Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts
Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames
Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements
Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs
Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres
Chapitre six
La chanson - Les chansons
Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes
Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs
Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs
|
André Chadourne - Les Cafés-Concerts
E. Dentu, éditeur - Paris, 1889
(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)
Chapitre Six
La chanson. - Les chansons.
Que de fois n'a-t-on
pas fait l'éloge de la chanson, cette modeste fille de l'ode, qui, à
défaut de mouvements exaltés, d'écarts impétueux, de pompe superbe et
parfois prétentieuse, a pour elle la bonhomie, le piquant, la prestesse,
la légèreté! Les couplets, ordonnés et alertes comme de jeunes soldats,
semblent partir pour la lutte ou la parade ; et ses refrains, placés de
distance en distance, ont l'air de ces brillants officiers, qui, coupant
les pelotons, répètent le même commandement. Mais peut-être sa qualité
principale est-elle encore la variété. Soit que, se couronnant de roses,
elle chante l'amour, le rire ou des Grâces plus ou moins pudiques, soit
que, secouant le thyrse, elle nous convie à noyer dans le fond d'un
verre nos ennuis de la journée ; soit qu'elle redise les hauts faits de
nos aïeux ou de nos frères à travers le monde, ou qu'elle lance à gorge
déployée ses rires malicieux contre les gouvernants et les maîtres ;
enfin, soit que, simplement assise à l'ombre d'un chêne, elle module des
airs naïfs pour une bergère et ses troupeaux, elle se montre toujours la
vraie, la gaie, la divine chanson.
Et s'il est un pays où elle
semble avoir eu son berceau naturel ; un peuple dont elle rende, comme
dans un reflet fidèle et avec de merveilleux échos, le caractère et les
aspirations, c'est bien assurément la France, le Français.
Considérez, à n'importe quelle époque, notre histoire nationale, vous y
trouverez la chanson. D'abord, les légendes romanesques, les hymnes
guerriers des croisades, les noëls religieux, les virelais des
trouvères, les rondes enfantines ; puis, les romances d'amour du
seizième siècle, les madrigaux galants de François Ier et de Henri IV,
les pamphlets de la Fronde, les joyeusetés bachiques de Chaulieu et de
la Fare, et, après notre sublime Marseillaise, pendant les horreurs
mêmes de la Révolution, les cris superbes d'héroïsme ou de sauvagerie ;
enfin, et entre tous, les stances si fines, si érotiques, si mordantes
de Béranger, les mâles couplets de
Pierre Dupont,
les inimitables poésies de
Gustave Nadaud,
reliant, lui, la chaîne des morts et des vivants.
Cette phrase :
"Tout en France finit par des chansons" est donc, à juste titre, passée
en proverbe.
Eh bien! cette forme particulière de notre esprit
gaulois ne nous a pas abandonnés, à en juger par les innombrables œuvres
lyriques écloses soit dans ce siècle, soit même dans ces vingt-cinq
dernières années. Seulement, la chanson a changé de théâtre. Jadis, elle
naissait aux camps, à la cour, sur les barricades ou à l'ombre du caveau
et, dernièrement encore, dans les tavernes, les
goguettes. Maintenant,
elle jaillit du concert. Là, elle a, pour seconder son vol, une scène
brillante, des flots de lumière, des décors somptueux, un orchestre et
des interprètes exercés. Tous avantages dont les auteurs devraient
profiter pour rendre leur œuvre digne de son origine et de son but.
Mais, hélas! et en cela quelle différence, au théâtre même, entre nous
et les anciens! Ils récitaient, eux, les chefs-d'œuvre des Pindare, des
Eschyle, des Sophocle dans la poussière des cirques, sur de simples
tréteaux, sous de rustiques ombrages ; et nous, dans des salles pourvues
de tous les agréments et splendeurs, nous n'exécutons que des œuvres
communes, frisant l'ineptie, pour ne pas dire la turpitude!
Qui
essaierait de le contester? le répertoire actuel des cafés-concerts ne
s'alimente généralement que de platitude et de honte. Presque partout
des pensées vulgaires, des aventures idiotes, des histoires d'amour
bêtes, des scènes d'ivrognes ou de gâteux, des situations grossières,
des rengaines ramassées chez les concierges, des charges de belles-mères
ou de créanciers, des crudités de maisons publiques ou des sous-entendus
plus vils encore, parfois même des refrains contre la religion ou,
comble d'ignominie! des hymnes, à la Liberté chantés par des artistes en
goguette.
Si encore, sur un fond aussi mauvais, s'adaptait une
forme convenable qui voilât, qui atténuât ces défauts en leur donnant un
tour gracieux, attrayant ; si, comme la plupart des chansonniers qui ont
précédé et qui arrangeaient sous des termes à la fois piquants et
délicats des idées souvent prosaïques et burlesques, les auteurs
d'aujourd'hui, suivant le dicton populaire, savaient faire passer le
poisson avec la sauce, la morale y perdrait encore ; mais peut-être
l'art y trouverait-il son compte d'un côté.
Au lieu de cela,
quelle langue! Des termes de carrefour, des calembours suant l'effort,
des jargons de paysans, des jurons de charretiers, des termes saugrenus
d'argot, insérés de force et hurlant avec des rimes martyrisées : tous
les vices enfin qui, tant est que ce soit possible, déparent encore la
sottise.
La majorité des lecteurs étant convaincus de ce que
j'avance, il serait inutile d'en donner des échantillons. Mais à Sparte,
pour dégoûter plus efficacement les citoyens de l'ivrognerie, les
magistrats faisaient promener à travers les rues un esclave en état
d'ébriété. Pourquoi donc négligerions-nous d'aller passer une ou deux
heures au café-concert dans le but de nous instruire? La femme la plus
honnête doit être d'autant moins fâchée de sonder les mystères de ces
dessous parisiens qu'elle n'y verra pas le tableau tout à fait exact de
ces soirées. Les horreurs, les stupidités qui y foisonnent ont été
gazées au point de les rendre supportables. On dirait, non une
représentation actuelle, mais une représentation d'il y a cinq ou six
ans, alors qu'il existait une Censure qui-. censurait. Mais, par un
petit travail de tête, par une sorte de multiplication morale, les
personnes qui ne vont jamais dans ces endroits se rendront facilement
compte de ce qu'ils sont, de ce qu'ils valent.
En tout cas, les
lectrices qui acceptent n'ont nullement besoin de se déranger. De leur
fauteuil, elles jouiront du spectacle.
Nous voici à la porte.
Déjà résonnent à nos oreilles ces suaves accents :
Je suis la sœur
De
l'emballeur
Bien connu dans l'quartier
De la rue
d' l'Échiquier.
Profitons du bruit, des bravos qui
soulignent le départ de la chanteuse pour nous installer le plus
commodément possible. Négligeons les crieurs, les vendeurs de toute
sorte qui nous cornent aux oreilles, et ouvrons les yeux.
Voyez
d'abord quelles prévenances on a pour le public, quels égards pour ces
cabotins.
Des deux côtés de la scène un écriteau annonce le titre
du prochain morceau et le nom de l'interprète. Une fois l'œuvre
entendue, on glissera un autre indicateur, et ainsi de suite jusqu'à la
fin du spectacle.
Simple observation à propos des noms : ces
artistes, les femmes surtout, exhibent rarement leur nom de famille,
mais bien des vocables de saints, français ou romains, tels que :
Fernand, Aimée, Virginie, Claudia, etc...
Comme nous pourrons
nous en convaincre bientôt, tous les ridicules, toutes les fantaisies,
toutes les passions possèdent ici un... organe spécial. Mais, si l'on
n'a guère tenté de les analyser, la raison en est que des compositions
aussi excentriques échappent aux études, aux commentaires, aux
annotations.
Cependant, essayons de les grouper en sept ou huit
genres, tant du côté des hommes que du côté des dames, après avoir
observé que, selon ce qui se passe dans les théâtres de chant, ces
genres portent le nom des artistes qui les ont mis en relief. De même
qu'on dit les Dugazon, les Falcon, les Nourrit, les Duprez, les Faure,
on dit les Bonnaire, les
Amiati,
les Paulus, les Debailleul. Chacun d'eux a son répertoire spécial ; et,
quand un débutant se présente à un directeur pour donner audition, on
lui demande tout de suite sous la bannière duquel de ces chefs il s'est
rangé.
Qu'on reproche, après, leur orgueil à nos lanceurs de
gaudrioles!
Seulement, bien que le succès les ait élevés au rang
de types, sinon de modèles, il serait malaisé d'attribuer à aucun d'eux
un mérite, une prédominance particulière. Dans un tel monde, l'opinion
d'un homme de goût est en raison inverse du succès du sujet.
Mais, trêve de réflexions! Voici le diseur de chansons sentimentales qui
apparaît.
Sans être doué d'une candeur extraordinaire, on voit
tout de suite que nous sommes loin de la romance de nos pères, de celle
dont on a bercé notre poétique enfance.
