Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts

Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames

Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements

Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs

Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres

Chapitre six
La chanson - Les chansons

Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes

Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs

Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs

André Chadourne  - Les Cafés-Concerts

E. Dentu, éditeur - Paris, 1889

(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)

Chapitre Quatre

Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. - Collaborateurs. - Fournisseurs.


Mais laissons là ces déboires, ces tourments, affreux côtés de la carrière artistique, dont un second Mürger pourrait dépeindre les mœurs sous le titre de l'Avide Bohème, pour envisager de nouveau les agréments qu'elle réserve aux chanteurs attitrés des cafés-concerts de Paris.

Un autre privilège qui les distingue, c'est qu'au lieu de subir les rôles, ils les choisissent.

Voici comment la chose se passe généralement :

Vous venez d'écrire une chanson. Que la musique soit oui ou non composée, vous remettez vous-même ou vous faites, par un commissionnaire, par le chasseur de l'endroit, remettre vos paroles à l'artiste que vous jugez apte à les interpréter. Deux ou trois jours après, vous revenez le voir. A ce propos, je dirai, et l'on me croira sans peine, qu'il y a là de rudes épreuves pour le débutant, soit que, jeune et timide, il tremble devant une jolie femme ou un homme rébarbatif, soit que, plus rassis, plus philosophe, il songe que c'est peut-être une blanchisseuse, un tonnelier de la veille qui va se prononcer sur ses vers. Nul auteur arrivé n'oubliera, je le présume, l'émotion qui le saisissait à ses débuts quand il sollicitait une audience de nos divas ou de nos chanteurs en renom. J'en ai connu même qui attendaient en frémissant le jugement de ces toutes-puissantes bouches.

En effet, chaque acteur demeure, en ce qui concerne le choix et l'interprétation de ses chansons, son seul inspirateur, son maître suprême; ce n'est que rarement, dans une circonstance spéciale, pour récompenser un service rendu, ou pour se faire bien venir d'un critique, d'un journaliste influent, que le directeur imposera à un membre de la troupe une œuvre créer. On peut donc contempler au concert la décentralisation administrative dans tout son plein.

Les dames sont, en général, polies et affables du moins assez familières, et vous mettent vite à l'aise. Toutes ne vous recevront pas dans leur loge sous le simple costume d'Ève; mais, si vous y entrez à ces moments où la bourgeoise se transforme en actrice et où l'actrice redevient bourgeoise, vous n'aurez aucune difficulté à surprendre les trésors que, suivant le poète,

Vous dérobe
Voile ou robe.

Pour ceux qu'émoustille la vue d'une épaule rose et dodue, d'une poitrine agréablement bombée ou des mollets arrondis et fermes, c'est une entrée en matière on ne peut plus engageante pour parler ou même ne pas parler de chansons.

Mais, supposons-le : notre auteur ne perd pas de l'œil son but; il demeure solide sur l'étrier de la vertu; et, entamant le chapitre des œuvres nouvelles, des poésies inédites, il offre bravement sa chanson.

Bien entendu, la dame, souvent surprise de l'arrivée d'un nouveau monsieur, demandera deux ou trois jours pour en prendre connaissance. Ce n'est pas qu'il faille avoir grande littérature pour juger des œuvres comme celles que nous apprécierons plus loin.

La chose lui plairait-elle, elle n'aurait rien à déguiser et ne demanderait même pas de corrections, embarrassée peut-être d'expliquer en quoi consistent les défauts; mais, en cas de refus, et c'est là le cas le plus fréquent, elle veut préparer sa réponse.

Sauf quelques-unes qui sont foncièrement sottes et grossières et qui vous répondront sèchement : "Ce n'est pas pour moi," sauf quelques autres, bonnes gaillardes sans coquetterie qui se font gloire de parler franchement de tout et appellent les auteurs : "Mon gros chéri, mon gros poulot," la plupart, grâce au tact et à l'amour-propre communs à leur sexe, ne refusent guère quoi que ce soit sans compenser par de bonnes paroles l'ennui d'un échec.

Avec leur habileté naturelle, elles prétextent que les couplets ne sont pas assez accentués pour elles; que le public ne saisirait pas ces nuances; que le directeur demande des choses plus corsées; qu'elles en ont déjà chanté du même genre; qu'elles ont tellement de créations à faire que la vôtre ne passerait pas avant trois ou quatre mois, etc., etc.

Encore celles-là montrent-elles de la franchise; mais il en est qui ont coutume de tout accepter, quitte à ne chanter absolument rien.

Pour peu que l'auteur connaisse leur amant, leur ait été recommandé ou leur paraisse aimable, elles lui disent toujours oui, ne serait-ce que par crainte de le froisser et dans le but de se faire un ami, un admirateur de plus. Chanteront-elles son œuvre ? C'est tellement impossible que cela se pourrait, surtout s'il emploie les grands moyens; mais s'il laisse les événements suivre leur cours, le susdit morceau ira rejoindre les cent autres reçus de la même façon. Alors visites réitérées de l'auteur chez son interprète... future. "Quand me chanterez-vous? - Mon cher, je sais par cœur votre chanson. Je la lancerai au premier jour. Attendez encore un peu. Ce n'est pas ma faute, je vous le jure, si je retarde."

Un mois se passe. Il a écrit vingt billets doux, parlementé avec Pierre et Paul, envoyé deux ou trois bouquets. Il ne sait que penser, se répétant sans cesse : "Ça lui va comme un gant. Quel succès elle aurait là!"

Puis, six mois s'écoulent, un an, un an et demi. Il comprend qu'il a été joué. Elle chante toujours du nouveau, mais rien de lui. Parfois il oublie; mais parfois il garde rancune et trouve moyen, s'il est en position, de débiner l'actrice dans des journaux. Ce qui explique les entrefilets si méchants, si injustes qu'on y trouve décochés à tout propos contre telle ou telle femme. Que voulez-vous ? Les journalistes n'ont pas tout à fait tort.

Cela n'empêchera pas notre perfide, dès qu'on lui présentera un autre auteur, de lui murmurer avec des œillades et des minauderies : "Oh! monsieur, que vous seriez aimable de me faire une chanson! Je n'en ai pas."

