Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts
Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames
Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements
Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs
Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres
Chapitre six
La chanson - Les chansons
Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes
Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs
Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs
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André Chadourne - Les Cafés-Concerts
E. Dentu, éditeur - Paris, 1889
(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)
Chapitre Cinq
Compositeurs et orchestres
Après ce portrait détaillé des
auteurs de paroles, comment omettre celui de leurs alliés naturels,
indispensables : les compositeurs?
Leur physionomie, aussi
distincte, aussi caractérisée que l'autre, offre aux curieux de bien
nombreux points d'étude. Pourtant elle est jusqu'ici demeurée dans
l'ombre.
Ne serait-il pas temps de réparer cette lacune, dont
l'histoire contemporaine souffrirait trop et que nos petits-fils nous
reprocheraient amèrement?
S'il se trouve une classe d'individus
qui, à l'instar des télégraphistes et des demoiselles brevetées, ait
pris une extension, une importance effroyables, c'est bien celle des
compositeurs. Je ne sais quel Jéhovah a promis à je ne sais quel Abraham
de la musique une postérité plus nombreuse que les étoiles du firmament;
mais on ne saurait nier que la promesse ait été réalisée. Pour s'en
faire une idée, il n'y a qu'à savoir ceci : c'est que tous les êtres de
la création experts à taquiner le piano, le violon, la flûte, la
guitare, le basson ou l'ophicléide, se rangent, d'eux-mêmes bien
entendu, dans l'intéressante tribu des compositeurs. Certainement ils ne
rêvent pas tous d'une seconde Africaine, d'un nouveau Pré aux Clercs ou
même d'un pendant aux Deux Aveugles. Ils manquent pour cela de... temps
et de protections. Mais pas un qui n'ait jeté quelques notes sous les
strophes d'un élève, d'un ami, et n'espère les faire vibrer à une séance
de société philharmonique, à un repas de noce ou dans un beuglant. Au
premier essai s'en joint bientôt un second, puis un troisième, qui
stimulent les appétits de l'auteur. Pour peu qu'il trouve ce qu'on
appelle un joint, et tôt ou tard il y arrive, le voilà enrôlé, dans
l'immense légion.
Légion est peu dire; mettons plutôt armée, et
armée comme on n'en a jamais vu. Oui, tandis que, depuis la mort de
Victor Hugo, il ne s'est révélé à la France aucun barde de premier
ordre, tandis qu'avec Gambetta s'est éteint le dernier souffle
d'orateur, l'art lyrique nous montre fièrement, à côté des Gounod, des
Ambroise Thomas, d'autres hommes prêts, comme Massenet, Saint-Saëns,
Reyer, Chabrier, Godard, etc., à prendre le sceptre et à commander aux
troupes.
Heureuse cette immense tribu qui, dans ce siècle
prosaïque, en dépit des labeurs, des vexations, des jeûnes, des
tortures, auxquels on la condamne, possède assez de vigueur pour
persévérer, grandir et se multiplier!
Si les professeurs de
musique sont tous compositeurs, réciproquement, hélas! presque tous les
compositeurs sont professeurs. Nos plus illustres maîtres, lauréats du
grand prix de Rome, l'ont été jusqu'au jour où ils ont pu enfin voir
leurs hautes conceptions se réaliser sur la scène et une pluie d'or
féconder la sécheresse de leur escarcelle. Peut-être même quelques-uns
continuent-ils encore après.
Pour soutenir leur vie matérielle,
poètes et hommes de lettres peuvent varier leurs occupations, écrire
dans les journaux et les revues, donner des leçons de philosophie,
d'histoire, etc., ou se prélasser dans un ministère.
Que peut,
hélas! faire le compositeur? S'il ne veut s'user de bonne heure le
tempérament à passer toutes ses soirées dans un orchestre ou toutes ses
nuits dans les bals de noces, il ne lui reste, outre quelques misérables
travaux de copie ou de transposition, que l'enseignement.
Mais
qu'il faut là de foi et de patience! Pour ceux surtout qui ont obtenu
les plus beaux lauriers, qui ont passé dans le rêve et l'espoir quelques
années à Rome et qui portent en eux des torrents de mélodie, quelle
existence ce doit être de faire monter des gammes à des disciples
rebelles, de les reprendre sans les irriter, de se fâcher après eux sans
s'aliéner les parents, et de courir encore après la torture du
gagne-pain! Beau Conservatoire, où l'on dirige des jeunes gens plus ou
moins doués de tempérament vers un monde aussi chimérique!
De
quels déboires, de quels tourments est entouré, surtout pour les
novices, les inconnus, le professorat musical, inutile donc de le dire,
tant les leçons au cachet ont fait l'objet d'élégies et de tirades
mélodramatiques.
Aussi un grand nombre de musiciens, les uns
simplement avides de rompre avec le commerce assommant des élèves, les
autres brûlant de quitter l'ornière et de voler vers de lointains
horizons, se mettent-ils à composer, souvent à contre-cœur, des airs de
danse pour les éditeurs, des ballets plus ou moins décolletés en vue des
établissements à femmes, comme les
Folies Bergère. Mais le point où se
dirigent surtout leurs regards d'envie, c'est assurément les
cafés-concerts. Ils entrevoient là un port où ils pourront se reposer
pour repartir, plus forts et mieux dispos, à la conquête glorieuse de la
Toison d'or.
Envisageons maintenant, dans le monde spécial qui
nous occupe, tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, y sont
entrés.
D'abord un léger parallèle entre eux et leurs confrères,
les auteurs de paroles ou poètes.
Le lecteur le moins érudit a
sans doute vu traiter quelquefois ce sujet donné comme exercice
littéraire aux élèves d'humanités : " La musique est-elle supérieure à
la poésie, ou la poésie, à la musique?"
On pourrait pareillement
mettre au concours celui-ci, quine semble point dénué de charmes :
"A qui, du poète ou du compositeur, doit-on accorder la prééminence,
tant pour la valeur que pour le travail, les avantages?"