Certes, elle est demeurée
longtemps en vogue, celle-là. Que de cœurs elle a fait battre, que de
pleurs elle a fait couler! que de mains elle a réunies! Mais, hélas!
après un règne florissant, tout de tendresse, de charmes et d'illusions;
après avoir été la consolatrice des reines et des risettes, des commis
et des étudiants, elle a eu le sort commun de toutes choses : elle est
tombée en décadence, pour n'être bientôt plus qu'un souvenir presque
ridicule. Par moments, elle renaît sous le luth de quelque barde rêveur
; et je me rappellerai longtemps le chanteur Doria soupirant, aux
ébahissements de la foule, ces strophes d'amour :
Visage rose,
Bouche mi close,
De grands yeux bleus,
De blonds
cheveux :
La taille fine
De ma divine
Tiendrait, je crois,
Dans mes dix doigts.
Mais, en regardant de près ces œuvres, on remarque que la romance s'est
ravalée. Plus de pages, d'écuyers et de capitaines, des amours d'épicier
sans grandeur, ni prestige. On dirait que les librettistes se sont
inspirés de
Paul de Kock, si
amusant, mais si vulgaire. Prenez, par exemple, les aubades, les aveux
d'amour dits avec tant de talent par Debailleul, et répondez-moi si ce
n'est pas le même commis de magasin amoureux de sa modiste ou de sa
bouquetière.
Ninon, c'est
aujourd'hui ta fête;
Je n'ai, pour te la souhaiter,
Pu faire, hélas! aucune emplette;
Mais il faudra t'en
contenter.
Heureusement, elle a bon cœur, cette
Ninon. Elle se contenterait de rien.
Le critique ne devant avoir
d'autre règle que l'impartialité, je confesse que le refrain suivant est
délicieux, même sans musique :
Voilà pourquoi,
chère Ninette,
Ton amoureux vient, ce matin,
Avec
un bouquet dans la main,
T'offrir un baiser pour ta
fête.
C'est là une de ces parcelles d'or
qu'on est heureux d'avoir à recueillir dans ce fumier et à enchâsser
précieusement. Par malheur, elles se font rares dans le terrain que nous
traversons. Est-ce parce que le Printemps, les Blés d'or, l'Aurore
vermeille ont été rabâchés par un tas d'agents de police déguisés en
chanteurs de cours qui nous réveillent dès l'aube et nous poursuivent
toute la journée? Cette réclame pourrait y avoir largement contribué.
Charmantes pourtant étaient ces œuvres.
Il est à croire que la
mine n'en est pas complètement épuisée ; mais quand se fera le travail
d'extraction?
De même pour les rêveries à la lune, les
barcarolles, les nocturnes à Venise et en Andalousie, morceaux dans
lesquels, depuis l'éclosion du romantisme, poètes et musiciens avaient
répandu tant de gracieuses idées, tant d'ineffables mélodies, tant de
sémillantes roulades, tant de flots d'ivresse et d'enchantement. Il est
éteint pour le moment, ce flambeau de douce poésie. Qui le rallumera?
En attendant, ce qui ne parait point destiné à lui redonner la vie,
c'est l'ornière dans laquelle verse et se traîne le chariot de l'amour.
J'ai le cœur qui
déraille,
Comm' le train de Versailles.
Joséphine,
Joséphine,
Arrête ta machine, ou ben,
Tu f'ras
dérailler le train
Et ce refrain :
Ursule,
Ursule,
J'ai l'cœur qui brûle.
Pour calmer de tels feux, il faut,
vous l'avez deviné :
Une pompe,
Une
pompe
A vapeur.
Avec toutes les vapeurs que causent aux gens sains d'esprit des inepties
pareilles, il y aurait de quoi éteindre l'incendie de tous les pitres
rassemblés.
Mais l'amour n'est pas seul, tant s'en faut, à
inspirer des chansons, et après l'amoureux, véritablement atteint au
fond du cœur, il y a le gandin, qui feint de l'être et ne comprend
l'amour qu'au galop.
Fanatique de chic et de pose, il cherche du
succès dans les bals et les jardins publics, auprès des personnes plus
faciles encore à avoir qu'à éviter. Ce personnage est très connu au
concert, et
Libert, entre
autres, excelle à en reproduire la nullité. Une fleur à la boutonnière,
le pantalon gris collant, le monocle à l'œil, un chapeau mou sur la
tête, serré dans une jaquette serpentine et ganté en couleur sang de
bœuf, il accoste une dame à brûle-pourpoint, et lui susurre d'un air
gâteux :
Mad'moiselle,
écoutez-moi donc;
J'veux vous offrir un verr' de
Madère.
Mad'moiselle, écoutez-moi donc;
J'veux
vous offrir un amer Picon.
Que lui répond-elle? Il va nous
l'apprendre lui-même.
Non, monsieur, j'
n' vous écoute pas.
Quand j'ai soif, je bois un verre
d'eau claire;
Non, monsieur, j' n' vous écoute pas.
Quand j'ai faim, je mange un peu d' cervelas.
Sur l'offre qu'il lui fait de
l'embrasser, elle lui applique un soufflet qui termine sa... sérénade.
En toute franchise, ce type d'homme du monde gâteux est tellement idiot
qu'on se demande s'il ne serait pas spirituel.
Seulement, le plus
étrange c'est de voir des jeunes gens soi-disant de noble famille qui,
portraiturés du haut des planches et injuriés autant qu'on peut l'être,
applaudissent avec enthousiasme leurs insulteurs.
Pour revenir
aux morceaux de ce genre, on les tournait moins mal au début.
Un
des premiers que j'aie entendu fredonner dans une sous-préfecture par un
jeune magistrat, c'est la chanson si connue qui débutait ainsi :
L'amant d'A. n'a
qu'un défaut,
C'est d'aimer trop la friture,
Les
bals à Valentino,
Et les courses en voiture.
Et ce refrain, d'un type si
caractéristique :
Voyez ce beau
garçon-là;
C'est l'amant d'A.
C'est l'amant d'A.;
Voyez ce beau garçon-là;
C'est l'amant d'A... manda.
Du même moule probablement sont
sortis ces vers-ci :
Voilà le beau
camélia,
Camélia,
Camélia,
Qu'Amélie a laissé
tomber chez papa.
Ah! ah!
Quand on songe qu'à leur apparition,
ces chansons furent taxées d'ineptie et regardées comme des combles
d'imbécillité, on est ébahi des progrès du goût. En dépit de leurs
affligeants jeux de mots, c'étaient là de purs chefs-d'œuvre à côté des
galanteries atroces qu'on débite de nos jours.
A l'amour ou aux
amourettes, succèdent toujours les libations. Aussi n'est-il pas
étonnant d'entendre louer Bacchus par les ténors, les barytons,
quelquefois même par les basses.
Le baryton adopte généralement
la valse, qu'il gonfle et lance de façon à casser les vitres :
Allons, garçon,
morbleu!
Verse-nous du Bourgogne.
Ce vin rougit la
trogne,
Et met la tête en feu.
Ou, comme dans le Petit bleu,
L' p'tit bleu,
L' p'tit bleu, eu, eu,
Ça vous ra a a a avigote ;
Ça vous ra, rara, ra,
Ca vous ravigote un peu,
Ça
vous met la tête en feu.
Avez-vous remarqué que tous ces vins
mettent la tête en feu? Gare à nous!
Au ténor revient plus
spécialement la polka, sans doute à cause de sa légèreté.
Qui ne
se rappelle le succès épique du Vin de Bordeaux?
Lorsque
Debailleul avait attaqué le refrain :
C'est le petit vin
de Bordeaux
toute la salle lui répondait :
Oh! oh! oh! oh!
Le premier reprenait alors :
Bien mieux que le
Malaga...
- Ah! ah! ah! ah!
- Bien mieux que le
Château-Margaux...
- Oh! oh! oh! oh!
- J'aime ce
petit vin-là.
- Ah! ah! ah! ah!
Mais le vin, si petit vin soit-il,
fait peu à peu perdre la raison. Aussi l'homme gris abonde-t-il sur ces
scènes, où on le désigne sous le nom charmant de poivrot. La face
rougie, le nez proéminent, coiffé à demi d'un chapeau écrasé, Bourgès,
le roi des buveurs, titube, dodeline de la tête, bredouille en ricanant
quelques phrases de parlé et trouve la force de grogner entre deux
hoquets :
J'avais mon
pompon,
En r'venant d'Suresne;
Tout l'long d'la
Seine,
J'sentais qu'j'étais rond.
J'avais mon
pompon
En r'venant d'Suresne;
Tout l'long de la
Seine
J'sentais qu'j'étais rond.
Ou bien :
Célestin
Était
plein
Su'l'boulevard de la Villette.
Il avait mis
sa galette
Chez l'marchand d'vin du coin.
Célestin
Était plein
Su'l'boulevard de la Villette.
Su'l'boulevard de la Villette
Célestin
Était
plein.
Ou mieux encore :
Une vieill'
chopinette
De Bourgogne ou d'Bordeaux,
Oh! oh! oh!
oh!
Ça vous met en goguette,
Ça vous tap' su' l'
coco
Oh! oh! oh! oh!