Elle est même capable, par étourderie, de réitérer l'invitation auprès de l'un de ceux qui attendent d'elle leur tour pour deux ou trois romances apprises depuis longtemps.

Quelle que soit la douceur de l'illusion, bien des chansonniers préféreraient ne pas être bernés, fût-ce gentiment, et savoir à quoi s'en tenir sur leurs œuvres, que d'être ballottés entre les ennuis, les fatigues, les embarras et les déceptions.

Comme il est aisé de le comprendre, plus l'acteur ou l'actrice a de réputation et de succès, plus son abord et sa conquête présentent de difficultés. C'est fatal. Chacun sait qu'à la première nouvelle qu'un journal ou un théâtre va s'ouvrir, il y fond une nuée de prosateurs et de poètes, exubérants de copie et d'actes qui s'imaginent trouver place dans le nouveau bâtiment.

De même au concert. Dès qu'il apparaît une débutante, on voit immédiatement papillonner autour d'elle un tas de jeunes gandins, plus ou moins compositeurs, poètes ou journalistes, qui, à l'instar de Jupiter couvrant Danaé d'une pluie d'or, viennent l'inonder de... papier. Elle, qui n'a encore aucun répertoire, les accueille avec enthousiasme. Bien entendu, elle est peu difficile; et la fine pointe d'une moustache, la jolie coupe d'une redingote ou mieux une invitation à souper la soumettent plus vite que le refrain le mieux réussi. Elle désire avant tout se créer des protecteurs, espérant aussi ne pas balayer longtemps les planches et monter au rang des... constellations. Une fois parvenue à la renommée, elle changera, se montrera sévère, exigeante et y sera même forcée par le nombre de ses... aspirants.

Ce métier mêlé de galanterie est donc, à un certain point de vue, fort agréable, surtout pour ceux qui réussissent; mais que d'épines autour de ces roses! Il faut parfois, avant de s'adresser à certaines de ces dames, compter avec leur mari ou leur amant.

Or quelques-uns, affectés d'une pruderie tout à fait comique, ne peuvent souffrir, eux qui ont conquis leur femme dans un souper, qu'elle s'entretienne avec le premier venu, et cherchent à la préserver des gens qui ne sont pas de son monde.

J'en sais un, possesseur d'une jeune nymphe à laquelle des cabotins de foire avaient laissé deux rejetons, qui la traitait avec les plus grands égards et frémissait, tant il aimait la dignité et les convenances, à l'idée qu'elle monterait seule en omnibus.

Reconnaissons-le à la louange de ces dames : la plupart sont assez fines pour comprendre que, si l'absence d'un mari est le plus bel ornement d'une femme, l'absence d'un amant est la plus noble parure d'une actrice. Ni mère ni amis à leurs flancs. Cela éloigne les yeux sérieux. Qu'elles fassent donc observer leurs devoirs aux intéressés et laissent venir librement à elles les jeunes auteurs! Elles ne s'en trouveront que mieux.

Mais, hélas! la jalousie est tellement innée chez certains fils d'Adam, qu'ils ne peuvent voir leur compagne causer une seule minute avec un auteur, encore moins le recevoir chez elle.

A ce sujet, je céderai la parole à l'un de mes jeunes compatriotes, très digne de foi, qui a fait l'apprentissage de ces ennuis.

"A mon arrivée à Paris, me dit-il un jour, j'avais soumis à une dame un monologue qu'elle avait agréé pour le dire à époque fixe. Elle m'avait donné certains conseils dont j'avais reconnu la justesse et je m'y étais conformé.

"Sur son invitation, je me rends chez elle, un matin, pour l'entendre répéter le morceau qui devait passer le soir.

"A peine s'était-elle présentée dans le salon que le... appelons-le : le mari, un grand diable de moricaud, fait son entrée, un bras enfoncé dans une longue botte qu'il cirait de l'autre main. Son visage sombre faisait ressortir davantage l'éclat de ses yeux furibonds. Sans me saluer : "Monsieur, me dit-il d'une voix rauque, ce n'est pas ici que se traitent ces sortes d'affaires." Malgré la timidité inhérente à mon jeune âge, je ne me laissai pas déconcerter, et lui fis observer que c'était justement le directeur qui m'avait engagé à voir sa femme et qu'elle-même avait fixé le rendez-vous.

"Ça ne réussit pas à le calmer; bien au contraire. La dame, une personne charmante, était, on le comprend, des plus vexées. Elle essaya de détourner la conversation. Il prit mal la chose, et j'eus un moment la pensée que ce pandour projetait comme Othello une sauvage vengeance. Ce ne fut qu'à force d'habileté que je pus opérer hors de cet antre une retraite honorable."

Eh bien! l'aventure eût pu se corser. Avec un tempérament plus irritable, une volonté moins assise, un soufflet se fût ensuivi, puis un duel. On frémit à la pensée que cette visite forcée eût dégénéré en meurtre. Jolie vocation, en vérité! Les auteurs devraient alors, pour exercer leur métier, ferrailler durant de longs mois, ne sortir que ceints d'une épée et la poitrine couverte d'une cuirasse. Cela, pour des femmes qu'ils estiment à peine et qui ne leur réservent que des ennuis.

Les hommes sont, incontestablement, très difficiles à contenter. Fort vaniteux pour la plupart, assez portés à se croire au niveau des auteurs (chose, il est vrai, très facile parfois), ils se plaisent à critiquer. Leur avez-vous présenté une œuvre, quelle multitude de réponses toutes prêtes! Ou bien ils ne la trouvent pas à leur goût, dans leurs cordes, ou elle ne leur convient qu'à moitié, et ils réclament des changements. Leur plus grand souci est de disloquer les morceaux qu'on leur offre.