Pareille
question demanderait une perspicacité plus qu'ordinaire; mais on peut du
moins, dans chaque plateau de la balance, jeter quelques arguments.
L'auteur joue le rôle principal en ce sens qu'il conçoit le sujet et lui
donne telle ou telle tournure. Aux librettistes d'opéra le soin de
choisir dans les fastes d'un peuple des figures dignes de la scène, de
bien exposer les sommets passionnels de leur vie sociale, en groupant
autour d'eux des similitudes et des contrastes. Aux chansonniers celui
de trier, entre les mille faits de la vie quotidienne, les sujets
susceptibles d'hilarité, de ridicule, de flétrissure, etc., et de les
arranger au moyen d'une langue claire, neuve, harmonieuse.
Ici ou
là c'est donc le poète qui inspire le compositeur. Honneur à lui si son
choix et sa manière sont bons; mais au café-concert, où, comme nous le
verrons, les cinq sixièmes de ce qu'on entend ne sont que des bêtises,
des platitudes, des âneries et des saletés, c'est à lui qu'en incombe la
responsabilité première.
On dira peut-être : "Le public les
lui demande."
Les trois quarts du temps, pas du tout. C'est
lui qui les cherche, qui les façonne.
Nous avons vu, d'ailleurs,
de quoi se compose la majorité de ces auteurs, et comment ils procèdent
à leur besogne.
Mais cette besogne, livrée par l'auteur, c'est le
compositeur qui la fixe, qui lui donne son relief particulier, qui la
fait bourdonner, hurler, siffler, gronder dans l'auditoire.
C'est
donc à lui que revient définitivement, immortellement dirai-je même pour
les chefs-d'œuvre, la gloire de les avoir développés et affermis. De
même, on peut reprocher à d'autres l'existence et la durée toujours trop
longue de telle ou telle production de café-concert. Eux, qui auraient
pu écraser dans l'œuf ces vilains et malfaisants oiseaux, ils leur ont
donné des ailes et les ont lâchés à travers Paris, à travers le monde.
Ils sont donc responsables, devant les hommes de conscience et de goût,
de ne pas aspirer aux succès de bon aloi, d'accepter indifféremment le
mauvais, le crapuleux et d'adapter leurs mélodies à d'épouvantables
charabias. Outre l'honneur qu'ils auraient à ne pas apposer leur
signature (ce que leur pudeur leur interdit parfois) au bas de
dégoûtantes élucubrations, l'intérêt, il semble, leur commanderait de ne
point se confiner à la clientèle habituelle de beuglants, de ne mettre
en musique que des morceaux pouvant, tant par le sujet que par le style,
être écoutés dans le monde. Il n'est pas si malin, que diable! de
trouver ou de faire écrire des refrains d'où le bon ton n'exclue
nullement la verve et la gauloiserie.
Mais il faudrait pour cela
leur demander plus de moralité qu'aux auteurs.
En dehors de la
question de moralité, c'est au compositeur que revient la majeure partie
du succès, puisque très souvent on n'entend pas les paroles. De plus,
c'est lui qui a le plus à gagner aux cafés-concerts, puisqu'ils sont les
vestibules ordinaires des théâtres d'opérette. Là ont débuté, après les
maîtres du genre, les Bernicat, les Chassaigne, et beaucoup d'autres.
Planquette, l'illustre "fondeur" des Cloches de Corneville, m'écrivait
dernièrement, à ce sujet :
"Mes premières chansons, notamment "Je
suis grise", "Bras d'ssus, bras d'ssous", furent chantées par
Théo [Louise] et
Judic au concert de l'
Eldorado, pendant la direction Lorge-Renard. Cantin,
directeur des
Folies Dramatiques, étant venu entendre une petite
opérette de moi : Le Serment de Mme Grégoire, me confia le poème
des Cloches de Corneville. C'est donc à l'
Eldorado que je dois mon
premier grand succès."
Le petit nombre d'établissements qui
s'offrent aux nouveaux pour se produire leur impose presque l'obligation
de passer sous ce joug.
Sans être bien originaux, les
compositeurs travaillent leurs œuvres plus que les auteurs de paroles,
tant par la raison indiquée ci-dessus : que leur ambition a plus de
champ, que par celle-ci : on ne compose pas sans avoir étudié quelque
peu; l'étude inspire nécessairement le goût du beau, tandis que, pour
torcher des pièces comme certains auteurs, il n'est besoin que d'avoir
fréquenté les guinguettes et les écuries.
Non seulement ils
travaillent davantage dans le sens technique, mais dans le sens matériel
du mot.
La musique, sortant du domaine de l'idéal pur, exige plus
de main-d'œuvre que la poésie. C'est même, quand il s'agit de travaux de
peu de profit, un des côtés les plus vexants du métier. Tandis que le
poète, pour fournir une copie de son œuvre, n'a qu'à griffonner cinq ou
six strophes sur une feuille volante, le compositeur est obligé, lui, de
transcrire avec soin les parties de chant et d'accompagnement, sans
compter l'orchestration, c'est-à-dire quatorze ou quinze pages.
Maintenant, si, à la répétition, l'artiste trouve que le ton de son
morceau est trop haut ou trop bas, et que les musiciens de l'orchestre
ne soient pas tous capables de le transposer à première vue, l'ouvrage
doit être recommencé entièrement. Quelle perte de temps n'en
résulte-t-il pas, quelle fatigue et quelles dépenses, soit que l'on
confie ce travail à un autre, soit qu'on l'exécute soi-même!
Cependant les compositeurs ne collaborent guère entre eux. De temps en
temps paraît bien une chanson signée de deux musiciens; mais le fait est
peu fréquent.
Doit-on en conclure qu'il est plus aisé de trouver
des airs que des mots, et de construire des phrases de contre-point que
des périodes poétiques? Nullement. Cela tient sans doute à d'autres
causes.