On devine le respect que ces licheurs
professent, en leur ivresse, pour les personnes ou les choses. En un tel
état, on ne connaît plus rien. Femmes mariées, jeunes filles, parents,
religion, morale : ils crachent, j'allais dire : ils vomissent sur tout
; et, s'ils rencontrent, dans leurs excursions fantaisistes à travers
Paris, la statue équestre d'un ancien monarque : Henri IV ou Louis XIII,
par exemple, ils l'apostrophent ignoblement :
Descends de ton
cheval, eh! feignant.
N'est-ce pas pire que l'ordure?
A force de se griser, on finit
par se détraquer complètement et par devenir idiot. Ce type ne manque
pas non plus.
Qui n'a pas vu, aux Champs-Élysées,
Duhem vêtu de
noir chanter, en lançant d'une façon alternée un bras et une jambe, ces
vers, stupéfiants d'insanité et enrichis, la plupart, de calembours :
Titine est née à
Grenelle,
Tant mieux pour elle!
Et Guguss' nez
aplati,
Tant pis pour lui!
Titine aim' le
vermicelle,
Tant mieux pour elle!
Guguss' le
macaroni,
Tant pis pour lui!
Titine port' d' la flanelle,
Tant mieux pour
elle!
Et Guguss' Port' Saint-Denis,
Tant pis pour lui!
Et une trentaine de couplets de ce
calibre.
Mais, en ce genre, celui qui est passé incontestablement maître et s'est
rendu célèbre dans le monde entier, tant par ses nombreuses créations
que par ses procès a réclame, c'est le landais
Paulus, aux cheveux ras,
leste comme un chevreuil, endiablé comme Pasquin et doué d'une voix de
ténor criard. A peine un jeune écrivain se sent-il la force d'aborder ce
souverain acclamé ; et je préfère céder la parole à l'un de nos
confrères du journal le Temps.
Voici comment M. Anatole France nous rend compte d'une soirée passée ou, plutôt, d'une chanson en vogue
entendue à l'
Alcazar d'Été [9, avenue Gabriel] :
"Paulus c'est tout dire. Il
serait superflu de vanter sa diction mordante et l'agilité précise
de ses gestes. Il ne reste plus rien à vous apprendre, ni sur sa
voix de cuivre, ni sur son visage glabre et ferme, latin comme son
nom, face de consul ou de nonce, qui reste grave au repos et sur
laquelle la grimace, bien qu'habituelle, semble pourtant étrangère.
L'histrion Paulus est connu de tout l'univers. Quant à la chanson
qu'il a rendue fameuse, et que Paris porte aux nues, il faut
confesser à la face du monde qu'elle est accomplie de tous points.
Elle est graveleuse et patriotique ; elle est inepte ; elle est
ignoble. Le monstre louche que maudit Nicolas, la honteuse
équivoque, y répand son venin le plus fétide. Cette chanson offense
toutes les pudeurs, celle des patriotes, celle des honnêtes gens et
celle des voluptueux. Il n'y manque aucune laideur, et, comme
Boulanger y rime à admirer, c'est l'hymne des braillards, c'est la
marseillaise des mitrons et des patronnets, des bobines et des
calicots qui pensent régénérer la France. Tout le public de
l'Alcazar est transporté d'enthousiasme et d'ahurissement quand
Paulus chante en galopant sur un cheval imaginaire :
Ma sœur qu'aim'
les pompiers,
Acclam' ces fiers troupiers.
Ma
tendre épouse bat des mains
Quand défilent les
saint-cyriens,
Ma bell'mèr' pouss' des cris
En
r'luquant les spahis;
Moi j'faisais qu'admirer
Notr' brav' général-.
Alors, ce sont des cris, des
hurlements, des chapeaux en l'air, une agitation qu'explique seule
cette maxime de M. Paul Hervieu : "C'est le propre de l'espèce
humaine d'exagérer sa bêtise naturelle avec une insouciance joyeuse
et de chercher les prétextes à faire beaucoup de bruit pour rien."
Le grand Paulus poursuit avec l'orgueilleuse satisfaction d'un homme
qui, mêlé à des événements publics, concourt au salut et à la
grandeur de sa patrie; artiste et citoyen, il chante fièrement :
Ma sœur, qu'était
en train,
Ram'nait un fantassin;
Ma fille,
qu'avait son plumet,
Sur un cuirassier s'appuyait.
Ma femme sans façon
Embrassait un dragon,
Ma
bell'-mère au p'tit trot,
Galopait au bras d'un
turco."
On ne saurait pousser plus loin la critique.
S'il m'était permis
d'y ajouter quelque chose, je dirais que
M. Paulus (est-ce oui on non à son éloge?) n'a jamais égalé, même en
Revenant de la Revue, le type qu'il avait créé dans la Chaussée Clignancourt, sans compter que cette dernière chanson
ne dut sa vogue qu'à elle-même et à son interprète.
C'est donc là
qu'il a donné, à mon avis, la quintessence, le sublime de son
excentricité.
Il y raconte, avec des gestes d'exorcisé, la
rencontre qu'il fit à Montmartre d'une jeune fille.
Pour un
début, on le voit déjà, c'est simple et naïf comme une histoire de la
Bible.
Un soir d'été, rue
Poissonnière,
Je remontais tranquillement;
J'avais
bu du vin et d' la bière;
J'étais gai, j'avais le
cœur content.
Tout à coup, j'vois mams'elle Rose
Qui s'en r'tournait chez son papa;
Elle m'a regardé
comm' ça,
Et vous comprenez bien la chose.
Pour comprendre la chose (et encore!)
il faut voir Paulus gambader, cligner mystérieusement de l'œil et
balancer la tête, aux coups saccadés des cymbales. Mais passons au
refrain, un refrain de douze vers, aussi long que la plus longue
strophe.
En clignant d'
l'œil, au détour
De la chaussé' Clignancourt,
Le
soir d'un beau dimanche,
Près de la Reine blanche
(I).
En clignant d' l'œil, au détour
De la
chaussé' Clignancourt,
Sur le parcours
De la
chaussé' Clignancourt;
Oui, c'est près de l'Élysée,
Au détour de la chaussée,
Qu'elle m'a chaussé
Sur
la chaussé' Clignancourt.
I1 accoste l'ouvrière et (c'était
inévitable) lui déclare son amour. Bien plus, la jugeant honnête, il lui
demande sa main. Admirez l'innocence et la bonté de cet enfant.
La bell' me dit :
La chose est claire,
J' veux bien vous épouser ;
seul'ment,
Faudrait en parler à mon père
Et l'
demander à ma maman,
A ma bonn' maman.
Ici une courte halte pour remarquer
avec quel art les auteurs de cette idylle exploitent la figure
littéraire dite répétition.
Au mêm' moment, sa
maman même
Qui s' promenait en ce moment,
Lui dit
: s'il t'aime énormément
Faudra l'épouser, puisqu'il
t'aime.
Pas difficile sur le choix d'un
gendre, cette mère-là.
Le mariage eut lieu. Écoutez-en la
description.
Vrai, c'était un'
joli' fête.
Y avait du punch et du pomard.
On s'
piquait l' nez dans son assiette.
C'était un' noc' un
peu chicard;
Vrai, c'était chicard.
La sympathie de l'époux pour sa
nouvelle parenté s'exhale avec une franchise inimaginable.
Ma bell' mère
était très aimable.
Paraît qu'elle ador' le bon vin,
C'est pt' être ben pour ça qu'à la fin
On l'a
retrouvé' sous la table.
Et, comme épilogue, cet époux, qui a
eu six bébés, leur réserve tout bêtement ce conseil, quand ils lui
parleront mariage :
Si vous voulez un'
ménagère,
Le dimanche, allez faire un tour
Auprès d' la chaussée Clignancourt;
C'est là qu' j'ai
rencontré votre mère.
Qui n'en demeurerait bête? Les élèves de nos collèges consacrent de
longues heures à souligner, à commenter les beautés de Virgile ou de
Sophocle. Devant des productions semblables, on pourrait aisément
reprendre ce système au rebours, c'est-à-dire dénombrer les vices de
fond et de langage.
Et l'on n'arriverait pas à en faire la somme.
Comme contraste à ces élucubrations, certains artistes viennent, les
bras pendants, presque sans gestes, mais avec des regards significatifs,
débiter des monologues en prose ou en soi-disant vers, ou même en deux
ou trois langues. Tous ne sont pas (tant s'en faut!) aussi convenables,
aussi habiles que M.
Perrin,
de l'
Eldorado, si connu pour son élocution rapide et tonitruante. Alors
ouvriers en grève, voyous amenés au poste de police, pâles raseurs de
clubs débitant des insanités contre la religion et ses ministres, toute
la gueuserie défile, égrenant des stances malsaines et pitoyables.
Citons ici : Rivoire, absolument impayable, sinon par le choix de ses
couplets, du moins par la musique dont il les accompagne ;
Sulbac, que n'a que
trop immortalisé sa mortelle complainte de La digue diguedon ;
Réval le raisonneur, qui vient, après boire, philosopher épicuriennement sur
l'amour, le repos, la politique, et lâcher, avec un flegme
imperturbable, des couplets, stupéfiants de sous-entendus comme :
J' travaille
jamais entre mes repas.
enfin,
Bruant,
surnommé (que de choses dans ces deux mots!) le chansonnier éditeur.
