Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts

Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames

Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements

Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs

Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres

Chapitre six
La chanson - Les chansons

Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes

Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs

Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs

André Chadourne  - Les Cafés-Concerts

E. Dentu, éditeur - Paris, 1889

(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)

Chapitre Cinq

Compositeurs et orchestres


Après ce portrait détaillé des auteurs de paroles, comment omettre celui de leurs alliés naturels, indispensables : les compositeurs?

Leur physionomie, aussi distincte, aussi caractérisée que l'autre, offre aux curieux de bien nombreux points d'étude. Pourtant elle est jusqu'ici demeurée dans l'ombre.

Ne serait-il pas temps de réparer cette lacune, dont l'histoire contemporaine souffrirait trop et que nos petits-fils nous reprocheraient amèrement?

S'il se trouve une classe d'individus qui, à l'instar des télégraphistes et des demoiselles brevetées, ait pris une extension, une importance effroyables, c'est bien celle des compositeurs. Je ne sais quel Jéhovah a promis à je ne sais quel Abraham de la musique une postérité plus nombreuse que les étoiles du firmament; mais on ne saurait nier que la promesse ait été réalisée. Pour s'en faire une idée, il n'y a qu'à savoir ceci : c'est que tous les êtres de la création experts à taquiner le piano, le violon, la flûte, la guitare, le basson ou l'ophicléide, se rangent, d'eux-mêmes bien entendu, dans l'intéressante tribu des compositeurs. Certainement ils ne rêvent pas tous d'une seconde Africaine, d'un nouveau Pré aux Clercs ou même d'un pendant aux Deux Aveugles. Ils manquent pour cela de... temps et de protections. Mais pas un qui n'ait jeté quelques notes sous les strophes d'un élève, d'un ami, et n'espère les faire vibrer à une séance de société philharmonique, à un repas de noce ou dans un beuglant. Au premier essai s'en joint bientôt un second, puis un troisième, qui stimulent les appétits de l'auteur. Pour peu qu'il trouve ce qu'on appelle un joint, et tôt ou tard il y arrive, le voilà enrôlé, dans l'immense légion.

Légion est peu dire; mettons plutôt armée, et armée comme on n'en a jamais vu. Oui, tandis que, depuis la mort de Victor Hugo, il ne s'est révélé à la France aucun barde de premier ordre, tandis qu'avec Gambetta s'est éteint le dernier souffle d'orateur, l'art lyrique nous montre fièrement, à côté des Gounod, des Ambroise Thomas, d'autres hommes prêts, comme Massenet, Saint-Saëns, Reyer, Chabrier, Godard, etc., à prendre le sceptre et à commander aux troupes.

Heureuse cette immense tribu qui, dans ce siècle prosaïque, en dépit des labeurs, des vexations, des jeûnes, des tortures, auxquels on la condamne, possède assez de vigueur pour persévérer, grandir et se multiplier!

Si les professeurs de musique sont tous compositeurs, réciproquement, hélas! presque tous les compositeurs sont professeurs. Nos plus illustres maîtres, lauréats du grand prix de Rome, l'ont été jusqu'au jour où ils ont pu enfin voir leurs hautes conceptions se réaliser sur la scène et une pluie d'or féconder la sécheresse de leur escarcelle. Peut-être même quelques-uns continuent-ils encore après.

Pour soutenir leur vie matérielle, poètes et hommes de lettres peuvent varier leurs occupations, écrire dans les journaux et les revues, donner des leçons de philosophie, d'histoire, etc., ou se prélasser dans un ministère.

Que peut, hélas! faire le compositeur? S'il ne veut s'user de bonne heure le tempérament à passer toutes ses soirées dans un orchestre ou toutes ses nuits dans les bals de noces, il ne lui reste, outre quelques misérables travaux de copie ou de transposition, que l'enseignement.