Qu'on doive écouter les conseils de tout le monde, c'est à peu près mon avis; et Molière, lisant à sa servante les tirades de ses pièces, me paraît un exemple, sinon à suivre, du moins à respecter. Mais il est permis, je crois, de décliner la compétence de certains de ces messieurs qui ne connaissent ni grammaire ni orthographe et qui, à une phrase correcte, voudront substituer des idioties sans tête ni queue, et maltraiter une strophe sous prétexte d'obtenir des effets, alors que le comble de l'art est d'en produire beaucoup avec peu de paroles et de gestes. Certains d'entre eux ont une bonne optique de la scène, mais dans quelle proportion sont-ils, ceux qui ne visent pas au grotesque, alors même que leur but n'est pas intéressé et qu'ils ne proposent pas des changements pour se transformer en collaborateurs! Seulement, comme ils sont les auteurs indispensables de l'œuvre et que, seuls, ils lui confèrent la gloire et les recettes, soit en la chantant eux-mêmes, soit en la confiant à des camarades auxquels ils rendent le même service, beaucoup d'auteurs adhèrent à leurs conseils. Bien risibles, vraiment ces lettres où les novices, pour appuyer leurs suppliques, se confondent en admiration devant la voix, le talent et les charmes de maints histrions.

Cependant, l'une des qualités que je reconnais aux artistes hommes, en ce qui concerne la réception des œuvres, c'est la sincérité. Un directeur de théâtre écoute souvent, pour monter une pièce, des considérations très étrangères à l'art et même à son intérêt proprement dit. Si elle échoue, ce n'est pas lui qu'on sifflera, mais les interprètes. On le plaindra peut-être, on ira même jusqu'à le louer de sa hardiesse, tandis qu'en réalité il aura marché sans risque. Il impose donc l'œuvre à son personnel, et je gagerais qu'il est parfois étonné du succès qu'elle a.

L'acteur, au contraire, est seul à en soutenir le poids. Aussi, pour quoi que ce soit, ne se hasardera-t-il point devant le public avec une chanson qu'il croira médiocre (à son point de vue, cela s'entend), et dans laquelle il ne sentira pas d'effets à produire. En certains cas, il tentera le coup sur un morceau dont la valeur lui aura paru incertaine et le résultat aléatoire, mais cela, parce qu'il sait le public extrêmement bizarre et variable.

Supposons maintenant que l'artiste trouve votre œuvre appropriée à ses ressorts. Il vous promet de la chanter au premier jour. Dans ce dernier cas, quelle n'est pas votre ivresse! Vous rêvez immédiatement les plus beaux triomphes. Hélas! l'ennui et les désillusions ne tardent pas à fondre sur vous.

Qu'on me permette ici de placer un souvenir personnel, que je crois très général!

Une de mes premières chansons fut, dans un concert des Champs-Élysées, reçue avec transport par un artiste en présence d'un de mes amis. Quinze jours après (est-on naïf!) j'allai le voir. Il me demanda d'y changer deux mots. Je le fis sur-le-champ. Puis on la porta à la Censure, qui la renvoya, en nous invitant à supprimer un couplet. Je le coupai. Ainsi allégée, elle nous revint avec le visa. Je pensai que mon tour allait arriver. L'acteur cependant remettait sans cesse la première audition. Il me demandait trois semaines. Sur ce, j'allai en vacances. Quand je rentrai, il était engagé dans un autre établissement. "Ce sera, me disait-il, dans un mois." Et, comme je boudais : "Si vous saviez comme je suis chargé! mais n'ayez crainte, ça viendra." Son air sérieux me faisait espérer, et, malgré la fatigue que causent les courses, les stations sous la pluie et dans les loges, je me résignai pour en avoir le cœur net.

La seconde saison d'été passa sans rien de nouveau pour moi que de vagues excuses et de formelles promesses. Enfin, j'étais sur, le point de toucher au but, lorsqu'il s'en alla chanter trois mois dans le Midi. De retour dans la capitale, il me répéta les mêmes rengaines. Je commençais à en avoir assez, lorsque je fus mis en possession d'une chronique de concerts. "En lui promettant, pensai-je, un article sur lui, je le déciderai probablement." Je ne me trompais pas tout à fait; et il me jura, sur ce qui lui servait de conscience, que, malgré le nombre d'auteurs qu'il avait à contenter, il m'accorderait le premier tour, si j'insérais une réclame sur lui. Je lui fis répéter deux ou trois fois le même serment; après quoi, j'exécutai ma promesse. Mais quand sonna pour lui le quart d'heure de Rabelais, il n'eut à m'offrir qu'une... copie de la musique dont il s'était chargé et l'assurance qu'il la chanterait bientôt. Je suis à l'attendre.

Encore, dans le cas qui précède, c'est l'auteur qui avait sollicité le concours de l'artiste; mais que penser de ces artistes qui prient un auteur d'écrire une chanson, un monologue sur tel sujet dont ils rêvent et qu'ils lui indiquent, prêts à le créer tout de suite; puis, quand celui-ci leur a remis le morceau confectionné spécialement avec des mots, des effets particuliers à eux, le fourrent dans leur poche, en diffèrent l'exécution aux calendes grecques ou l'emportent même pour le créer, sous un autre titre, dans un autre établissement, et en récolter la gloire et les profits!

Tels ne sont point heureusement tous les artistes; mais il n'est guère d'auteurs, même parmi les plus favorisés, qui ne doivent dire : "Moi aussi j'ai passé par là."

Ce n'est donc pas seulement pour les pièces en trois actes qu'on est condamné à d'épouvantables odyssées, c'est pour cinq ou six couplets. Au milieu de l'encombrement actuel, si l'on ne veut pas se résoudre à visiter et à stimuler journellement les artistes, il faut modérer son impatience et différer ou même abandonner son espoir. Là, comme ailleurs, on doit être connu pour être joué et joué pour être connu. Quand et comment parvient-on à percer? - Souvent le jour où l'on y pense le moins.

Le plus triste encore n'est pas la lutte, car elle s'accompagne d'espérance; c'est la chute, ou, comme on la désigne en argot théâtral : le four.

Oui, il y a des fours au concert. C'est surprenant, j'en conviens, vu le flair extrême que possèdent ces artistes à choisir les morceaux les plus idiots, les rengaines les plus insensées.