C'est lui qui lance et vend ses produits. Trois hommes en un! Aussi
a-t-il acquis une popularité colossale, entre la Porte Saint-Denis et
les abattoirs de la Villette. Le certain talent qu'il a explique seul
qu'il ne soit pas encore député.
C'est à cette catégorie que se
rattachent :
Ouvrard, le désopilant
Bergeracois, jouant d'ordinaire les soldats ou les paysans ; Garnier,
dont Paulus a dit (que l'histoire se le rappelle!) "C'est un malin,
celui-là!" ; Brunin, la girafe changée en homme, dont la tête touche les
frises, et les bras le plancher, et qui, sous la blouse du boulanger ou
sous les atours d'une odalisque, plie, contourne sa taille, la
rapetisse, la déploie en miaulant, en glapissant, en roucoulant même de
la plus étrange façon.
J'ai dit odalisque. Oui, il y a là des
artistes hermaphrodites, hommes en dessous, femmes au-dessus.
Demandez-le à Urbain et à Chrétienni, dont le premier se déguise si bien
en de concierge usée par les ans et le service, tandis que le second,
paré comme une lorette qui va s'exhiber au
Jardin de Paris, décoche avec
de fulgurantes œillades des refrains à faire pâmer un cœur de vingt ans.
D'autres se présentent en épiciers, en valets de chambre, en concierges,
avec blouse, béret, balai et plumeau. Leur thème ordinaire est qu'il
faut le plus possible (et ils enseignent la recette) agacer, duper,
exploiter les clients, les locataires et les maîtres.
Jugez comme
toute la gent domestique qui pullule dans certaines salles et y occupe
même les premières loges applaudit aux débordements de ces parasites,
leurs confrères.
D'autres enfin, à la suite de Chaillier, le
petit bossu, en habit de cérémonie ou en simple tenue de ville,
déversent, sous forme de rondeaux, des satires sur toutes les classes de
la société qui les importunent.
Chaque fin de strophe recèle une
goutte de venin qui part et produit son mal... de fou rire.
En fait de musique, il n'y en a là que l'apparence. L'orchestre accompagne
en sourdine, de façon à ce que les mots soigneusement articulés se
détachent avec plus de force.
C'est un des répertoires les plus
fins, les plus gaulois. Certaines pièces y sont très originalement
troussées et se terminent par des moralités de... l'autre monde.
Après ces quelques esquisses d'hommes, au tour des dames, réservées
ainsi pour la bonne bouche! Sans aucun orgueil (au contraire), je dois
reconnaître que, dans cette partie, elles sont inférieures à notre sexe.
La raison en est que, malgré leur émancipation et la meilleure volonté
de certaines, malgré leurs façons délurées de faire tournoyer leurs
robes et leurs cheveux, de lever la jambe et même de crier très fort,
elles ne peuvent se disloquer, grimacer et hurler aussi abominablement
que leurs partenaires mâles.
Les genres sont corrélatifs aux
précédents.
Il y a d'abord l'ingénue. On le comprend sans peine :
si l'ingénue est tant soit peu admissible sur les scènes de théâtre, où
la tenue est généralement correcte et parfois académique, au
café-concert, elle semble plus que ridicule, surtout quand une fillette,
qui a déjà eu deux ou trois amants vient, dès le lever du rideau,
piailler d'une voix somnolente :
Mon p'tit Janot, tu sais comm' je suis bête.
Du reste, la femme ne prend ce rôle, que
pour essayer sa voix, s'habituer aux planches, souvent même pour les
quitter.
Le genre de compositions auquel
Mme Judic,
la ravissante actrice des Variétés, a donné un si inimitable relief est
certainement le plus gracieux, le plus charmant qui soit au concert.
Aucun ne se prête davantage aux poses langoureuses, aux regards
provocants, aux effets de toute sorte. Lorsqu'à un joli organe se joint
une taille agréablement moulée, une physionomie expressive, de beaux
yeux et des toilettes à l'avenant, on ne tarde pas à acquérir de la
réputation.
Tel a été le sort de
Mlle Duparc.
Avec quel sentiment exquis elle détaille : Mon p'tit pioupiou, Demandez mon aile à papa, Le Bréviaire, et même
un morceau aux dessous épicés, comme Les allumettes du général ! Il y a là certainement des défauts, des
étrangetés de style ; mais que de tours originaux et faciles! Le ton est
généralement moral, et, si l'on n'avait que de pareilles œuvres à
signaler, on bénirait le siècle qui vous a permis de les entendre.
Connaissez-vous Les trois layettes ? C'est l'histoire d'un jeune
homme qui, épris d'une demoiselle de magasin (toujours ce monde-là), va
la trouver au rayon de la lingerie et demande à choisir un trousseau
d'enfant.
Il me dit d'une
voix discrète :
C'est fort singulier, j'en conviens,
Je viens, mademoiselle, je viens
Pour acheter une
layette.
La jeune fille le sert selon ses
désirs. Mais, le lendemain, il revient en choisir une autre ; le
surlendemain, une troisième. Puis, sur l'étonnement naturel de la
commise, il lui déclare que, si elle veut bien se marier avec lui, ces
layettes serviront à l'enfant qu'ils auront ensemble.
Mélange de
candeur et de toupet!
Comme elle était bonne et douce autant que
belle, elle l'agréa. Il est même à croire qu'ils furent heureux et
eurent autant d'enfants que de- layettes.
Très gentille
trouvaille, n'est-ce pas?
Tout en jouant les fiancées, notre
divette joue aussi les jeunes mariées, et s'est fait notamment un grand
succès avec ses fameuses Écrevisses, dont d'innombrables salles ont
répété le refrain :
Je te promets
mille délices;
Viens; je te paierai des primeurs.
Nous mangerons des écrevisses
Au café des
Ambassadeurs.
La jolie Mlle Paula Brébion est en
train de se tailler dans ce répertoire une éclatante réputation. Nul
doute qu'avant peu de temps elle ne soit complètement classée parmi les
étoiles de première grandeur. L'élégance de ses formes, la distinction
de sa personne, les rares qualités de sa voix : tout l'y prédestine, et
nous le souhaitons.
J'aurais le plus vif plaisir à m'arrêter dans
cette galerie ; mais, pareil au gardien qui fait visiter un musée, je
dois passer promptement à d'autres tableaux.
Celui qui attire le plus l'œil, qui émoustille le plus les cerveaux, c'est la coquette,
disons, même la cocotte. Sous des toilettes tapageuses empruntées aux
modes les plus nouvelles, avec des chapeaux surmontés de fantastiques
panaches, un luxe éblouissant d'atours, de bracelets et de bijoux, la
femme vient célébrer la jeunesse, le plaisir d'être belle, riche, aimée
et- entretenue. Son visage pétri de roses, ses épaules blanches et
potelées, ses yeux brillants, sa poitrine en saillie, ses bras arrondis
comme pour étreindre, ses jambes qui se trémoussent avec entrain : tout
dénote chez elle, l'amour du rire, des franches lippées.
Symbole de la folie, de la vie parisienne agitant ses grelots, convoquant autour
d'elle quiconque veut folâtrer, se laissant entraîner par tout garçon
qui porte la fleur à la boutonnière et dont les poches résonnent d'écus,
courant du cabinet particulier au bal et du bal aux agréables siestes du
boudoir. A elle le champagne, les parties en canot, les fêtes bruyantes,
les raffinements de toute sorte! Comme elle chérit celui qui lui permet
de mener ainsi la vie à grandes guides!
Entendez-la chanter son amant :
Il descend d'
l'Empereur de Chine;
Il est riche comme Crésus;
Il a des mines d'albumine,
Et n' va jamais en omnibus.
Voilà son idéal, à elle, idéal
qu'elle exprime avec un mélange de phrases magnifiques et de locutions
triviales, s'ébaudissant devant un éventail de trente louis, comme
devant une omelette aux fines herbes.
Il semblerait que cet
emploi dût être le plus commun de tous ceux qui illustrent nos tréteaux.
Il n'en est rien. Certains concerts, au contraire, en sont dépourvus.
Est-ce donc de fraîcheur, de verve, de galanterie que nos chanteuses
manquent sur les planches? Mystère. Quant à celles qui tiennent haut le
riant drapeau de l'existence demi mondaine, on ne peut souhaiter qu'une
chose : c'est qu'elles soient aussi agréables en particulier, qu'elles
se montrent appétissantes en public.
C'est très coquettement
aussi que le travesti est porté par plusieurs dames, déguisées par là
même en gandins, en pifferari, en bergers, en pages Louis XV, en
officiers, etc.
Pour briller là-dessous, il est indispensable
d'avoir des jambes, des formes capables d'affronter la critique des
lorgnettes. Ce costume est frais, rajeunissant, et parfois une femme
d'un âge marqué y prend un aspect de chérubin. Quelques-unes, entre
autres Mlle Marty, excellente chanteuse de tyroliennes, et la toute
jeune Mlle Laugé, tiennent en main un instrument, tel que biniou, viole,
clairon ou mandoline, dont elles tirent gracieusement de gentilles
ritournelles.