Le poète doit d'abord trouver un sujet. Ça n'a peut-être
pas l'air de grand chose; mais c'est presque tout, quand on veut en
présenter un de neuf.
A raison de quarante salles dans Paris et
de vingt chansons dites dans chacune, on obtient la somme de huit cents
chansons lancées tous les soirs, ou de trois cent mille livrées par an à
la consommation publique. On n'exagère pas en évaluant à cinquante mille
le nombre des œuvres nouvelles, et à trois ou quatre millions le nombre
de celles qui ont été entendues au moins sept fois. Songez alors, par le
peu de champs laissés en friche, combien il est difficile d'obéir aux
goûts du public qui demande du nouveau.
Le sujet tenu, il faut en
coordonner, en graduer les parties, puis les revêtir d'une forme
intéressante, mouvementée, et surtout trouver un refrain qui soit pour
le public comme un hameçon où il se prenne.
Le musicien, au
contraire, reçoit l'œuvre tout entière arrangée pour la scène et n'a,
pour ainsi dire, qu'à la chanter.
Ajoutons que nos compositeurs,
ceux du moins qui ont eu l'avantage d'être joués, ne s'occupent d'un
morceau que lorsqu'il a été reçu par un interprète, par le directeur, et
qu'il est revenu de la Censure.
Pour expliquer ces précautions,
et ne pas travailler en l'air, ils allèguent qu'acteurs et actrices
refusent parfois d'excellentes choses, que les directeurs en arrêtent
d'autres pour divers motifs et que la Censure aperçoit souvent des
immoralités là où un œil pudique n'en avait point vu; auxquels cas la
musique, comme on dit dans le commerce, reste pour compte à son
fabricant. Dommage qu'ils veulent éviter.
Gens très pratiques,
comme on le voit.
Les auteurs souhaiteraient bien qu'il en fût
ainsi pour eux. Quand ils se sont creusé le cerveau sur une chanson, il
leur est dur de faire la navette entre cinq ou six acteurs, sous
prétexte qu'elle est trop banale, trop corsée, ou trop chaude, ou trop
froide, etc.; puis, quand un artiste l'a acceptée, d'entendre le
directeur dire qu'on a donné, il n'y a pas longtemps, une machine
pareille et, enfin, de se prendre de bec avec la Censure, qui demande
des changements au plus bel endroit et qui même en prohibe
l'interprétation.
Et à l'eau tout leur travail, comme le pot au
lait de Perrette!
Mais, ce qui rétablit la compensation entre les
auteurs de paroles et les compositeurs, c'est la tâche spéciale qui
incombe à ces derniers et qui leur est si rude, lorsqu'ils ne disposent
ni de temps ni de ressources.
Tandis que l'auteur n'a qu'à offrir
ses vers pour recevoir une réponse, le compositeur, lui, doit se rendre
chez les artistes afin de leur jouer le morceau, leur indiquer les
intonations et le leur faire chanter. Presque aucun d'entre eux n'est
musicien. Force donc est au compositeur de faire le professeur... à
titre gratuit. Que dis-je? Trop honoré de mâcher la besogne à ses
interprètes, et de la leur mettre dans la tête, dans le gosier.
Seulement, hommes et femmes ont une singulière manière d'user du temps
des autres et de comprendre les rendez-vous. Sur cent, ils en négligent
quatre-vingt-dix-neuf : "Monsieur est au café," vous répond-on.
Vous y allez. "Il vient de partir pour la répétition." Vous vous
dirigez du côté de son concert. "On ne l'a pas encore vu; mais il va
venir sûrement."
Après avoir fait le pied de grue pendant
trois quarts d'heure, vous partez, et vous l'apercevez sur le boulevard,
ayant au bras une femme avec laquelle il a l'air de batifoler sans
souci. L'accostez-vous, il vous demande pardon sur ses grands dieux, et
vous invite à... lui payer un verre de madère.
Vis-à-vis des
dames, quel jeu plus divertissant encore! A l'opposé des carmélites,
elles ont à sortir constamment. Aussi le compositeur, après s'être
soustrait à un travail ou privé d'un plaisir, arrive-t-il essoufflé chez
elle, il ne trouve que la maman ou le papa, blanchisseuse et rentier "Ah!
veuillez, monsieur, excuser notre Octavie. Sa cousine est venue la
chercher pour l'emmener dîner;" ou bien : "Elle a reçu
inopinément une dépêche du directeur des Bouffes, qui veut lui faire
créer le principal rôle dans sa prochaine pièce. - Je l'en félicite;
elle a une telle voix. - Oh! merveilleuse, monsieur, merveilleuse!
L'avocat du dessous est monté la voir et lui a promis le plus bel
avenir." Encouragé par cette franche naïveté, vous lâchez au hasard
: "Certainement, c'est une future Patti." Vous vous attendez à
recevoir une gifle pour cette colossale ironie. Pas du tout. "Oh !
pas encore; mais si Octavie peut trouver quelques protections...
Seulement, il en faut de bonnes, et du monde honnête; car, pas de
plaisanteries de ce côté-là."
Après une heure d'un tel
colloque : "C'est bien étonnant qu'Octavie ne soit pas encore
revenue. Sa cousine l'aura probablement gardée à coucher. Il est si
dangereux maintenant pour une jeune fille de rentrer seule le soir."
Quelquefois c'est une soubrette qui se présente et qui, d'un air agacé
ou égrillard, vous répond en vous fermant la porte au nez : "Madame
est en compagnie."
Un autre jour, d'après ses promesses, vous
l'attendez chez vous. Comme la sœur Anne, vous ne voyez rien venir et
vous restez à vous morfondre.
Traité comme un chien, comme un
paria!
Et, dès qu'elle viendra, dès que vous la rencontrerez, il
faudra ne lui refuser ni un bouquet, ni une tasse de chocolat, ni un
dîner, et même lui faire quelques commissions.