Pourtant cela arrive, et rien de plus piteux, de plus désolant. Que le public accueille froidement une romance délicate, c'est triste; mais n'est-il vraiment pas horrible que son âme se ferme au souffle d'une gueule encanaillée, que sa rate reste rebelle devant les grimaces, les contorsions d'un pitre qui, comprenant qu'il n'est pas compris, accentue son jeu, détaille avec plus de force ses inepties surannées, agite ses jambes et ses bras, crie, hurle, saute, bondit, lève le nez en tirant la langue et cherche à se montrer, le plus qu'il peut, bête et grotesque? Hélas! que faire contre la fatalité? Il est des jours où les meilleures choses ne valent rien; et, après s'être bien fatigué, il n'a plus qu'à saluer son auditoire et à rentrer dans les coulisses en grognant, parmi des jurons : "Quel tas d'idiots!"

Terrible, même en ces endroits-là, l'épée de Damoclès suspendue sur la tête de l'auteur! Comme elle s'enfonce alors douloureusement dans sa poitrine! Encore, à la noble cause qui succombe, reste-t-il les satisfactions de la conscience. Mais à celle de l'intérêt personnel, uni à la stupidité, que revient-il? Des regrets et de la honte. Or, quand, après avoir navigué longtemps à la poursuite d'un succès si peu enviable, on est exposé, dès la moindre bourrasque, à faire naufrage dans le port, comment a-t-on la force de s'embarquer?

Cependant, malgré les contrariétés, les humiliations, les échecs qui attendent le débutant, il y a toujours affluence d'auteurs à porter leurs productions au minotaure.

Quel est donc le grand mobile de toutes les entreprises, le mirage qui fascine les imaginations et double les forces? C'est, je crois, le prestige du titre d'auteur. Ce titre apparaît, comme celui de journaliste d'ailleurs, sous les plus riantes couleurs, sous les ornements les plus pompeux. Il y a certainement pour l'esprit un plaisir immense, une volupté pure que d'entendre ses propres sentiments, ses intimes pensées, son propre langage, lancés par un artiste, incarnation agrandie de votre propre personne, devant une foule frémissante qui trépigne, pleure ou bat des mains. Sans aller si loin, c'est pour l'auteur un agréable chatouillement que de saisir au passage dans la rue un refrain fredonné par l'ouvrier ou moulu par l'orgue de Barbarie. Lamartine lui-même, qui pourtant fut assez gâté de ce côté-là, raconte dans le commentaire d'une de ces Harmonies, qu'il ne ressentit jamais plus douce jouissance qu'en entendant, sur un rivage isolé de l'Italie, un de ses refrains murmuré, par un pêcheur.

En dehors de ces félicités artistiques, on s'imagine, à Paris même, que les auteurs n'ont qu'à se baisser pour cueillir des roses, que public, artistes et directeurs s'évertuent à leur tisser des jours de soie et d'or. Légende toujours accréditée que celle des auteurs passant leurs nuits en folles orgies. "Ce n'est pas le bonheur qu'on nous envie, a dit un écrivain, mais bien l'apparence du bonheur." Cette pensée s'applique parfaitement à notre sujet. Je voudrais donc, sinon détruire (je n'en aurais pas le courage), mais bien tailler considérablement cette intéressante légende.

D'abord, peu de ces auteurs sont indépendants comme hommes. Attachés à des ministères ou à d'autres administrations publiques ou privées, leur métier les force, pour la plupart, à demeurer bourgeois, sages, discrets, à ne montrer qu'aux intimes leurs élucubrations et, si elles sont trop satiriques ou légères, à s'abriter derrière des pseudonymes contre les rigueurs de leurs supérieurs. Puis les relations entre eux et les artistes sont moins fréquentes qu'on ne le pense, comme, du reste, au théâtre.

Un de nos poètes les plus connus me disait dernièrement que, sur deux actrices de la Comédie-Française, qui avaient récité différents morceaux de lui, il n'avait causé qu'avec une, une seule fois. Quant aux chansonniers, j'en ai surpris beaucoup ignorant l'adresse de leurs interprètes, leurs couplets ayant été présentés par le compositeur, qui, comme nous le verrons, a plus de rapports avec eux.

Quant à être constamment fourré dans les coulisses, les loges ou les fauteuils, nouvelle erreur. Je citerais plusieurs auteurs qui n'y mettent pas les pieds une fois par mois. Pour mon compte, j'avoue n'avoir jamais entendu à l' Alcazar une chanson qui a, par intermittences, figuré au programme pendant trois saisons. Si quelques droits d'auteur n'étaient venus de temps en temps me rappeler que j'étais le père de cet aimable morceau, je l'aurais certainement oublié.

Sur ce point, et pour ouvrir une parenthèse, la cause en est le peu de générosité de MM. les directeurs. Non seulement ils ne donnent pas d'eux-mêmes des places aux auteurs, mais encore ils se font tirer l'oreille pour leur en octroyer une mauvaise. Une réforme à apporter, ce serait de mettre à leur disposition une vingtaine de places sur la présentation d'une carte délivrée par la Société. Ce serait, il me semble, la moindre des faveurs conciliables avec leur dignité.

Tout n'est donc pas rose dans l'état de chansonnier. Mais, puisqu'on croira toujours le contraire, il y aura toujours des âmes généreuses et crédules qui poursuivront cette chimère. Or, comme je ne demande qu'à être utile à de plus jeunes confrères, qu'ils veuillent bien me permettre de leur donner quelques conseils!

Ce n'est pas en allant, le soir, sans être connu de ces hommes et de ces femmes, leur offrir avec politesse, d'un air guindé et la bouche en cœur, une romance, un monologue, ou autre chose, que vous réussirez. Celui-ci vous recevra en ronchonnant; celle-là, d'un air à peu près aimable; mais, dès votre sortie, tous deux s'écrieront : "Quel raseur!" Et l'un d'eux, au moins, ajoutera, en jetant votre manuscrit derrière ses hardes : "Voilà ce que j'en fais de ses chansons, à celui-là. S'il croit que je n'en ai pas assez?"