Que si quelques autres gardent en hommes leurs
boucles d'oreilles ou leurs bracelets, c'est moins par distraction que
pour ne pas avoir, en rentrant dans leur loge, l'ennui de les chercher-,
trop longtemps.
De plus, elles ne sont pas rivées au travesti et
jouent ordinairement dans la soirée un rôle
en robe.
Viennent
ensuite les paysannes, pas même les paysannes de Watteau, nais des
paysannes véritables, presque sérieuses, en jupon court, en bonnet, ou
en fichu, en caraco d'indienne et en sabots. Les femmes, sous cet
attifement, me paraissent moins vraies qu'ailleurs. Quant à celles qui
exhibent une prestance de nourrice, soit dit sans calembour! je n'aime
pas le lait.
C'est dans la paysannerie que se donne le plus
librement carrière la fantaisie linguistique des auteurs. On n'a presque
plus de mots français, nais un patois épouvantable; et, ma foi, ce
baragouin d'Auvergnate ou de Picarde mêlant ses poules et ses vaches à
son amour pour Pierre ou Colas, ne peut plaire que médiocrement à des
gens à peu près urbanisés.
De ces chanteuses-là se rapprochent un
peu celles que j'appellerai tout crûment des braillardes. Ce genre exige
un extérieur d'un volume large, massif, imposant, une face de buveuse et
une bouche d'enfer. Les quelques interprètes qui l'exploitent agitent
leurs gros bras nus de droite à gauche comme des balayeuses, tapent
violemment dans leurs mains et, d'une voix à assourdir le paradis... de
la salle, lancent des couplets comme celui-ci :
J'suis mariée avec un
homme
Qui porte l' doux nom de Victor.
Mais c' qui
m'agace, c' qui m'assomme,
C'est qu'il a l' défaut d'
ronfler fort.
En dormant il fait tant d'vacarme
Qu'il effraye les gens du quartier,
Et que, pour
calmer leur alarme,
J'suis obligée de leur répéter :
C'est Victor qui ronfl', l' cher trésor;
C'est Victor
qui dort,
C'est d' son nez qui ça sort.
Le refrain, cité au commencement de
la soirée, sur La sœur de l'emballeur, était un de ces morceaux
primitifs et typiques, de même que les suivants, qui me paraissent
provenir d'une souche commune :
On a liché pas mal de
litr' à seize.
Garçon, un d'mi-siphon,
Un verr'
d'vin et d' la groseille!
Écoutez enfin celui-ci :
Albert, Albert,
Tu ressembl's à mon frèr'
Et mon frère à ta mèr',
Et ma mère à ta sœur.
Pendant deux ans, le public du café
des
Ambassadeurs a réclamé ce refrain à Mme Faure, et, bon gré, mal gré,
elle le réservait aux appétits en délire.
Enlevez aux femmes de
la susdite catégorie la rudesse de leur accent, l'opulence de leurs
formes ; rendez-les plus jeunes, plus souples, et vous aurez les
nerveuses ou épileptiques, comme Mme Heps et quelques autres. Le moindre
sujet leur fournit un prétexte à s'agiter, se tortiller, à se désosser.
On ne peut saisir une phrase de ce qu'elles disent, tant leur
prononciation est rapide, saccadée ; mais tout chez elles signifie : "Ça
m' chatouille, ça m'agace, ça m'asticote." Vraies torpilles, dont le
contact semble dangereux. Seulement, quand elles se sont ainsi
trémoussées pendant une dizaine de minutes devant la rampe comme des
papillons autour d'une flamme, elles doivent rentrer dans les coulisses
avec plaisir.
Dirai-je avoir vu au concert des artistes prises de
vin et narrant, avec des gestes dégoûtants, les divers épisodes d'une
noce de banlieue où tout le monde s'était grisé? On le croira facilement
: c'était horrible. Ces rôles-là répugnent chez l'homme ; chez la femme,
ils dépassent les bornes de la licence.
Il est à croire qu'ils se
produisent rarement, mais c'est déjà trop que quelquefois.
Ne serait-ce que pour donner satisfaction à tous les goûts et rassurer les
personnes qu'effrayerait un programme trop épicé, on engage aussi des
dames pour dire des airs d'opéra, d'opéra-comique. Faust, l'Africaine,
Galathée, Mignon, les Noces, de Jeannette, sont mis à contribution et
souvent d'une façon remarquable.
Mais certains auditeurs
qu'horripile la musique dite sérieuse, oubliant toutes convenances, se
mettent à protester, prétendant qu'ils ne sont venus que pour rire, pour
rigoler, et que, par conséquent, on les vole. D'autres ripostent, par
sympathie de mélomane ou par respect pour la justice. De là, des
discussions, des querelles, sinon très courtoises, du moins très drôles,
sur la valeur des différentes musiques.
Mais quel courage ne
faut-il pas pour rester en scène et égrener des trilles devant ce
tohu-bohu.
Aux airs d'opéra se rattachent, par plus d'un côté,
les stances patriotiques : Le Clairon, de Paul Déroulède, par exemple ;
Reischoften, les Complaintes sur l'Alsace et la Lorraine, et tous ces
morceaux que maints auteurs ne manquent jamais de lancer, à chaque
occasion que leur fournit la politique. La guerre, l'invasion et tout ce
qui s'ensuit en bien et en mal, leur paraissent une mine excellente à
exploiter. Quel que soit le mobile qui les fait agir, le chauvinisme
vaut bien d'autres cordes. Mme
Amiati est la prêtresse consacrée de cette poésie. Une
taille élégante, une figure régulière et digne, un air de vague
mélancolie : tout en elle se prête à ce rôle. Sa voix possède un charme,
une émotion qui vous pénètrent, vous arrachent des larmes et vous
poussent à l'héroïsme. Dans ces cafés, lieux de vulgaires jouissances,
est-ce un mince mérite de célébrer le courage, la résignation, les
vertus chevaleresques. - Non. Dire qu'elle est applaudie autant qu'elle
le mérite serait exagéré ; mais elle l'est assez pour prouver que le
public a parfois bon goût. Je ne l'ai jamais vue en amazone. Je me la
figure bien gracieuse, bien entraînante sous ce costume et dans ce rôle.
Puisque nous sommes en train de regarder les visages attrayants et les
rôles d'un peu de valeur, nous allons nous arrêter sur l'un des rares
sommets qui émergent de la platitude de ces lieux. L'artiste dont je
vais prononcer le nom est, en effet, de celles qui font époque.
Thérésa, chacun l'a nommée, est la plus haute
personnification de l'art lyrique au café-concert. Le caractère
original, étrange qu'elle imprima dès le début aux chansons créées par
elle, la vogue rapide qu'elle obtint par son talent, ses additions aux
Tuileries devant l'empereur et la cour ; ce succès qui l'accompagna
comme actrice sur de grandes scènes : tout a contribué à lui assurer
dans ce monde spécial une juste prééminence, et à la faire appeler : la
chanteuse populaire, titre que de longtemps, croyons-nous, aucune autre
ne retrouvera.
Son répertoire est, d'ailleurs, aussi varié que sa
physionomie : gouailleur, canaille, tendre ou sublime : Rien n'est sacré
pour un sapeur ; C'est dans le nez qu'ça m'chatouille ; J'ai tué mon
capitaine, et d'autres œuvres, trop nombreuses pour les citer, dénotent
chez cette artiste une incomparable richesse d'accents, de gestes,
d'intonations et, pour ainsi dire, cette omniscience où l'on reconnaît
le génie. Sa voix, ordinairement mâle, forte, vigoureuse, se transforme
en un organe doux, câlin, souffrant. Elle lance un hymne comme elle
roucoule une romance.
Malgré cette facilité à changer de
personnage et de registre, et en vertu même de son physique, la note qui
domine est la note grave. Elle est-. trop massive, trop puissante pour
dire naturellement des couplets lestes. Les dire, passe encore, mais les
mimer? Qu'a-t-elle de commun avec une gentille fauvette? Aussi est-ce
dans les morceaux sérieux, dramatiques, héroïques, qu'elle est complète,
et qu'elle a obtenu ses plus beaux triomphes.
Fille du peuple,
toujours prête à s'attendrir sur ses douleurs comme à célébrer ses hauts
faits, sa poitrine se gonfle d'indignation ou sa paupière s'humecte de
larmes. Quiconque l'a entendue chanter : Moi aussi, j'ai passé par là a
connu toutes les émotions que peut causer aux humains la parole humaine.
Cri du cœur foncièrement vrai, admirablement détaillé! Et c'est encore
plus par des pleurs que par des bravos que l'auditoire manifeste son
accord, sa sympathie avec l'interprète de ses intimes sentiments.