A ces
conditions-là, après de nombreux jours d'attente et des tourments dont
je ne donne qu'une minime esquisse, vous entendrez peut-être votre
romance sur la scène.
Aussi, avec quelle stupéfaction ai-je lu
dans plusieurs journaux que des débutants, pour récompenser une actrice
qui avait créé une de leurs chansons, lui avaient fait cadeau de bijoux,
de bracelets, de diamants! Où allons-nous, mon Dieu! S'ils ne sont pas
millionnaires, ils ont commis une folie; s'ils le sont, ils auraient dû
recommander la discrétion à leur donataire. A quel métier devront
désormais se livrer les auteurs de mélodies, si les Philomèle coûtent
tant à apprivoiser?
Mais si ce n'étaient que de menteuses
réclames?
En tous cas, il n'est pas besoin de ces notes des
journaux qui attirent l'attention du public pour stimuler les rivalités
et les jalousies que les compositeurs manifestent entre eux à chaque
instant.
Jusqu'à présent, sur la foi des philosophes et des
romanciers, j'avais cru que, pour voir la jalousie s'épanouir dans toute
sa beauté, il fallait descendre dans une âme féminine. Erreur complète!
Entre toutes les jalousies que j'ai eu le loisir d'étudier, je n'en
connais pas de plus caractérisée que celle de ces messieurs.
"Et
celle des gens de lettres?" objectera-t-on. La main sur la
conscience, à n'envisager que les hommes de lettres purs, c'est-à-dire
en abstrayant les journalistes, mus par d'autres raisons que celles de
la littérature, elle existe beaucoup moins qu'on ne croit. En tous cas,
elle s'appuie presque toujours sur des systèmes, ne se prononce guère
qu'après avoir lu, se montre moins tranchante et beaucoup plus polie que
d'autres.
Celle des compositeurs, au contraire, est saillante, à
vif.
Présentez à maints d'entre eux l'œuvre d'un confrère en le
priant de vous la jouer. Pour peu qu'ils soient libres avec vous, ils
vous répondront, sans l'avoir regardée ou après en avoir déchiffré deux
mesures : "C'est de la musique de pacotille." Et ils la jetteront sur un
fauteuil.
A les croire pour la plupart, tous les autres seraient
bons à mettre au cabinet.
Aussi sont-ils très exigeants, très
bornés idées, et ne sortent-ils guère de la musique. Qualité excellente
peut-être pour concentrer le talent et faciliter le succès, mais qui
laisse fatalement l'homme incomplet!
Pourtant leur ignorance
générale de toutes choses ne les empêchera pas d'essayer de vous donner,
à vous, écrivain et poète sérieux, quelques leçons de grammaire ou de
prosodie.
Ce coup d'œil une fois jeté sur l'ensemble des
compositeurs de cafés-concerts, il reste à en examiner les différentes
catégories, séparées par des traits assez marqués, presque essentiels.
D'après la Revue des Concerts, on compte quatre façons de "musiquer la
chanson" de ces établissements, par conséquent (je le comprends du moins
ainsi), quatre sortes de compositeurs.
Pour nous, négligeant de
légères subdivisions, nous les ramènerons à deux :
1° Ceux qui,
après des études élémentaires de musique, pris d'amour pour la vie
de bohème et les flonflons, se sont nourris de valses, de
quadrilles, de romances sentimentales, de chansons burlesques, enfin
du répertoire entier des guinguettes et des bals. Considérant qu'il
faut céder au goût du public, ils estiment que le meilleur moyen
pour gagner de quoi flâner est de l'émoustiller jusqu'à le faire
rougir et se tordre. Leur devise est : bâcler; leur but une
jouissance immédiate.
2° Ceux qui, doués d'un
véritable talent et croyant que le concert peut les mener, par des
romances, des duos, des opérettes, sinon à la popularité, du moins à
un renom capable de les signaler aux directeurs de théâtres, se
livrent contre leur cœur à des élucubrations qu'ils jugent indignes
d'eux-mêmes. Leur devise est : s'élever; leur but : la gloire.
Je parlerai d'abord
des premiers.
Ceux-ci ne travaillent, comme ils l'avouent sans
fard, que "pour la rigolade". Quel plaisir ils éprouvent à faire
pâmer d'aise, dans une chambre en désordre, quatre ou cinq camarades
bons viveurs, accompagnés de leurs maîtresses : couturières, commises de
magasins ou chanteuses; de leur faire bisser, en y mêlant quelques
entrechats, des refrains grivois accommodés d'airs bruyants et
cascadeurs. Leur plus vif désir est de voir leur œuvre gravir les
tréteaux devant une multitude bien chauffée qui, au cliquetis des verres
et dans la fumée des pipes, braillera leurs couplets et leur fera une
renommée de monteurs de scies pour les rues. Leur suprême ambition,
quand ils en ont une, c'est de tenir le bâton de chef d'orchestre aux
Folies de Vaugirard ou au Casino de Billancourt.
On le conçoit :
pour réaliser un tel idéal, pas n'est besoin de longs et sérieux
exercices. Ne leur parlez donc pas du Conservatoire. Il a été fondé pour
les idiots, les crétins, les routiniers. A eux l'espace, les folles
équipées, les tonnelles, le petit bleu, la vraie vie enfin! Ils n'ont
certes point à courir après les mélodies; elles viennent à eux. Ils se
mettent au piano, et, crac, immédiatement trouvent des airs. Des airs
d'un autre, c'est vrai; mais quelques-uns sont assez distraits ou naïfs
pour ne pas s'en apercevoir. Ils continuent ainsi à plaquer avec toute
la force de leurs doigts des tas d'accords, des phrases poncives, des
modulations, des finales, des lambeaux de marches et de sonates qu'ils
se sont assimilés un peu partout, depuis l'Opéra jusqu'aux bastringues
de foire, et alignent sans grande fatigue des airs de cirque à tant la
feuille.