De fait, il n'aura pas menti. Depuis les plus hauts jusqu'aux plus bas, depuis les plus populaires jusqu'aux plus inconnus, il n'y a jamais de trêve pour ces personnages, j'allais dire pour ces potentats. Leurs poches font l'office de sacs à papiers. Les novices sont si nombreux et si féconds! Aussi, presque toujours, l'artiste auquel vous aurez adressé votre supplique ensevelira-t-il votre chef-d'œuvre dans ses habits; rarement il le lira; en tous cas, il trouvera un prétexte pour vous le refuser.

Le meilleur moyen pour pénétrer dans le camp et y réussir est de se faire présenter aux acteurs, d'aller les trouver au café et de leur offrir l'absinthe. C'est entre deux parties d'écarté ou de jacquet qu'on leur soumet des idées et qu'on les arrange. Bien entendu, que vous les dominiez de cent coudées par le talent et l'instruction, gardez-vous d'en rien faire paraître. Tâchez seulement de vous faufiler dans la bande; le succès dépend de là. Ne faites ni les fiers, ni les malins; mais inclinez-vous devant chacun de leurs désirs. Toute concession est obligatoire de votre part. Épanchez-vous même; soyez sans façon, délurés. Tapez-leur gaillardement sur le ventre : appelez-les mon vieux frère, ma vieille branche, et d'autres noms plus tendres encore. Ça commencera à marcher. Pour faire les choses en grand, accompagnez-les de temps en temps chez le marchand de vin, dans les brasseries, ou proposez-leur une partie de plaisir à la campagne. Seulement malgré tout l'or qu'ils ont ramassé dans leurs tournées, malgré leurs mirifiques engagements, ils côtoient souvent la dèche. N'oubliez donc pas de régler leurs consommations, de leur avancer de l'argent, et même de leur procurer des femmes; en un mot, soyez aussi cabotins qu'eux.

Alors, grâce à cette entente, à cette sympathie, à cette fusion de pensées et de mœurs, à cet échange de bons procédés, il vous sera permis d'espérer une collaboration assidue et fructueuse.

Quiconque, doué d'un véritable talent, n'aura pas dépouillé tout amour de l'art, hésitera longtemps avant d'accepter de si épouvantables conditions.

Combien en ai-je lu d'œuvres admirablement troussées, très gauloises, très comiques, appelées certainement à un beau succès, que leurs auteurs gardent dans leurs cartons, effrayés par les démarches à faire, par le commerce à engager avec des gens qui débitent tant d'idioties! Ça les rebute, et ils se tiennent cois; tandis que d'autres, doués de cet aplomb que donnent l'ignorance et la vulgarité, passent partout, s'imposent à tous, même aux pitres les plus arrogants.

Cette obligation de fréquenter les artistes subsiste envers les dames. Quelques-unes sont très pointilleuses sur l'étiquette et veulent faire ample connaissance de l'auteur qui leur a confié le moindre morceau à créer. Il n'y aurait certes pas lieu de se plaindre si c'était toujours les plus jolies qui vous invitassent. Mais parfois on n'a guère de chance; ce qui fait que maints troubadours manquent de galanterie et se privent par là-même de succès. J'en connais un que le régisseur d'un concert, son compatriote, avait présenté à une actrice de la troupe, chanteuse passable, mais femme assez ordinaire. Il lui fit lire les paroles d'une polka très réussie qu'elle reçut avec enthousiasme, en promettant de la chanter sans retard. Après l'avoir apprise et récitée, un soir, dans sa loge, après avoir vu chez elle le compositeur qui lui avait indiqué les nuances et donné des conseils, elle fixa le jour de la répétition. Mon camarade, s'y étant rendu ne la rencontra pas. Il revint le lendemain; absente encore. Assez mécontent, trop occupé pour pousser l'affaire, et pensant d'ailleurs que sa présence n'était pas indispensable à sa réalisation, il attendit des nouvelles. Mais, comme sœur Anne, il ne vit rien venir. Quelque temps après, un de ses amis, rencontrant l'actrice : "Pourquoi n'avez vous pas chanté la polka de X. Ne vous plaisait-elle pas? - Énormément; mais il n'a pas été gentil. - Pas possible! - Il n'est jamais venu me voir chez moi. - Si vous saviez comme il est tenu à son bureau! son chef ne lui aura pas accordé la permission de sortir. - Ah ! mon cher, nous, femmes, nous n'admettons pas cela."

Elle le quitta, vexée, comme outragée de ce que l'auteur eût, en elle, dédaigné la femme.

J'en sais une autre (pardonnez, lecteurs, cette citation; mais rien ne fait saisir la vérité comme les anecdotes), j'en sais un, dis-je, qui, l'an dernier, dans un de nos grands concerts, avait vu répéter et mettre au programme du lendemain une de ses romances.

Le soir, l'actrice qu'il était allé voir lui proposa de l'accompagner au café. Ils y descendent. A peine installés, elle entonne une complainte sentimentale sur le malheur de certaines femmes et le sien en particulier. "Comme j'aurais besoin, gémissait-elle en se penchant avec langueur, d'un jeune auteur qui me comprit, qui m'aidât, me protégeât!" Pour plus d'une raison : peu de fraîcheur et un nombre considérable d'amants, le jeune homme faisait semblant de prendre pour un autre de semblables avances. S'imaginant sans doute qu'il ne comprenait point, elle insista fortement et mit, comme on dit, les points sur les i. "Oh! mon cher monsieur, s'écria-t-elle, il faut absolument que vous me lanciez l'hiver prochain."

Et, sans attendre davantage, elle s'enquit à deux reprises de ce qu'il avait à faire dans la soirée.

Devant une telle mise en demeure, l'autre, à tous risques et périls, interrompant sur un prétexte quelconque ces embarrassantes propositions, laissa là la femme; et la chanson ne vit pas le jour de longtemps.