Quant à ses chansons à ses rengaines en lonlaire lonla, en tirelaouli,
tirelaoula, je ne sais si je manque d'un sens commun aux autres mortels
; mais elles me paraissent tout à fait bêtes, vulgaires, ridicules,
horribles, sans compter que la répétition fréquente de ces syllabes qui
ne signifient rien est pour l'oreille une cause d'énervante monotonie et
de vifs agacements.
Ainsi qu'un de mes jeunes confrères, je
souhaiterais d'entendre
Thérésa entonner "
La Marseillaise" sur un champ de bataille, pour tout de bon,
comme elle doit dire, si, par mes théories, je ne préférais un homme, un
jeune homme surtout, dans ce rôle. Plutôt un Achille qu'une Mégère!
Néanmoins, l'idée de cette mère Gigogne se redressant pour repousser
l'envahisseur offre, j'en conviens, un certain sublime.
Pour terminer cette esquisse, hélas! si imparfaite, d'une de nos premières
célébrités artistiques, je dirai que la première qualité de
Thérésa est le naturel. Elle possède comme pas une le
goût, je dirai mieux : l'instinct de la nuance dans l'expression, le
regard, le geste. Au café-concert surtout, où l'on n'est plus à compter
les acteurs travestis en pasquins, en gâteux, en pitres et en clowns,
Thérésa sait faire vibrer savamment les cordes de la
tendresse, de la vaillance, de l'amour. Mais souhaitons sincèrement
qu'elle ne descende pas trop dans le choix des chansons qu'elle veut
créer. Elle est devenue populaire sans presque l'avoir cherché. En
cherchant à le rester, elle manquerait son effet et sa destinée. Qu'elle
se consulte seule! Et plus elle sera grande, noble et humaine, plus le
public la comprendra, l'applaudira.
Avant d'abandonner ces
parages, donnons une mention à Mme Juana, qu'un de mes confrères a
surnommée la fausse
Thérésa, mais qui n'en est pas moins très goûtée. Elle
affectionne les amours étranges, dramatiques des bohémiennes et des
andalouses. C'est la Carmen des beuglants.
Que dire de Mlle
Bonnaire?
Laissons M. Vaucaire nous la dépeindre :
"Mlle Bonnaire est
tellement à part qu'elle mérite une étude complète, analysée et
raisonnée de sa personne et de son talent.
Son côté
vraiment comique, c'est l'ahurissement.
Elle arrive en
scène, la bouche bée, l'œil grand, ouvert, interrogateur, comme
si elle allait dire au public : "Eh bien! qu'est-ce qu'il y
a de cassé ? Pourquoi êtes-vous là et moi ici ? Je vais vous
chanter quelque chose d'étonnant. Tâchez de comprendre."
Puis elle fait un geste de gamin dissipé qui en veut à son
maître d'école et lance à toute volée, subitement :
Tiens! qu'est c' qu'j' vois; c'est ma photographie.
Il y
a tant de vraie bonne humeur que sa gaieté se communique et
qu'elle force tout son monde à rire.
Mais cela ne
suffisait pas à son ambition. Être au théâtre, dans un vrai
théâtre, loin des brouillards du tabac et des gens couverts.
Assez de café-concert comme cela!
Alors M. Fleury lui fit
accepter le rôle d'Angélina dans Coco-Félé. - Mlle Bonnaire est
une artiste accomplie."
Continuons maintenant notre revue.
Certaines dames se sont fait une spécialité des Valses chantées en
travesti ou en toilette de bal. Le sujet en est invariablement le même :
le plaisir, l'amour et le vin, surtout les deux premiers. La roue de
l'orgue amène presque toujours ces effluves de tendresse :
Valsez, fillettes,
Valsez, coquettes.
ou :
C'est la nuit, ma
charmante ;
Rêvons au bord des flots.
ou encore :
Viens dans mes
bras,
Que je t'emporte !
D'ordinaire, l'idée est traitée avec
un sans-façon de langue, une mièvrerie, une candeur désolante, et, ce
qui pis est, exécutée par l'artiste dans un encadrement de grimaces
affreusement ridicules. Mais enfin, c'est un des genres dont on a le
moins à rougir.
Il est vrai qu'en ces morceaux, plus que dans
n'importe quels autres, la musique est le principal. Elle vous enveloppe
d'une atmosphère enivrante et chaude ; et, en fredonnant ces
filandreuses mélodies, on se surprend à se balancer, prêt à serrer la
taille de sa voisine pour tourner avec elle voluptueusement.
A ce
chapitre des airs de danse, joignons-en deux très répandus : la polka et
le quadrille.
La polka est toujours un air de marche ; ce qui lui
donne un mouvement de vive gaieté, comme dans la Parisienne, et même une
impétuosité guerrière, comme dans les Volontaires :
Ils marchent
crânement,
Nos gentils volontaires,
Lorsque le
régiment
Se met en mouvement.
Chacun en voit d'ici l'effet. Sautillant, saccadé, le rythme anime,
scande les paroles, les rend alertes et pittoresques. Le refrain surtout
acquiert une force considérable. Le public l'entonne et le suit, soit en
fredonnant ou en sifflant, soit à coup de cannes, de talons et de
cuillers.
Si nous quittons les chants à une voix, nous trouvons
d'abord les duos. Abstraction faite de ceux qu'on emprunte aux
répertoires d'opérettes, d'opéras-comiques, ces morceaux sont galants,
érotiques, la plupart du temps d'une expression outrée et souvent
graveleux. On en cite néanmoins de très gentils, de très franchement,
très sainement comiques. La voix de ténor, de baryton, alternant avec la
voix de contralto ou de soprano, permet les plus drôles d'effets. M.
Bruet et Mme
Rivière, M. Ducreux et Mme Giraldy forment : les premiers, un ancien ;
les seconds, un nouveau couple qui, chacun, s'est acquis dans ce genre
une très légitime notoriété.
Pour le quadrille, il suppose,
étymologiquement, quatre personnes au moins. Elles s'y trouvent
quelquefois, mais, d'habitude, il n'y en a que deux. D'ordinaire, c'est
la paysanne, dont nous avons ébauché plus haut les traits, et un paysan,
un artisan quelconque, un mitron, un boulanger. D'une taille haute,
efflanquée, vêtu d'une chemise, d'une blouse qui lui descend jusqu'aux
genoux, il lance derrière lui ses longs bras terminés par d'énormes
pattes, les croise, les ramène sous son menton et compose avec sa dame,
sa patronne, des avant-deux d'une hardiesse qui déride les gens de pire
volonté. Vraiment extraordinaires, les chassés-croisés, les enlacements,
les pirouettes qu'ils font en chantant,
LUI :
Mams'elle, si vous
vouliez,
Si vous vouliez
Vous marier,
Vrai,
comm' j' m'appelle Nicaise,
J'en s'rais content, ben
aise;
Mams'elle, si vous vouliez
Si vous vouliez
Vous marier,
Je serais bien heureux
D'être votre
épouseux.
ELLE :
Monsieur, si tu
voulais,
Si tu voulais
Te marier,
Vrai, comm'
j' m'appell' Thérèse,
J'en serais content', ben
aise;
Monsieur, si tu voulais,
Si tu voulais,
Te marier,
J'aurais, je crois, du goût
A vous voir
mon époux.
Alors, tandis qu'avec des poses effrontées, de terribles déhanchements,
des contorsions diaboliques, des haut-le-pied, des haut-le-bras, tous
les deux ou tous les quatre à l'occasion se livrent à une bacchanale
effrénée, la foule applaudit, s'agite, se trémousse, excite ces jouteurs
galants, et redemande par des hurrahs de nouvelles pirouettes, de
nouvelles acrobaties, jusqu'à ce qu'ils soient rendus, affaissés.
Nul besoin d'ajouter qu'on se croirait dans une fantastique salle
d'orgies et que les directeurs se frottent les mains en voyant les
verres si bien se sécher et le public raffoler tant de leur personnel.
De pareils artistes, la transition est facile à ceux qui opèrent entre
les deux parties de la soirée : danseurs de profession, clowns,
équilibristes, souleveurs de poids, enfants prodiges, lutteurs anglais,
gaillards aux reins solides qui se promènent sur la corde, montent les
uns sur les autres, jouent avec des bouteilles et des poignards.
Comme il ne se dégage de là aucun sens psychologique et que ça ressort
du cirque plutôt que de la scène, nous passerons outre.
Un coup
d'œil pourtant sur ces habiles imitateurs, qui, au moyen d'une coiffure,
d'une barbe postiches et de quelques accessoires promptement ajustés, se
font successivement des têtes de personnages connus.
Plessis est inimitable dans Bonaparte au pont d'Arcole, le maréchal Ney à
Waterloo, et d'autres tableaux vivants.
Fusier, son heureux
rival, a la spécialité des scènes comiques. Tantôt il revêt en un clin
d'œil le physique et les allures des principaux chefs d'orchestre
parisiens, tantôt il vous montre une noce entière et détaille les
discours, les gestes, les cocasseries, tout ce qui enfin se produit dans
cette circonstance ; tantôt... Mais ce serait trop long à narrer. Que
ceux qui ne l'ont pas vu aillent vite s'en rendre compte!