Mais qu'il faut là de foi et de patience! Pour ceux surtout qui ont obtenu les plus beaux lauriers, qui ont passé dans le rêve et l'espoir quelques années à Rome et qui portent en eux des torrents de mélodie, quelle existence ce doit être de faire monter des gammes à des disciples rebelles, de les reprendre sans les irriter, de se fâcher après eux sans s'aliéner les parents, et de courir encore après la torture du gagne-pain! Beau Conservatoire, où l'on dirige des jeunes gens plus ou moins doués de tempérament vers un monde aussi chimérique!

De quels déboires, de quels tourments est entouré, surtout pour les novices, les inconnus, le professorat musical, inutile donc de le dire, tant les leçons au cachet ont fait l'objet d'élégies et de tirades mélodramatiques.

Aussi un grand nombre de musiciens, les uns simplement avides de rompre avec le commerce assommant des élèves, les autres brûlant de quitter l'ornière et de voler vers de lointains horizons, se mettent-ils à composer, souvent à contre-cœur, des airs de danse pour les éditeurs, des ballets plus ou moins décolletés en vue des établissements à femmes, comme les Folies Bergère. Mais le point où se dirigent surtout leurs regards d'envie, c'est assurément les cafés-concerts. Ils entrevoient là un port où ils pourront se reposer pour repartir, plus forts et mieux dispos, à la conquête glorieuse de la Toison d'or.

Envisageons maintenant, dans le monde spécial qui nous occupe, tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, y sont entrés.

D'abord un léger parallèle entre eux et leurs confrères, les auteurs de paroles ou poètes.

Le lecteur le moins érudit a sans doute vu traiter quelquefois ce sujet donné comme exercice littéraire aux élèves d'humanités : " La musique est-elle supérieure à la poésie, ou la poésie, à la musique?"

On pourrait pareillement mettre au concours celui-ci, quine semble point dénué de charmes :

"A qui, du poète ou du compositeur, doit-on accorder la prééminence, tant pour la valeur que pour le travail, les avantages?"

Pareille question demanderait une perspicacité plus qu'ordinaire; mais on peut du moins, dans chaque plateau de la balance, jeter quelques arguments.

L'auteur joue le rôle principal en ce sens qu'il conçoit le sujet et lui donne telle ou telle tournure. Aux librettistes d'opéra le soin de choisir dans les fastes d'un peuple des figures dignes de la scène, de bien exposer les sommets passionnels de leur vie sociale, en groupant autour d'eux des similitudes et des contrastes. Aux chansonniers celui de trier, entre les mille faits de la vie quotidienne, les sujets susceptibles d'hilarité, de ridicule, de flétrissure, etc., et de les arranger au moyen d'une langue claire, neuve, harmonieuse.

Ici ou là c'est donc le poète qui inspire le compositeur. Honneur à lui si son choix et sa manière sont bons; mais au café-concert, où, comme nous le verrons, les cinq sixièmes de ce qu'on entend ne sont que des bêtises, des platitudes, des âneries et des saletés, c'est à lui qu'en incombe la responsabilité première.

On dira peut-être : "Le public les lui demande."

Les trois quarts du temps, pas du tout. C'est lui qui les cherche, qui les façonne.

Nous avons vu, d'ailleurs, de quoi se compose la majorité de ces auteurs, et comment ils procèdent à leur besogne.

Mais cette besogne, livrée par l'auteur, c'est le compositeur qui la fixe, qui lui donne son relief particulier, qui la fait bourdonner, hurler, siffler, gronder dans l'auditoire.

C'est donc à lui que revient définitivement, immortellement dirai-je même pour les chefs-d'œuvre, la gloire de les avoir développés et affermis. De même, on peut reprocher à d'autres l'existence et la durée toujours trop longue de telle ou telle production de café-concert. Eux, qui auraient pu écraser dans l'œuf ces vilains et malfaisants oiseaux, ils leur ont donné des ailes et les ont lâchés à travers Paris, à travers le monde.