On peut certainement faire exécuter tel ou tel morceau sans fréquenter beaucoup les artistes, si l'on a parmi eux un ami particulier, ou si l'on en rencontre un d'exceptionnel. Mais, vu le nombre de chansons nécessaire pour se faire des rentes, les rapports avec ces messieurs ou ces dames doivent être incessants. De là l'obligation pour les auteurs à des siestes perpétuelles au café, à des rendez-vous, à des visites presque quotidiennes à domicile ou dans les coulisses, à des instances, à des brigues, à des démarches, à des recommandations sans cesse renouvelées; en un mot, à une diplomatie digne d'une meilleure cause. Aussi en suis-je à me demander si, véritablement, une fois la balance faite du temps employé, des sommes dépensées en libations, en menus cadeaux, etc., le feu en vaut la chandelle.

"Je gagne au concert de quoi me payer des bocks et abreuver mes femmes," m'a dit plusieurs fois, à ce propos, un chansonnier à succès. Pareille rétribution ne me semble pas considérablement attrayante.

Plus décourageant encore était ce compositeur qui, un jour, laissait, entre amis, tomber cette confidence : "Depuis que j'ai abandonné les beuglants, où cependant je touchais de bonnes recettes, mes finances n'ont fait que monter." Ce qui tendrait à prouver qu'à moins d'occuper avec ses œuvres une grande partie du programme, vu le genre de vie qui accompagne d'ordinaire ces travaux, on ne s'y enrichit guère.

On ne peut donc s'y livrer que si l'on a une autre corde à son arc. Ce qui explique comment tant d'auteurs applaudis au concert restent encore à gémir dans un ministère ou dans une banque.

Mais combien peu de jeunes gens fréquentent la bohème sans y verser, sans sortir de leur voie et errer bientôt, privés de tout, même de considération! Tel qui promettait énormément comme conférencier et polémiste s'est laissé prendre dans l'engrenage, a quitté une position lucrative et honorable pour se coller avec sa chanteuse et travailler, à l'encontre souvent de ses mœurs et de ses habitudes de jeunesse. Vous le rencontrerez sous une mise sordide, trinquant devant un comptoir de marchand de vins, avec un tas de cabotins besogneux.

Si à l'œuvre on connaît l'artisan, d'après l'artisan on peut aussi préjuger l'œuvre. On devine aisément comme une pareille vie prédispose le cerveau à une saine verve, à une gauloiserie aimable.

Écrivains et chansonniers ne doivent nullement vivre en cénobites. Mais les plaisirs les plus intenses ont leur raffinement, et la bohème elle-même, ses limites. Or, les fournisseurs habituels des établissements dont nous parlons, non contents de mener une vie de bâtons de chaise, ce qui, en somme, ne regarde qu'eux, ont le front vis-à-vis du public de se traiter de blagueurs, de fumistes, de... Soyons discret.

Ils se rendent justice, c'est vrai; mais cet aveu diminue-t-il leurs torts? Non, puisqu'il témoigne de la conscience qu'ils en ont. Et peut-on beaucoup rire en songeant que tant de gens se moquent de ceux qui vont les écouter?

Comment travaillent-ils?

La question en elle-même importe peu ou point. Mais, à notre siècle de curiosité, on doit quelques détails de plus. Dans quelles circonstances faut-il donc se trouver, quels rites précis faut-il accomplir pour attirer sur soi les inspirations de cette sorte? Est-ce dans la solitude ou dans un cercle d'ahuris, à table, au lit ou à cheval qu'on parvient à concevoir, à gester et à mettre au monde de pareilles élucubrations?

A beaucoup de ces créateurs l'inspiration vient dans un bureau, au milieu de cartons et de dossiers. Là, entre plusieurs travaux de rédaction ou de copie, ils laissent envoler leur muse vers de folâtres horizons. Dans la juste crainte de la visite du sous-chef, ils écrivent au galop ce qu'elle a glané de pensées et de rimes, et, au bout de la journée, sont parvenus à aligner quelques bribes qui ressemblent tant bien que mal à des couplets. S'ils travaillent seuls, ils les retouchent et les présentent à leurs interprètes habituels. Dans le cas contraire, ils s'empressent de les montrer à leur collaborateur.

La collaboration étant le régime ordinaire de ce monde-là, arrêtons-nous-y comme il convient.

On compte plusieurs espèces de collaborations.

Il y a d'abord la collaboration volontaire, amicale.

Deux ou trois jeunes gens, réunis un jour par les hasards de la vie et ayant, sinon le même caractère, du moins les mêmes goûts, décident de mettre en commun leurs idées, leurs facultés, de composer ensemble chansons et saynètes, de s'aider réciproquement, de profiter de leurs relations respectives et de partager entre eux les recettes.

Rien, comme on le voit, de plus noble, de plus touchant que cette alliance fondée en vue de l'art, et basée sur l'estime réciproque du talent et de la valeur morale des membres.

Ils forment donc, pour ainsi dire, une entreprise, un bureau de commerce auquel ils donnent une raison sociale. Souvent même une œuvre que l'un aura produite et lancée entièrement sera signée par les deux, par les trois, tant l'auteur veut se soustraire à une gloire trop personnelle.

Alors, selon leur ardeur, nos compères assermentés, le compositeur y compris, se réunissent une ou deux fois par jour, soit au café, soit, pour être plus à l'aise, chez l'un d'eux.

Un soir, tout en humant de la bière ou des liqueurs, celui-ci, le cigare au bec, plaque des accords, dévide un air de danse, un rondeau, ébauche un refrain bruyant, tandis que ceux-là, criant, gesticulant et se cognant pour s'amuser, cousent tant bien que mal sur le rythme fourni les lambeaux d'une poésie quelconque.

Un autre soir, c'est le barde qui, plus ou moins gai, plus ou moins brûlant, déclame le premier ses vers. Envahi aussitôt par le dieu, le musicien sur son tabouret, ainsi que la sibylle sur son trépied, sent ses mains s'agiter convulsivement, le clavier frémit en d'impétueuses saccades et vomit une terrible cacophonie.

La chanson éclot. Les parents se congratulent mutuellement et arrosent le nouveau-né d'un verre de punch.