Ne leur parlez pas non plus de la solitude, cette sœur
de la méditation, cette mère des chefs-d'œuvre. Elle ne convient qu'aux
misanthropes, aux dégoûtés. Leur système habituel est la collaboration,
en compagnie d'une bonne bouteille et de l'auteur ou des auteurs du
poème, parfois au nombre de trois ou quatre. C'est du contact, de
l'inspiration mutuelle de ces grands esprits allumés par les liqueurs,
la bière ou la cigarette, que naissent ces produits dont chacun de nous
a pu apprécier la haute valeur.
Du reste, soit qu'ils ne se fient
pas à leur force ou qu'ils poussent la paresse à l'extrême, au lieu de
viser à des mélodies, à des accompagnements nouveaux, leur plus grande
occupation est de piller à droite, à gauche, tout ce dont ils ont gardé
le souvenir et qu'ils modifient en le combinant tant bien que mal.
Certains, je le sais, agissent inconsciemment, mais la majorité (je
n'hésite pas à le dire, parce que j'en ai été témoin) le fait d'abord
par manque de scrupule, par insouciance, ensuite de parti pris, et,
enfin, tout naturellement, on dirait presque avec mérite et honneur.
J'ai vu quelques-uns de ces musiciens chercher sur le clavier le chant
d'une stance, et, comme un ami s'écriait : "Mais c'est l'air de la
ballade créée, il y a trois ans, par X., tu te la rappelles bien? -
Tiens! c'est vrai. Bah! c'était un ténor. Transposée pour baryton, avec
des accidents par-ci par-là, et surtout renversée de bas en haut, elle
paraîtra complètement différente."
Ils adaptent ainsi aux paroles
qu'on leur livre la musique que, sans doute, d'autres mélomanes de ce
calibre avaient empruntée à des prédécesseurs. Manière excellente de
conserver les saines traditions.
Aussi, sur trente rondeaux,
trente romances ou polkas, pris au hasard dans les cafés-concerts, y en
a-t-il à peine trois ou quatre qui aient de l'originalité et n'évoquent
pas l'idée d'un modèle.
Si encore nos compositeurs ne puisaient
que dans un répertoire de chansonnettes ou de danses, ils auraient pour
excuse de n'avoir mis à sac que des choses de même famille et à peu près
de même valeur; mais voyez où le plagiat devient inimaginable, honteux,
sacrilège. Ils s'attaquent aux chefs-d'œuvre de nos grands maîtres et,
dérobant leurs trésors, les transforment de la façon la plus grotesque.
Je pourrais citer un passage de la Flûte enchantée qui s'est
métamorphosé sous leurs doigts en une mazurka connue. J'ai entendu une
mélodie de la Favorite sur laquelle se bat une schottisch.
Pour
ceux de mes lecteurs qui connaissent la musique, ils comprendront vite
qu'on obtient ce résultat sans grandes difficultés, en changeant la
mesure, en accélérant le rythme, en modifiant deux ou trois notes,
surtout à la fin des vers, en intercalant des trilles, des
appoggiatures.
Non contents de disséquer les opéras morts et
vivants, les ravitailleurs des scènes en question ont l'audace de
travestir les cantiques d'église et de faire servir les inspirations de
la foi à glorifier des inepties.
Chacun connaît entre autres le
fameux refrain :
Esprit saint, descendez en nous !
On en a
tiré plusieurs moutures, notamment une bacchanale effrénée. Eh! allez-y,
cymbales; allez-y, tambours, cors et saxophones. Il fait bon vraiment
ouïr des masses idiotes ressasser sur une musique consacrée ces
turpitudes de vin et d'amour.
La Marche funèbre de Chopin, qui
traduit si vivement les angoisses de l'être séparé de ce qu'il aimait,
on me l'a jouée, adaptée, non sans habileté d'ailleurs, à une
description en argot d'une partie de crêpes. Ouvriers et filles se
déhanchent et gambadent avec force saccades, aux trilles des flûtes, au
grognement des violoncelles. Musique vraiment forte et féconde que celle
qui se prête ainsi à la douleur et au plaisir. Mais n'est-il pas à
plaindre, celui qui a voulu folâtrer d'une manière si macabre?
La
faute, je l'avoue, n'en incombe pas entièrement au compositeur. C'est
souvent le librettiste qui exige ces déprédations.
Dernièrement,
chez lui, en compagnie de quelques camarades, un de nos illustres
exportateurs de couplets, voulant examiner un compositeur qui le
suppliait de l'employer, venait de lui remettre une chansonnette; et
comme ce dernier, assis au piano, agaçait sa pauvre cervelle pour en
tirer une idée, un semblant de motif :
"Ah ça! s'écria
l'autre avec dépit et force jurons, ne savez-vous donc pas un air de
n'importe qui, de Meyerbeer par exemple; flanquez-le là-dessus. Ce n'est
pas bien malin, sacrédieu!"
L'autre tergiversait, peu habitué
à cette étrange méthode, lorsque le chansonnier l'envoya promener et fit
signe à un autre candidat de prendre le tabouret.
Je dois à la
vérité de dire que le nouvel appelé répondit dignement à l'invitation du
maître et qu'il accomplit sans broncher l'attentat requis contre
l'immortel auteur des Huguenots et du Prophète.
Nous assistons
là, on le voit, pas précisément à un vol manifeste, ce qui soulèverait
le dégoût public en même temps que les légitimes revendications des
auteurs et éditeurs intéressés; non pas même à une parodie avouée,
étiquetée, de sentiments sublimes, gracieux, en pochades amusantes et
drôles, mais à un déguisement grotesque, parfois frauduleux et toujours
déshonorant.
Dire que les fournisseurs ordinaires des
cafés-concerts usent tous, volontairement ou par oubli, de ces procédés
d'imitation, ce serait exagéré; mais je crois qu'il n'y en a guère plus
de sept ou huit qui ne soient pas, la plupart du temps, des plagiaires.