Ils sont donc responsables, devant les hommes de conscience et de goût, de ne pas aspirer aux succès de bon aloi, d'accepter indifféremment le mauvais, le crapuleux et d'adapter leurs mélodies à d'épouvantables charabias. Outre l'honneur qu'ils auraient à ne pas apposer leur signature (ce que leur pudeur leur interdit parfois) au bas de dégoûtantes élucubrations, l'intérêt, il semble, leur commanderait de ne point se confiner à la clientèle habituelle de beuglants, de ne mettre en musique que des morceaux pouvant, tant par le sujet que par le style, être écoutés dans le monde. Il n'est pas si malin, que diable! de trouver ou de faire écrire des refrains d'où le bon ton n'exclue nullement la verve et la gauloiserie.

Mais il faudrait pour cela leur demander plus de moralité qu'aux auteurs.

En dehors de la question de moralité, c'est au compositeur que revient la majeure partie du succès, puisque très souvent on n'entend pas les paroles. De plus, c'est lui qui a le plus à gagner aux cafés-concerts, puisqu'ils sont les vestibules ordinaires des théâtres d'opérette. Là ont débuté, après les maîtres du genre, les Bernicat, les Chassaigne, et beaucoup d'autres.

Planquette, l'illustre "fondeur" des Cloches de Corneville, m'écrivait dernièrement, à ce sujet :

"Mes premières chansons, notamment "Je suis grise", "Bras d'ssus, bras d'ssous", furent chantées par Théo [Louise] et Judic au concert de l' Eldorado, pendant la direction Lorge-Renard. Cantin, directeur des Folies Dramatiques, étant venu entendre une petite opérette de moi : Le Serment de Mme Grégoire, me confia le poème des Cloches de Corneville. C'est donc à l' Eldorado que je dois mon premier grand succès."

Le petit nombre d'établissements qui s'offrent aux nouveaux pour se produire leur impose presque l'obligation de passer sous ce joug.

Sans être bien originaux, les compositeurs travaillent leurs œuvres plus que les auteurs de paroles, tant par la raison indiquée ci-dessus : que leur ambition a plus de champ, que par celle-ci : on ne compose pas sans avoir étudié quelque peu; l'étude inspire nécessairement le goût du beau, tandis que, pour torcher des pièces comme certains auteurs, il n'est besoin que d'avoir fréquenté les guinguettes et les écuries.

Non seulement ils travaillent davantage dans le sens technique, mais dans le sens matériel du mot.

La musique, sortant du domaine de l'idéal pur, exige plus de main-d'œuvre que la poésie. C'est même, quand il s'agit de travaux de peu de profit, un des côtés les plus vexants du métier. Tandis que le poète, pour fournir une copie de son œuvre, n'a qu'à griffonner cinq ou six strophes sur une feuille volante, le compositeur est obligé, lui, de transcrire avec soin les parties de chant et d'accompagnement, sans compter l'orchestration, c'est-à-dire quatorze ou quinze pages. Maintenant, si, à la répétition, l'artiste trouve que le ton de son morceau est trop haut ou trop bas, et que les musiciens de l'orchestre ne soient pas tous capables de le transposer à première vue, l'ouvrage doit être recommencé entièrement. Quelle perte de temps n'en résulte-t-il pas, quelle fatigue et quelles dépenses, soit que l'on confie ce travail à un autre, soit qu'on l'exécute soi-même!

Cependant les compositeurs ne collaborent guère entre eux. De temps en temps paraît bien une chanson signée de deux musiciens; mais le fait est peu fréquent.

Doit-on en conclure qu'il est plus aisé de trouver des airs que des mots, et de construire des phrases de contre-point que des périodes poétiques? Nullement. Cela tient sans doute à d'autres causes.

Le poète doit d'abord trouver un sujet. Ça n'a peut-être pas l'air de grand chose; mais c'est presque tout, quand on veut en présenter un de neuf.

