avertir Mortier et il s'arrache les cheveux... Pourriez-vous, en une semaine, mettre un livret sur pied ? Vous tireriez mon ami d'un sacre pétrin!...

Et comme j'hésitais, mesurant l'importance de la tâche.

- Je vous en prie, insista mon collaborateur, allez de ce pas trouver Derval, rue Blanche, o? il fait répéter la première partie de son spectacle. Voici ma carte. Présentez-vous de ma part.

Je me rendis a l'adresse indiquée. Paul Derval in'accueillit fort courtoisement, mais ne me cacha pas que l'expérience lui paraissait bien téméraire.

- Vous n'avez jamais fait de théâtre, et vous croyez pouvoir, en huit jours... Enfin, essayons... Prenez la peine de venir me soumettre après-demain, chez moi, vos premieres scènes... Je regagnai en hâte mon Quartier Latin et, sur-le-champ, me mis à la besogne. Le surlendemain, j'apportais mon premier acte traité à la manière d'une opérette, avec une intrigue reliant les scènes. Derval me le laissa lire jusqu'au bout. Eh bien, je suis très content, me dit-il. Inutile de m'apporter les autres scènes; je tiens seulement a voir les finales et à les régler moi-même. Venez travailler avec moi, un tout prochain soir. L'avant-veille du jour fixé pour le départ, j'étais chez mon collaborateur. ?a va très bien, me dit Derval, Mortier va être ravi. Maintenant, rentrez vite chez vous, et faites votre malle dès aujourd'hui. N'oubliez pas que nous prenons le train demain soir à neuf heures a la gare de Lybn, et surtout pensez à emporter votre manuscrit....J'allais sortir quand je songeai qu'il serait convenable que je fusse, sans plus attendre, présenté à mon directeur.

- Oh! c'est bien inutile, me dit Derval, Mais si vous y tenez...
Il fut entendu que nous verrions ensemble le patron le lendemain, rue Blanche, o? Mortier devait réunir sa troupe: J'arrivai a l'heure dite au rendez-vous: Derval n'était pas là. Le directeur; nerveux, allait de l'un à l'autre, donnant des ordres. Au bout d'un quart d'heure; craignant de paraltre indiscret, je crus devoir m'avancer vers M. Motier :

- Vous avez bien voulu, lui dis-je, mon cher directeur, me faire l'honneur de me commander... Mortler m'arrêta net :

- Vous commander ?... Vous commander quol ? Je ne vous ai rien commandé du tout ! interloqué, je balbutiai Je veut dire que M. Derval, votre secrétaire, a bien voulu me charger d'écrire... erifin me demander une revue, et je... Paul Derval entrait a ce moment

- Quest-ce à dire, Derval, cria Mortier, vous avez commandé une revue à Monsieur`?... L'autre expliqua - La revue de X... n'etait pas prête, alors j'avais pensé... - Mais c'est ridicule ! Je ne veux pas de la revue de Monsieur ! Et, se tournant vers moi

- Je vous l'ai dit, monsieur, je ne veux rien de vous !...
Je devins pâle :
- Vous, .vous trompez, répliquai-je; vous ne me connaissez pas; vous ne m'avez jamais vu-! Laissez- moi au moins vous expliquer... Mais l'entêté bonhomme ne voulait rien entendre
-Mais si, Monsieur, mais si, je vous connais... vous vous appelez...
- Georges Mil...
- Oui, Georges, Gaston... n'insistez pas, c'est inutile. Et puis, quel titre votre revue ?
- C'est gentil d'etre venu !
- C'est idiot! monsieur, idiot! ce n'est pas un titre de revue. Je commen?ais à perdre mon sang-froid
- C'est le titre d'une chanson en vogue, répliquai-je, et qui permet un excellent finale... mais je suis, croyez-moi, capable, si vous y tenez,d'en trouver un autre...

- Adieu, monsieur, n'insistez pas, trancha Mortier.

Et it me tourna les talons. Si pareille aventure m'arrivait aujourd'hui, je n'aurais pas la même patience; mais j'etais littéralement abasourdi. - C'est un absurde malentendu, me dit Paul Derval en me reconduisant. Ne vous désolez pas et ne défaites pas votre malle. Je vais essayer d'arranger ?a. Dès que j'aurai pu causer avec le patron, je vous enverrai un pneumatique. Je re?us en effet un pneu quelques heures après "Rien à faire, me disait Derval, Mortier prétend qu'il vous connait très bien et il ne veut à aucun prix monter une revue de vous! Je suis désolé! Mais j'espère avoir un jour l'occasion de vous dedommager." Ce n'est que des années plus tard que j'eus l'explication... Un jeune auteur dramatique, dont le menton s'adornait, comme le mien, d'une barbe 'romantique, était venu maintes fois soumettre au directeur des Capucines des pièces que celui-ci avait impitoyablemlent refusées. Mon confrère etait tenace : quand'on le mettait à la porte, it revenait par la fenêtre, et las, a la fin, de son insistance, Mortier avait jure de ne plus le recevoir... En me voyant, it avait cru se trouver en présence du solliciteur. Ii avait pris ma barbe pour celle de l'autre !

M. Paul Derval est aujourd'hui l'heureux directeur des Folies-Bergère. Je suis sûr que si je lui apportais demain, une scène de revue, it ferait l'impossible pour l'utiliser. Je m'en garderai bien; j'au- rais peur de lui apporter la guigne !

 

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