Ai-je besoin d'ajouter que, vu la facilité avec laquelle les auteurs de
paroles tournent leurs couplets, une masse de compositeurs se sont,
depuis quelque temps, improvisés poètes? De cette façon, ils n'ont plus
besoin d'attendre ou de chercher des livrets. Ils s'en confectionnent
eux-mêmes au fur et à mesure que leur arrivent les mélodies.
Perte de droits très préjudiciable aux auteurs, réduits bientôt à merci.
Mais, comme ici-bas le châtiment suit toujours la faute, les auteurs
sont vengés par les acteurs. Ces derniers, que nous voyons se
transformer, malgré leur ignorance crasse et leur manque absolu d'idées,
en ajusteurs de rimes et fabricants de poèmes iroquois, sont également
devenus très vite musiciens. Alors, se jetant à l'envi sur toute espèce
d'ouvrages anciens et nouveaux, ils les découpent et les recousent, ou
même se les approprient intégralement selon leurs goûts, en y semant
tout du long des gaudrioles de carrefours.
Plusieurs même ne
reculent pas devant les trésors des nations étrangères.
Au cours
d'un procès récent, on a découvert qu'une certaine chanson, lancée à
grand fracas de réclames par un cabotin excentrique et portant sa
signature comme musicien, était la simple reproduction d'une œuvre
anglaise.
Pas dégoûté vraiment, ce spoliateur-là. Si, un jour,
les compatriotes de la victime se le
rappellent, quelles
représailles, mes amis!
Quant à ceux qui ne sauraient pas opérer
ces adaptations, ils trouveront toujours de pauvres diables qui,
moyennant une pièce de cent sous, s'en chargeront volontiers.
La
Société des auteurs et compositeurs de musique se méfie tellement, et
pour cause, des artistes qui sollicitent l'honneur d'être reçus comme
membres et de toucher des droits, qu'elle vient d'insérer dans ses
statuts la clause suivante :
"Le comité, avant de se prononcer
sur l'admission, peut, s'il le juge convenable, demander aux postulants
d'improviser devant eux une mélodie sur un sujet imposé."
Quel coup, mes amis!
Combien s'est-il présenté de chanteurs
depuis cette décision? Je ne sais. Toujours est-il que j'applaudis fort
à l'établissement de ce petit tribunal artistique.
Le clan des
compositeurs que nous venons de passer en revue est incontestablement,
même quand il n'arrive pas au but de ses désirs, le plus heureux de
tous, puisque l'idéal, ce dur aiguillon, et l'ambition, ce poison de la
vie, lui épargnent leurs pointes et leurs brûlures.
Aux
compositeurs sérieux maintenant!
Ceux-ci n'envisageant et ne
convoitant les cafés-concerts que comme une simple station dans leur
campagne pour l'art, il serait juste qu'on leur en rendit le séjour à
peu près agréable. Ils ne sont pas de bien redoutables concurrents pour
nos retapeurs. Eh bien! c'est tout le contraire qui arrive; et,
vraiment, je serais obligé d'emprunter la plume de Malfilâtre, si je
voulais dépeindre leurs infortunes. Porter en soi la flamme divine, y
sentir bouillonner des idées, des accents supérieurs, et les abandonner,
que dis-je! les combattre, les sacrifier, les ravaler : quel plus grand
sacrifice!
Aussi combien de musiciens au goût pur, aux visées
hautes, qui, rougissant du métier qu'ils tentent sur ces scènes, n'osent
pas mettre leur signature au-dessous des productions qu'ils y servent et
qu'ils taxent de polissonneries!
Le plus douloureux, c'est que,
malgré tous leurs efforts pour se mettre à la portée du monde qui régit
et fréquente ces lieux-là, ils peuvent rarement atteindre le degré de
balourdise et d'ânerie capable de le satisfaire.
"Même quand
l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes", a dit un poète.
Même quand ils travaillent pour le beuglant, on sent qu'ils sont
inspirés.
Or, c'est là un crime aux yeux du librettiste d'abord.
Pensez donc! Vouloir embellir ses vers, leur donner un joli coup de
brosse : quelle horreur!
Certain compilateur de refrains
incohérents avait confié les paroles d'une romance à un de mes
camarades. Celui-ci, en bon élève de Delibes, écrivit une œuvre
charmante, très gracieuse, très harmonique. A peine l'eut-il fait
entendre au prétendu poète que celui-ci, mécontent de tant de perfection
:
"Ah ça! mon cher, s'écria-t-il, vous nous la faites à
l'Opéra-Comique!" (sic).
C'était bien la peine de tant suer
sur les bancs du Conservatoire!
Mais le librettiste n'est que
miel à côté de l'artiste qui doit interpréter l'œuvre, et surtout des
musiciens chargés de la jouer, de l'accompagner. Et puisque l'occasion
s'en présente, je vais ébaucher ici une peinture prise sur le vif de ces
corps spéciaux qu'on nomme les orchestres de cafés-concerts.
J'ai
assisté naguère aux tribulations d'un jeune compositeur doué de ce qui
fait les forts : une âme simple, originale, largement inspirée,
fortifiée par de sérieux labeurs et par une longue pratique.
Arrivé à Paris avec moins de cinquante sous et désireux de se créer
promptement des ressources, il avait essayé, entre ses leçons, de
produire quelques morceaux au Prado et à
Ba-Ta-Clan. Après d'innombrables
déboires sur lesquels je serai muet, de peur de paraître banal, il était
parvenu à placer une chansonnette dans un de nos premiers
établissements, chansonnette d'un goût exquis et très mélodique.
Or, voyez sa malchance. Il l'avait conçue dans le ton de mi majeur, ce
qui, tous les débutants le savent, comporte quatre dièses à la clef.
Quand le chef d'orchestre aperçut les parties ainsi composées, les
musiciens firent la moue.
Évidemment cela leur paraissait
terrible.