A raison de quarante salles dans Paris et de vingt chansons dites dans chacune, on obtient la somme de huit cents chansons lancées tous les soirs, ou de trois cent mille livrées par an à la consommation publique. On n'exagère pas en évaluant à cinquante mille le nombre des œuvres nouvelles, et à trois ou quatre millions le nombre de celles qui ont été entendues au moins sept fois. Songez alors, par le peu de champs laissés en friche, combien il est difficile d'obéir aux goûts du public qui demande du nouveau.

Le sujet tenu, il faut en coordonner, en graduer les parties, puis les revêtir d'une forme intéressante, mouvementée, et surtout trouver un refrain qui soit pour le public comme un hameçon où il se prenne.

Le musicien, au contraire, reçoit l'œuvre tout entière arrangée pour la scène et n'a, pour ainsi dire, qu'à la chanter.

Ajoutons que nos compositeurs, ceux du moins qui ont eu l'avantage d'être joués, ne s'occupent d'un morceau que lorsqu'il a été reçu par un interprète, par le directeur, et qu'il est revenu de la Censure.

Pour expliquer ces précautions, et ne pas travailler en l'air, ils allèguent qu'acteurs et actrices refusent parfois d'excellentes choses, que les directeurs en arrêtent d'autres pour divers motifs et que la Censure aperçoit souvent des immoralités là où un œil pudique n'en avait point vu; auxquels cas la musique, comme on dit dans le commerce, reste pour compte à son fabricant. Dommage qu'ils veulent éviter.

Gens très pratiques, comme on le voit.

Les auteurs souhaiteraient bien qu'il en fût ainsi pour eux. Quand ils se sont creusé le cerveau sur une chanson, il leur est dur de faire la navette entre cinq ou six acteurs, sous prétexte qu'elle est trop banale, trop corsée, ou trop chaude, ou trop froide, etc.; puis, quand un artiste l'a acceptée, d'entendre le directeur dire qu'on a donné, il n'y a pas longtemps, une machine pareille et, enfin, de se prendre de bec avec la Censure, qui demande des changements au plus bel endroit et qui même en prohibe l'interprétation.

Et à l'eau tout leur travail, comme le pot au lait de Perrette!

Mais, ce qui rétablit la compensation entre les auteurs de paroles et les compositeurs, c'est la tâche spéciale qui incombe à ces derniers et qui leur est si rude, lorsqu'ils ne disposent ni de temps ni de ressources.

Tandis que l'auteur n'a qu'à offrir ses vers pour recevoir une réponse, le compositeur, lui, doit se rendre chez les artistes afin de leur jouer le morceau, leur indiquer les intonations et le leur faire chanter. Presque aucun d'entre eux n'est musicien. Force donc est au compositeur de faire le professeur... à titre gratuit. Que dis-je? Trop honoré de mâcher la besogne à ses interprètes, et de la leur mettre dans la tête, dans le gosier.

Seulement, hommes et femmes ont une singulière manière d'user du temps des autres et de comprendre les rendez-vous. Sur cent, ils en négligent quatre-vingt-dix-neuf : "Monsieur est au café," vous répond-on. Vous y allez. "Il vient de partir pour la répétition." Vous vous dirigez du côté de son concert. "On ne l'a pas encore vu; mais il va venir sûrement."

Après avoir fait le pied de grue pendant trois quarts d'heure, vous partez, et vous l'apercevez sur le boulevard, ayant au bras une femme avec laquelle il a l'air de batifoler sans souci. L'accostez-vous, il vous demande pardon sur ses grands dieux, et vous invite à... lui payer un verre de madère.