"Nous fîmes à nous deux le quart d'un vaudeville," disait un des héros d'Alfred de Musset. Ce serait beaucoup pour tel ou tel de ces trouvères... qui ne trouvent rien. Lorsque, sur dix de leurs chansons, on n'en compte pas plus de neuf dont ils n'aient pas copié ou parodié le sujet, ils les puisent dans un catalogue qui, s'il n'existe pas matériellement, pourrait débuter ainsi :

Amis, chantons toujours.
Le vin et les amours.

Célébrons tous pleins de gaieté,
Le plaisir et la liberté.

Au regard de tes yeux,
Je me sens tout joyeux.

C'est la saison des roses.
Ah! laisse-moi poser
Sur tes lèvres mi closes,
Mignonne, un doux baiser.

Encore ces vers sont-ils écrits en français. Quant à ceux dont l'auvergnat et l'argot parisien font les principaux frais, nos lecteurs verront plus loin, par quelques échantillons, si ces auteurs innovent beaucoup.

Eh bien! même avec ces matériaux, ces documents, ils se mettent parfois trois ou quatre pour couver un œuf pondu par un autre. En vérité, s'accoupler pour aligner sept ou huit strophes, ce qui revient pour chacun, à écrire une vingtaine de vers, et quels vers! cela dépasse les bornes.

Grâce à ce système de collaboration, uni à un mépris inimaginable de la raison et de la syntaxe, ces auteurs arrivent à se confectionner en peu de temps un répertoire prodigieusement gros. Écoutez ce que me disait naguère un de nos rimeurs les plus chantés. "Dans ces huit derniers jours, j'ai écrit avec Isidore douze chansons."

Douze chansons en une semaine! Ce n'est ni ce pauvre Béranger, ni cet imbécile de Pierre Dupont qui en eût produit autant.

En fait d'idées, M. de Girardin lui-même est dépassé de beaucoup. Il n'avait, lui, qu'une idée, par jour. Peuh! ceux-là en ont dix, vingt, trente, et ils les écrivent, même avec des rimes!

Mais qu'une pareille fécondité ne nous étonne pas trop! Serait-elle concentrée dans un seul individu, tous mes lecteurs la trouveront naturelle quand ils auront vu que, pour la forme surtout, ces séries de lignes ne constituent ni des chansons ni des œuvres littéraires quelconques.

En attendant, voici une recette, destinée à ceux qui veulent se mettre de la partie, pour fabriquer rapidement des chansons de ce bord.

Vous prenez une phrase, la première venue, par exemple :

Ça tombe mal;
Je ne peux pas regarder ça ;
Voyons, faut pas te fâcher;
Cré dieu! quel tas d' cornichons!

ou même un simple mot :

Nettoyez;
Jamais;
Miséricorde!

Cela fait, vous alignez sept ou huit fois, en laissant des blancs, la phrase ou le mot qui doit servir de refrain.

Puis, vous écrivez, en les adaptant à celui-ci, cinq ou sept autres vers, sur les personnages suivants :

Le concierge,
Le propriétaire,
La belle-mère,
La femme (ou le mari),
Le facteur,
Le créancier,
L'homme en goguette,
Le mioche,
Le patron, etc.

Si tel vers est trop court, vous y enfoncez une grosse cheville; s'il est trop long, vous tapez sur les malheureuses syllabes, vous en coupez deux, quatre, six.

Quant à la rime, vous allez, s'il le faut, la chercher à Pékin.

Ce chef-d'œuvre une fois pondu, vous tournez la manivelle, et recommencez, avec des variantes imperceptibles, sur autant de refrains que vous voulez, l'histoire

Du concierge,
Du propriétaire,
De la belle-mère,
De la femme (ou du mari),
Du facteur,
Du créancier,
De l'homme en goguette,
Du mioche,
Du patron,
etc.

Pour en revenir aux collaborations, il en existe une d'un autre genre.

C'est rarement une collaboration au vrai sens du mot, ceux qui signent l'œuvre avec l'auteur principal étant là plutôt comme protecteurs que comme co-auteurs. Mais à cela ils gagnent de la galette. C'est pour eux l'essentiel. Que leur importe l'ignominie du procédé?

Cette collaboration (laissons-lui son nom) s'exerce par toutes les personnes qui, plus ou moins allégées de conscience et jouissant dans un concert, à un titre quelconque, d'une certaine puissance, cherchent à en profiter au détriment de ceux qui ont le légitime désir de s'y frayer une voie.

Je les partagerai en trois catégories :

Les auteurs;
Les artistes, dont nous avons dit un mot et sur lesquels nous reviendrons;
Les secrétaires ou régisseurs.

De toutes ces fausses collaborations, la moins fausse est la collaboration d'auteur.

Chacun sait ce qui se passe au théâtre. Que, par la plus grande des chances, un jeune de vingt-cinq ou de soixante ans soit parvenu à faire lire une pièce, et que, par la plus étrange des anomalies, on l'ait déclarée passable, au lieu de la monter loyalement et sans autres conditions que celles qui sont faites aux auteurs arrivés, on lui demandera d'aller chez l'illustre dramaturge M. X..., le prier de la retoucher et surtout de la signer. Il paraît que le public raffole des vieux noms. On ne le dirait pas, surtout depuis un certain temps, que les succès vont aux jeunes; mais qu'importe? Les directeurs ressemblent à la fameuse sentinelle qui continue à garder le banc dont la peinture est sèche depuis un siècle.

Aux susdites propositions, certains auteurs répondent par un refus. Qui les blâmerait? Mais, d'ordinaire, ils consentent. Alors il se passe un trafic épouvantable de billets, d'engagements, constatant que l'un cède à l'autre tant de parts de recette, enfin un tas de combinaisons que je ne détaillerai pas, mais dont on peut dire sans témérité : "Ça sent mauvais."

Cependant, la perversité humaine une fois admise dans l'exploitation du prochain, on conçoit que, pour un profit considérable, les directeurs de théâtre, ces vrais monarques, machinent de semblables iniquités. Mais, dans les cafés-concerts, qui représentent autant de républiques libérales présidées par un directeur très peu actif, et où surtout les avantages pécuniaires sont très restreints, il faut vraiment avoir le diable au corps pour tremper dans ces eaux-là.