Recommandons-leur aussi Dérame, le grand imitateur des hommes politiques
et des écrivains du jour :
Clovis,
Pichat ; et surtout Vaunel, si varié, si puissant dans ses monologues à
transformations.
Après cette revue des exécutants qui défilent
sur nos scènes des cafés-concerts, tout lecteur qui n'y serait même pas
allé en aura suffisamment saisi la physionomie, le sens et les tendances
diverses.
J'aurais pu développer davantage la citation des
morceaux ; mais, telle qu'elle est, elle m'a semblé navrante et tournée
assez à la honte de ceux qui fabriquent ou qui arrangent ce ramassis
puant de sottises. S'étonnera-t-on, après cela, qu'il ne faille, pour
écrire une chanson, que le temps d'avaler un grog?
Pourtant,
encore un couplet, afin de sonder, comme dit Bossuet, la bassesse des
choses humaines! On me l'a appris dernièrement ; mais j'en ignore la
provenance.
Mams'elle
Anastasie,
Qu'il est bien, vot' lapin!
C't' année,
s'i fait des p'tits,
Faudra m'en garder in (sic).
En supposant que l'auteur ait voulu
se servir de français, quel sens ces vers peuvent-ils avoir pour, des
esprits ordinaires? In pour un, surtout, leur paraîtra réussi.
Qui le croirait? Dans ce tas informe d'inepties, on trouve des
compositions gentilles, pleines de sentiments gracieux, des couplets
fort drôles, exubérants de vie féminine et parisienne, révélant chez
leurs auteurs de réelles facultés. Maintes romances et chansonnettes,
mains rondeaux se distinguent par leur verve, leur originalité, leur ton
neuf et piquant et présentent une allure autrement aisée et mélodique
que tel morceau qu'on ressasse dans les salons, produit de quelque
musicien plus pédagogue qu'inspiré. Il n'y aurait besoin là que de
légères retouches pour obtenir de petits chefs-d'œuvre vibrants de
tendresse, de joie, de courage héroïque, de mignonne grivoiserie, de
raillerie acerbe, de plaisirs chauds et réconfortants.
Bien plus
: écrits avec entente, avec goût, ces romances, chansons ou monologues
fourniraient un recueil, un écho durable des phases, des types de la vie
contemporaine, le tout plein de vérité, de fantaisie. Mais les auteurs
se hâtent, pour contenter l'artiste qui veut lancer l'affaire à telle
époque ; alors en avant, la poésie ; en avant, la musique!
Aussi
quelle consommation ne se fait-il pas de rimes et de notes! Quel tonneau
des Danaïdes, toujours rempli et toujours à remplir! Venez-vous
d'entendre cinq ou six chansons qui paraissent avoir du succès, dans une
ou deux semaines elles seront oubliées. Tous les quinze jours, à moins
d'une réussite affirmée, on change le programme. Aussi, là plus que
partout, peut-on dire qu'il existe un répertoire courant.
Cette
surabondance extraordinaire est d'autant plus compréhensible que ces
morceaux ne sont presque tous qu'un pastiche, une copie d'anciennes
œuvres ou l'arrangement d'un sujet de nos vieux auteurs.
Ce
refrain, si populaire par son caractère d'étrange solennité :
Il n'y a qu'un
Dieu
Qui règne dans les cieux.
a évidemment amené celui-ci, bien
inférieur pour sa tournure prosaïque :
Mais n'y a qu'un'
dent
Dans la mâchoire à Jean.
Du reste, fait assez ordinaire : dès
qu'une chanson a réussi par une situation, par un truc quelconque, elle
est immédiatement démarquée et resservie sous une forme un peu
différente.
Après avoir, par exemple, été dite par un homme pour
une femme, elle est, après quelques changements, redite par une femme
pour un homme. Originale façon d'extraire deux farines du même sac.
Parmi les fonds qu'exploitent les rimeurs de chansonnettes, citons le
Monsieur qui suit les danses. En existe-t-il, des variantes!
Ici, le monsieur, après une ardente poursuite et de légitimes
espérances, reconnaît dans la belle sa propre épouse ; là, au moment de
pénétrer sous le toit hospitalier, il est happé par un créancier ou par
le mari. Plus loin, une cocote, ayant séduit un jeune tourtereau, le
plume avec promptitude.
Au commencement il s'écriait :
Sans faire
d'embarras,
Oh! là, là!
J' lui dis : Prenez mon
bras.
Oh! là, là!
Enfin elle consent;
Oh! là,
là!
Nous filons chez Brébant.
Oh! là, là!
Écoutez sa plainte quelques minutes
après :
La note se montait
Oh! là, là!
A quatre-vingts francs net
Oh! là, la!
Après avoir payé,
Oh! là, la!
J' m' dis : J' suis
décavé.
Oh! là là!
Remplacez ces : oh! là, là! par des oh, oh, oh! des turlututu, turlututu! ou bien des tic, tac, toc! des frou frou frou, et vous aurez chance de réussir, tant le public aime la- nouveauté.
Autre exemple :
Il existait une chansonnette scie, de je ne sais quel auteur, dont les
couplets, trop grivois pour être rapportés ici, se terminaient tous par
: A Montmartre, ou même par A Montmerte, rimant avec absinthe verte. Le
succès qu'elle obtint dans les cafés et parmi les noctambules poussa
aussitôt les pourvoyeurs de beuglants à l'imiter. Pour cela, ils
n'eurent qu'à passer en revue tous les quartiers de Paris ; et voici
quelques-uns des échantillons qu'ils nous ont servis :
Elle avait des
manièr' très bien;
Elle était courée à la chien;
Ell' chantait comme un' p'tit' folle,
A Batignolle.
La dernière fois qu' j' l'ai vu,
Il avait l'
corps à moitié nu;
La têt' passait dans la lunette,
A la Roquette.
Il y en a à peu près vingt sur : à la
Villette, à Montparnasse, sans compter un, des plus fameux : à la
Glacière.
Remarquons, en outre, que toute pièce qui obtient la
vogue et qui, par ce fait seul, suscite des plagiaires, ne tarde point à
être jouée en polka, en valse ou en quadrille, par l'orchestre de
Bullier, de l'
Élysée-Montmartre, et de tous les bals tant de Paris que
de là province. Ce qui multiplie singulièrement les bénéfices.
Mais, qu'il y ait eu invention ou parodie, la première fois qu'un
morceau quelconque a vu la rampe, l'artiste maintenant, vient, comme
s'il s'agissait d'un drame à la Comédie-Française, saluer et dire avec
solennité :
"Mesdames, Messieurs,
La chanson (ou : le monologue) que j'ai eu l'honneur
d'interpréter devant vous est, pour les paroles de MM.
Nicolas, Lambert et compagnie, et, pour la musique; de M.
Dumoncel."
De pareils chefs-d'œuvre, en effet,
comptent rarement moins de trois ou quatre pères.
Les bancs de la
claque lâchent une bordée de bravos, tandis que la foule reste ébahie ou
indifférente à l'aveu de paternités si peu glorieuses.
Pour
résumer nos impressions sur les productions du café-concert, disons,
sans aucun sentiment de fausse pruderie, que l'humanité y est dégradée.
Pas une femme qui n'ait été vingt fois adultère ; pas une fille qui
n'ait ou ne cherche un amant. Tous les hommes y sont des galants, des
jobards, des ivrognes qui trompent, battent leur femme et dépouillent
leurs enfants. Les classes de la société y paraissent sous les traits
les plus vils. Les chefs? des idiots. Les prêtres? des fourbes. Les
magistrats? des gens sans scrupule. Les riches ? des exploiteurs, même
quand ils se ruinent.
A part les officiers qu'on ne leur a pas
encore permis de souiller, et les concierges que je leur abandonne, tous
les corps sociaux s'y voient journellement bafoués, conspués.
Une
immoralité aussi mensongère ne se déguise même pas sous une langue
polie, franche. C'est le galimatias le plus idiot qu'on puisse rêver.
Ces auteurs ont-ils à parler du visage, ils le nomment une trogne, une
gueule ; le nez, un piton ; le vin, du picton. La femme se transforme en
marmite (une marmite qui a un trou) ; le chapeau, en galurin ; la
bottine, en ripaton. Non seulement l'argot connu et parfois énergique y
passe, mais ils insèrent une foule de termes qu'ils fabriquent eux-mêmes
avec une désinvolture dégoûtante et qui, de là, prennent leur vol vers
des sphères, où malheureusement on les accueille trop bien.
C'est surtout dans le choix des rimes que brille leur génie créateur.