En effet, ce ne fut d'un bout à l'autre qu'une
succession de fautes non seulement dans les nuances, mais dans les notes
et la mesure.
Mon pauvre ami n'en revenait pas. Il fallut
recommencer la manœuvre. Le chef d'orchestre rageait, ses subordonnés
s'embrouillant dans la moindre gamme chromatique, hésitant à un
changement de ton qui se présentait au refrain.
Enfin, après
beaucoup de patience, d'essais et de lassitude, ladite chanson affronta
la rampe. Son succès ayant dépassé les espérances de chacun, le
compositeur dut en fournir une autre. Il le fit à regret, forcé par la
nécessité, et pour répondre aux risettes de la bonne fortune.
Le
second morceau qu'il donna offrait trois bémols. Cette fois-ci, il
faillit être mal reçu à l'orchestre. Le chef lui déclara que, quoique
son œuvre lui parût bien réussie et même très lisiblement écrite, il
n'était pas habitué, lui, à ce virtuosisme, que sa troupe se
surmenait à déchiffrer de pareils embrouillamini, qu'il y avait là trop
d'andante, de presto, de rallentando, et qu'il ne prenait pas sur lui de mener à bien
l'exécution.
Vous voyez la mine de l'auteur. Lui qui, tout jeune,
avait, en qualité d'impresario, fait le tour du globe, il n'avait jamais
rencontré aux Indes ni aux États-Unis des exécutants aussi rétifs, aussi
ignorants qu'au sein de la civilisation et du progrès.
Mais ce
qui montre bien le niveau de l'art musical dans ces endroits et à quel
point de médiocrité l'on tombe quand on ne fréquente que les médiocres,
c'est que, au lieu de formuler une excuse, de lui exprimer, au moins du
bout des lèvres, leur honte de se heurter à des difficultés qu'aurait
tournées un enfant de douze ans, ils se mirent chacun à sa façon à lui
décocher des railleries.
Le trombone engagea l'attaque. "Pardon,
monsieur, lui dit-il; rien qu'un mot. - Je vous écoute. - Vous
n'avez certainement jamais écrit pour les cafés-concerts. - Pas encore à
Paris; mais je commence à m'apercevoir que ce n'est pas facile."
L'interlocuteur ne saisissant pas l'ironie :
"Rien de plus
simple cependant, continua-t-il. Employez les accords parfaits,
les tonalités simples : do majeur, la mineur, sol, ré majeur tout au
plus ; évitez les nuances, les indications qui font varier le mouvement.
Quelques coups de cymbales par-ci par-là! Des crescendos à la fin! Mais
abstenez-vous de fioritures, ainsi que de ces accidents qu'il faut
suivre à la loupe et où l'on se casse le cou. Que vos airs marchent de
plain-pied, et tout est dit. Avec cela, vous êtes sûr de votre affaire."
Le compositeur l'avait laissé parler, curieux de connaître la théorie de
ce personnage. Comme il allait le remercier, la clarinette, prise de
pitié pour lui : "Pourquoi, cher monsieur, lui dit-elle, vous
donner tant de mal? C'était si aisé d'écrire votre chansonnette dans un
autre ton. Si vous croyez que le public vous en saura gré, vous vous
trompez."
Le martyr commençait à se lasser.
"Faites-moi,
monsieur, lui dit-il, grâce de vos conseils. J'écris comme je
comprends. - Ma foi, ajouta, en l'interrompant, le premier piston,
qui n'aurait pour rien au monde manqué sa partie dans ce concert... de
moqueries, quand on écrit de la musique pareille, on la porte au
Grand-Opéra. - Vous devriez alors vous féliciter de ce que je vous en
fais bénéficier. - Oh! la la, du Wagner!"
Et sept ou huit
musiciens pouffèrent de rire à cette heureuse trouvaille.
"Du
Wagner! répliqua l'auteur. - A peu près. C'est un enchevêtrement
continuel de difficultés. - Elles sont en vous, monsieur, mais non dans
ma musique."
L'orage menaçait d'éclater, lorsque, comme
Neptune qui levait jadis son trident au-dessus des flots, le chef
d'orchestre ramena le calme avec son bâton. La répétition commença. Je
me porte garant de la simplicité avec laquelle ce morceau était traité ;
mais, la mélodie se développant d'une façon animée et large, les
musiciens semblaient gravir une côte escarpée et s'accrochaient,
piétinaient, fléchissaient à chaque instant.
A partir de ce
jour-là, le surnom de Wagner des cafés-concerts demeura à mon ami.
Chaque fois qu'il entrait dans la salle, c'est avec ce mot qu'on le
recevait. Et quelle avalanche de coups de langue plus ou moins acérés!
Quel ensemble de mauvaises volontés, de parti pris de contrecarrer
toutes ses intentions! Avait-il marqué sous un passage forte, les notes
ne se faisaient pas ou résonnaient si faiblement que l'effet était
manqué.
Était-ce, au contraire, pianissimo, il était sûr
d'entendre un renflement de son, voire un tonnerre épouvantable. Puis,
la grosse caisse battait à contretemps ; un cornettiste oubliait de
changer d'embouchure et ne voulait convenir de son erreur qu'après le
troisième avertissement.
Qu'il y eût coalition ou simple hasard,
jugez quelle humeur peut garder un homme qui a répandu son âme dans une
œuvre et dont on traduit ainsi la pensée et les sentiments!
Que
diable! aussi, mettre trois bémols à la clef!
En résumé, il est
affreusement difficile de pénétrer dans ces prétendus sanctuaires de
l'art, tant les abords en sont obstrués, gardés avec soin ; et, au
premier pas qu'on y fait, que de désillusions!
L'harmonie, qui
devrait vraisemblablement régner parmi les musiciens, se réduit à quatre
ou cinq coteries fomentées par tel auteur ou compositeur parvenu.