Seulement, la chose prend ici un caractère plus pittoresque et vaut la peine d'être contée.

Dès qu'un auteur a réussi avec tel ou tel artiste, il devient peu à peu son fournisseur.

Pressé d'ajouter succès à succès, joyeux d'avoir découvert un filon, il rêve d'exploiter toute la mine à lui seul. Connaissant les goûts, les capacités, les tics de son interprète, il travaille pour lui spécialement. Avec quel jalousie il épie ses entrées et garde les portes! Pensez donc : si un autre talent pénétrait près de son artiste, et le captivait? Il veille sur lui comme un tuteur. Est-ce une femme, il en fait sa maîtresse; est-ce un homme, son compagnon intime et de tous les instants.

De même l'acteur ne voit, ne pense, ne juge que par son auteur. Dès qu'un étranger lui propose un morceau, avant même de le regarder : "Ah! dit-il, Chose m'en a fait un dans ce genre;" ou bien : "J'en ai commandé un à Machin, vous savez celui qui a tant de talent, hein!" Souvent, s'il lit votre œuvre et qu'elle lui plaise, il vous la rendra avec un refus, mais après l'avoir bien regardée. Et sans retard, elle lui fournira le lièvre qu'un confrère et lui accommoderont en civet.

Au début de cette union, quand l'acteur ou l'actrice n'est pas encore trop encroûté dans son auteur de prédilection et qu'il lui demande son avis sur l'œuvre d'un autre, il faut voir avec quel mépris ce dernier la parcourt et, le lui rendant entre le pouce et l'index, murmure sentencieusement : "Quelle jolie veste on peut remporter avec ça!"

Cependant certains favoris, ennemis d'une telle intransigeance et cherchant à tirer parti de leur position de fournisseurs, se travestissent en patrons.

Au fur et à mesure que l'acteur ou l'actrice reçoit les morceaux et examine, ils mettent la main dessus et en prennent connaissance. S'ils y trouvent du bon, dès que l'auteur revient pour connaître la réponse, l'artiste l'engage à passer chez M. Z., à telle adresse. Là, le noble protecteur use, selon la tête du débutant, de rudesse, de froideur ou d'amabilité. D'un ton patelin ou sec :

"J'ai lu, monsieur, lui dit-il, votre Sourire du printemps, votre V' la, que ça n' veut pas passer. L'idée, sans être fort originale, est assez drôlement troussée; mais, permettez-moi de vous le dire, mon cher monsieur, vous ne connaissez pas du tout le café-concert. - Oh! j'ai pourtant- - Non, non. Vous n'avez pas saisi du tout. - Cela se peut. - Vous comprenez sans doute que je ne veux point vous fâcher. Rien d'étonnant à ce que vous ignoriez ce monde-là. De plus vieux que vous n'en savent pas le premier mot. - Je ne demande qu'à m'instruire. - Eh bien! si vous désirez quelques conseils ... - Comment donc? Je suis venu exprès. - Voici mon avis. Jamais votre œuvre ne se chantera telle que vous l'avez écrite; il faut la modifier. - Je vais m'y mettre sans attendre. - Mais de quelle façon, puisque vous n'êtes pas au courant? - C'est vrai, que faire? - Obtenir l'aide d'un parolier (sic) expérimenté et connu qui découdra votre poème et le rebâtira dans la forme actuelle. - Je lui en serais bien obligé; mais je n'oserai jamais demander... - C'est en effet un peu délicat; mais peut-être le gagneriez-vous en lui proposant une certaine partie des droits d'auteur. - Si ce n'est que ça? - Il est assez juste que, puisqu'il vous pousse, vous favorise... - Je ne refuse nullement... Pourriez-vous m'indiquer? - Parfaitement; mais je ne sais trop si vous le trouverez. Je voudrais vous éviter cette peine. - Trop aimable. - Nous pourrions peut-être... Tenez, c'est très simple."

Heureux de happer cette proie, en négociant accompli, le parvenu fait signer au débutant une déclaration mentionnant qu'ils sont tous deux auteurs de la chanson. Cela fait : "Maintenant, lui dit-il, je m'en occuperai, je la rafistolerai; elle passera avant peu."

Ou bien, s'il voit son visiteur trop en dèche, il lui parlera de certains éditeurs qui achètent et paient tout de suite les morceaux. Le novice, qui parfois n'a pas plus de quinze sous sur lui, se laisse fasciner : "Lequel? s'écrie-t-il. - Je ne puis vous recommander à eux; mais je fais quelquefois cela pour les personnes que je connais. - Vous, monsieur! Ah! si vous daigniez! - Je ne demande pas mieux que de traiter à l'amiable. Voyons; que voulez-vous de votre œuvre? - Est-ce que quarante francs... - Quarante francs! Y pensez-vous? Tant d'éditeurs les prennent pour rien! Vous disiez tout à l'heure... - Écoutez; je veux être généreux. Convenons de dix francs. - Oh! - C'est à prendre ou à laisser. Vous ne trouverez pas, je le jure, pareille occasion."

Dix francs pour un panné, c'est une fortune.

Le malheureux baisse la tête et murmure un oui à la fois contrit et satisfait. Son protecteur lui tape dans la main en lui demandant d'un air narquois s'il a de la monnaie de cent francs.

"Non, pas sur moi. - Eh bien! pour ne pas attendre, prenez ces cent sous aujourd'hui; les cent autres, à la première rencontre!"

Le jeune homme abdique sa paternité en faveur de l'homme important, qui l'endosse avec tous ses droits. Les cent sous qu'il touche sont tout son gain; la somme qui lui reste due, il la reverra... au ciel.

Maintenant, qu'il y ait collaboration ou achat, que le lecteur juge les recettes qu'effectuent ces industriels pendant le temps où sont exécutées toutes ces chansons!

Quant aux collaborations des artistes, des secrétaires ou des régisseurs, nous les étudierons chacune en son lieu.

FIN DU CHAPITRE QUATRE

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