Quand le grand Corneille, qui travaillait sous les toits, en désirait
quelques-unes, il les demandait par une trappe à son frère, logé
au-dessous de lui. Mais ces chansonniers, rien ne les gêne. Veulent-ils
faire rimer l'idée de peuple, de camarade avec un vers qui finit par o,
ils écriront bravement au lieu de peuple, de camarade, de propriétaire :
populo, camaro, proprio. De plus, ils changent les participes en
adjectifs, et réciproquement ; forgent des adverbes ; coupent les mots
en deux ; leur suppriment des syllabes ; ajoutent â une locution
poétique des expressions de barrière ; mêlent des mots de lupanar avec
des phrases de salon ; réduisent le tout en un salmigondis de patois, de
parisien, de gascon, d'auvergnat, de marseillais ; saupoudrent cette
cuisine, digne du siècle qui a enrichi Zola, d'une musique à la fois
bizarre et facile, vulgaire et criarde ; y font, pour trente ou quarante
sous, adapter par un violoniste de concert ou un arrangeur de
profession, une orchestration aussi simple que bruyante, aussi grotesque
qu'insipide, et chargent des artistes, dressés en cette besogne, de
servir ce plat bien chaud, bien bouillant, à des palais blasés, à des
estomacs aigris et malades.
Dans la quantité des auteurs qui se
partagent les faveurs de cette clientèle spéciale, il en est, osons le
croire, un bon nombre, instruits et doués de goût, qui, entendant
applaudir leurs absurdes productions, ne peuvent réprimer un vif
sentiment de honte. Peut-être ne pousseront-ils pas la franchise jusqu'à
les siffler, comme certain auteur d'une Revue qui, la trouvant trop
idiote, donna lui-même le signal de la déroute ; mais je me figure, à
leur éloge, qu'ils haussent de temps en temps les épaules.
L'enthousiasme des foules pour ces âneries doit même leur inspirer un
vague mépris des contemporains. Et vraiment, s'ils n'agissent eux-mêmes
qu'en vue du lucre, cela soit dit sans aucune velléité de moraliser!
Plaignons-les de sacrifier à quelques pièces de monnaie les exquises
jouissances de l'art.
Toutefois, le phénomène le plus déplorable
est que, par un effet tant du caractère habituel de la clientèle que de
la facilité avec laquelle s'apprennent frivolités, grivoiseries, airs
sautillants ou grotesques, les œuvres lancées au café-concert s'en vont,
emportées par le flot des auditeurs, dont un grand nombre deviennent
vite leurs interprètes, et, rompant les bornes permises, envahissent la
rue avec une audace inouïe.
Nous avons vu à quels foyers
d'intelligence, de poésie et d'harmonie elles avaient pris naissance. Eh
bien! les voilà s'envolant vers les quatre points cardinaux! Aussi, dans
le cas où vous n'auriez pas eu l'avantage de savourer sur place les
fruits enchanteurs de la Muse contemporaine, vous ne pourrez traverser
places et boulevards sans avoir cent fois l'oreille, disons presque
l'âme déchirée par des refrains prétendus populaires, tels que : La
digue digue don, le Bi du bout du banc, En revenant de la Revue, et
d'autres dont il faut nous épargner le cuisant souvenir.
Pauvres
orgues de barbarie! où est le temps heureux où elles jouaient sous nos
fenêtres les airs de la Favorite, de Faust, du Trouvère, ou la
Mandolinata, les Blés d'or, les Roses, le Baiser, etc... Tout cela
semble bien démodé aujourd'hui ; et quiconque demanderait de telles
mélodies aurait l'air de revenir des croisades.
En semaine, mais
surtout le dimanche, où la joie s'épanche, sinon plus pure, du moins
plus libre, plus fantasque, on croise à chaque instant des couples
amoureux, des groupes de familles qui ressassent (avec quelle justesse
d'accords, o Dieu de l'harmonie!) les stupidités, les mièvreries des
refrains dernièrement acclamés. La mère sourit en les apprenant à sa
fille comme un complément d'instruction démocratique ; et le père, se
dressant fier de ces progrès, bat la mesure et guide le chœur.
Le spectacle, toujours si réjouissant, des bonheurs intimes n'est-il pas
ici légèrement gâté par la pensée que ces parents, à leur insu,
admettons-le, mais non moins sûrement, font boire à leurs rejetons de
tels germes de corruption, d'abêtissement? Par ma foi, abstraction faite
de toute idée religieuse, on trouve plus poétiques, plus édifiants, plus
élevés, les modestes et vulgaires cantiques d'église que ces couplets
sans tête ni queue, sans goût ni langue, ni rien de bon.
Et si, à toute force, on veut des chansons, la France n'en est-elle la patrie que
pour que l'on soit réduit à en puiser dans ces ruisseaux?
Mais qu'est-ce que ces petites débauches privées à côté de la grande
débauche, qui s'étale continuellement sur nos boulevards, organisée par
des exploiteurs et menée avec une impudeur sans égale, sous les yeux
d'une aimable police, par la horde des camelots et autres gens sans
métier?
Vous les avez tous entendus, criant à tue-tête les
refrains du jour, vous assourdissant à l'envi de leurs, interpellations,
vous embarrassant de leurs offres, vous révoltant de leur aspect de
misère et de vices.
Grâce à nos institutions libérales, ces
êtres-là sont chargés d'apprendre aux enfants, aux jeunes filles, les
secrets qu'ils devraient ne pas même soupçonner. Que le scandale leur
rapporte des sous, les voilà contents. Si, par hasard, les agents de la
sûreté publique en incarcèrent de temps à autre quelques-uns, ils
recommenceront aussitôt.
Mais, quel que soit le nombre des
chansons en vogue (et elles sont rares) elles n'alimenteraient pas la
vente pendant plus d'une semaine, s'il ne s'y joignait une coupable, une
honteuse contrefaçon. Avis donc à qui serait tenté d'acheter dans la rue
les chansons du café-concert! Celles-ci ne sont que le prétexte, et non
le... texte de celles qu'exhibent et débitent ces crieurs. Déjà ont
surgi plusieurs procès, intentés par des auteurs, dépouillés ainsi de
leurs légitimes gains. Paulus, qui a juré d'occuper de sa personnalité
tous les mondes où l'on braille, a plusieurs fois porté plainte devant
les tribunaux au sujet de publications contraires à ses intérêts.
Profanation inimaginable : Trafiquer du gibier que Paulus avait abattu!
Comment procèdent ces camelots?
Dès qu'une chanson a réussi, il
se trouve des industriels qui veulent en tirer profit au détriment de
l'éditeur. Pour cela, quelques-uns ont l'aplomb de reproduire la chanson
dans son intégrité, de la faire tirer à un grand nombre d'exemplaires et
de la vendre, à leurs risques et périls, pour cinq ou dix centimes ; ce
en quoi le public trouverait encore son avantage, si tant est qu'il pût
y avoir avantage à se procurer, même gratuitement, des œuvres
pareilles. Mais la plupart, reculant devant une escroquerie flagrante,
usent du subterfuge suivant : Ils prennent l'idée, le sujet de la
chanson, fabriquent des vers ayant même coupe, même allure et
inscrivent, au-dessus, en grosses lettres, le titre vrai, surmonté de
leur titre à eux, à peu près semblable, imprimé en minuscules. Bien
entendu, c'est le titre vrai, le titre à succès qu'ils crient. C'est sur
ce titre, qu'ils exploitent, qu'ils grugent les acheteurs. Ils hurlent
par exemple : "Demandez l'Amour au fond des bois, nouvelle romance créée
par M. Debailleul, à
la Scala, dix centimes." Vous achetez et vous lisez
: L'Amour au fond des bois, bien en évidence, et, au-dessus, à peine
déchiffrables, ces simples mots : Un tour au fond des bois (parodie).
Les paroles sont différentes du texte chanté ; mais qu'importe? Ces
camelots ne vous ont pas soi-disant volé, puisque c'est Un tour au fond
des bois, composition dont ils sont l'auteur, qui est porté sur leurs
feuilles. C'était à vous de regarder.
Singulier argument que se
donne leur conscience ; mais, fait plus singulier : Des naïfs, sans
songer qu'on ne peut guère avoir pour deux sous dans la rue ce qui en
coûte six au concert ou chez les libraires de musique, donnent leur
argent et dès qu'ils ont reconnu la mystification, s'empressent, par
amour-propre, de la tenir secrète.
Les auteurs qui ont réussi
trouvent encore plus vexant de voir démasquer leur marchandise et
abriter sous leur pavillon les pirates qui les dépouillent.
Aussi
s'adressent-ils à la police pour traquer ces impurs escrocs. Mais que
peuvent la plupart du temps agents et commissaires contre des êtres
doués d'une extrême rouerie et dont la bande est, pour ainsi dire,
organisée sur le pied de guerre? Ils n'ont de dépôt de marchandises
nulle part. Seul, un individu, surnommé le poteau et chargé de les
approvisionner, se tient à un point convenu d'un carrefour, d'un
boulevard, dont il déménage avec les ballots, dès qu'il aperçoit les
agents ou qu'on lui signale leur tournée. De plus, au bas des
publications, figurent toujours des adresses fantaisistes d'imprimeur et
de gérant. Réussit-on même à mettre les grappins sur l'un de ces
délinquants, il est très difficile, et pour cause, de lui faire rendre
l'argent qu'il a si iniquement gagné.
Enfin! ce sont là les
inconvénients de la grandeur et de la gloire, dont se consoleraient
aisément ces favoris de la fortune en songeant que beaucoup de leurs
confrères voudraient être soumis.
FIN DU CHAPITRE SIX
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