J'élimine ici par avance quelques personnalités dont j'ai pu apprécier
la bienveillance et le talent. Seulement, elles ne constituent que de
glorieuses et très rares exceptions. Du reste, c'est beaucoup moins par
la malice des gens que par la fatalité des choses, par les exigences du
lieu, des clients et des directeurs que cela se passe ainsi.
Donc, dès qu'un de ces messieurs : auteur ou compositeur établi dans la
maison, secrétaire, régisseur, ou même le chef d'orchestre, ce
souverain, se trouvent en présence de quelqu'un qui possède un
tempérament et dont le succès pourrait compromettre leur réputation, ou
leur place, ils n'ont qu'un but : l'humilier, le décourager, le
rabaisser, finalement l'éloigner pour qu'il ne leur passe pas sur le
corps. Le chef sait se faire comprendre de ses subordonnés. Ceux-ci,
prenant fait et cause pour lui, forment contre le débutant un blocus en
règle où il succombera, s'il n'est quadruplement cuirassé.
De plus, tant par jalousie que par intérêt, ils tâcheront avec mille
stratagèmes de le discréditer auprès des artistes, surtout auprès des
femmes, jugeant sans doute ces dernières plus accessibles aux cancans.
Je sais un compositeur, au sujet duquel le chef d'orchestre d'un de nos
principaux concerts tint ce joli propos, que me rapporta l'actrice à
laquelle il s'adressait et qui venait d'être engagée dans
l'établissement : "Mon amie, si vous chantez des morceaux de Z., vous
n'aurez que des fours."
Et le musicien ne comptait que des
succès, dans cette salle.
Comment lutter contre ces calomnies,
contre cette guerre injuste et souterraine?
Les mots d'ordre dans
ces endroits sont, sans contredit : Pas d'art ; de l'ineptie! Pas de
travail ; des machines! Pas de goût; du gros, du burlesque, du ronflant!
Pour peu que vous essayiez d'y prendre pied, on vous oblige à cracher
sur les dieux que vous avez adorés, et même à les briser sans vous
plaindre.
C'est donc à dégoûter du métier, si utile qu'il puisse
être.
Aussi, que de compositeurs ont déserté ce camp, préférant
d'humbles cachets disproportionnés avec leur mérite au gain de ces
odieuses et stupides profanations!
Pourtant, quand on a un
caractère fortement trempé de vouloir et de patience, on finit, après
beaucoup de travail et à moins d'une malchance exceptionnelle, on finit,
dis-je, par arriver, comme certain compositeur déjà nommé qui me
racontait dernièrement sa vie, que je vais résumer ici pour
l'édification des jeunes amants de la musique.
"J'étais, me
disait-il, lauréat du Conservatoire de Bruxelles, où j'avais
obtenu très jeune les premiers prix. Des revers de fortune et
l'espoir d'y remédier m'amenèrent à Paris. Là, j'eus naturellement
des déboires et je ne pus gagner ma vie qu'en accompagnant des
chansonnettes à des cabotins d'une outrecuidance et d'un grotesque
achevé. Cette situation par malheur se prolongea assez longtemps.
"Dans le milieu où je vivais, je mettais une certaine pudeur à
cacher mon talent par respect pour l'art. Seuls, quelques jeunes
gens fourvoyés dans ce monde devinrent mes confidents et
s'intéressèrent à moi. Le vicomte de F..., que je rencontrai à
Angers, m'aida beaucoup. J'eus l'occasion, grâce à lui, de faire
valoir mon talent de musicien. C'est ainsi que je parcourus le
Poitou, l'Anjou, et enfin la Suisse, allant de château en château et
donnant des concerts. A la fois chef d'orchestre et pianiste, après
avoir exécuté une ballade de Chopin, j'improvisais des variations
sur la dernière scie des beuglants.
"Mais, peu persévérant,
ayant toujours la marotte de la composition, je renonçai vite à ce
monde-là pour revenir à mes premières rêveries. Devenu complètement
libre, je pus travailler à l'aise et aborder les scènes faciles,
entre autres l'
Eldorado, où je fis représenter de soixante à
quatre-vingts petites pièces, un nombre incalculable de chansons,
romances, scènes, etc. Je n'ajoutais aucune importance à ces
élucubrations, m'étant surtout évertué à faire le plus mal possible
pour plaire à un public complètement idiot ; et si quelques
inspirations venaient bien malgré moi, je poussais la coquetterie
jusqu'à le regretter.
"Enfin, j'eus un petit acte joué au
Palais-Royal : Actéon, essai assez anodin, entravé encore par
la routine qui ronge ce théâtre, comme la poussière, les vieux
meubles.
"Mon second début, plus heureux au théâtre des
Nouveautés, avec le Droit d'aînesse, de MM. Vanloo et Leterrier, me
satisfit davantage. J'étais plus maître de moi.
"J'avais
enfin trouvé une scène un peu élevée, et réussi en dépit d'un public
blasé, indifférent ; en dépit surtout d'une presse injuste dont
l'exclusivisme en arrive à ne pas admettre l'artiste indépendant.
Pour trouver grâce devant elle, il faut faire partie de ses
coteries, de ses cercles, de ses associations. J'ai toujours
repoussé ces avances ; je m'en fais gloire.
"Peu de temps
après, je donnai aux Bouffes, pour succéder à la Béarnaise, de M.
Messager, dont j'ai pu apprécier les qualités fines et délicates, les Noces improvisées, jouées en ce moment-ci à New-York sous le
titre de Nadgy.
"C'est alors que la colère de quelques
journalistes n'eut plus de bornes. Ils allèrent jusqu'à me reprocher
mes débuts au café-concert.
"C'était idiot.
"Mais
j'insisterai d'autant moins là-dessus que mes ouvrages rencontrèrent
sur les scènes américaines et anglaises un éclatant succès. J'étais
donc vengé, et bien vengé."
Aux compositeurs sérieux de suivre un pareil exemple !
FIN DU CHAPITRE CINQ
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