Vis-à-vis des dames, quel jeu plus divertissant encore! A l'opposé des carmélites, elles ont à sortir constamment. Aussi le compositeur, après s'être soustrait à un travail ou privé d'un plaisir, arrive-t-il essoufflé chez elle, il ne trouve que la maman ou le papa, blanchisseuse et rentier "Ah! veuillez, monsieur, excuser notre Octavie. Sa cousine est venue la chercher pour l'emmener dîner;" ou bien : "Elle a reçu inopinément une dépêche du directeur des Bouffes, qui veut lui faire créer le principal rôle dans sa prochaine pièce. - Je l'en félicite; elle a une telle voix. - Oh! merveilleuse, monsieur, merveilleuse! L'avocat du dessous est monté la voir et lui a promis le plus bel avenir." Encouragé par cette franche naïveté, vous lâchez au hasard  : "Certainement, c'est une future Patti." Vous vous attendez à recevoir une gifle pour cette colossale ironie. Pas du tout. "Oh ! pas encore; mais si Octavie peut trouver quelques protections... Seulement, il en faut de bonnes, et du monde honnête; car, pas de plaisanteries de ce côté-là."

Après une heure d'un tel colloque : "C'est bien étonnant qu'Octavie ne soit pas encore revenue. Sa cousine l'aura probablement gardée à coucher. Il est si dangereux maintenant pour une jeune fille de rentrer seule le soir."

Quelquefois c'est une soubrette qui se présente et qui, d'un air agacé ou égrillard, vous répond en vous fermant la porte au nez : "Madame est en compagnie."

Un autre jour, d'après ses promesses, vous l'attendez chez vous. Comme la sœur Anne, vous ne voyez rien venir et vous restez à vous morfondre.

Traité comme un chien, comme un paria!

Et, dès qu'elle viendra, dès que vous la rencontrerez, il faudra ne lui refuser ni un bouquet, ni une tasse de chocolat, ni un dîner, et même lui faire quelques commissions.

A ces conditions-là, après de nombreux jours d'attente et des tourments dont je ne donne qu'une minime esquisse, vous entendrez peut-être votre romance sur la scène.

Aussi, avec quelle stupéfaction ai-je lu dans plusieurs journaux que des débutants, pour récompenser une actrice qui avait créé une de leurs chansons, lui avaient fait cadeau de bijoux, de bracelets, de diamants! Où allons-nous, mon Dieu! S'ils ne sont pas millionnaires, ils ont commis une folie; s'ils le sont, ils auraient dû recommander la discrétion à leur donataire. A quel métier devront désormais se livrer les auteurs de mélodies, si les Philomèle coûtent tant à apprivoiser?

Mais si ce n'étaient que de menteuses réclames?

En tous cas, il n'est pas besoin de ces notes des journaux qui attirent l'attention du public pour stimuler les rivalités et les jalousies que les compositeurs manifestent entre eux à chaque instant.

Jusqu'à présent, sur la foi des philosophes et des romanciers, j'avais cru que, pour voir la jalousie s'épanouir dans toute sa beauté, il fallait descendre dans une âme féminine. Erreur complète! Entre toutes les jalousies que j'ai eu le loisir d'étudier, je n'en connais pas de plus caractérisée que celle de ces messieurs.

"Et celle des gens de lettres?" objectera-t-on. La main sur la conscience, à n'envisager que les hommes de lettres purs, c'est-à-dire en abstrayant les journalistes, mus par d'autres raisons que celles de la littérature, elle existe beaucoup moins qu'on ne croit. En tous cas, elle s'appuie presque toujours sur des systèmes, ne se prononce guère qu'après avoir lu, se montre moins tranchante et beaucoup plus polie que d'autres.

Celle des compositeurs, au contraire, est saillante, à vif.

Présentez à maints d'entre eux l'œuvre d'un confrère en le priant de vous la jouer. Pour peu qu'ils soient libres avec vous, ils vous répondront, sans l'avoir regardée ou après en avoir déchiffré deux mesures : "C'est de la musique de pacotille." Et ils la jetteront sur un fauteuil.

A les croire pour la plupart, tous les autres seraient bons à mettre au cabinet.

Aussi sont-ils très exigeants, très bornés idées, et ne sortent-ils guère de la musique. Qualité excellente peut-être pour concentrer le talent et faciliter le succès, mais qui laisse fatalement l'homme incomplet!

Pourtant leur ignorance générale de toutes choses ne les empêchera pas d'essayer de vous donner, à vous, écrivain et poète sérieux, quelques leçons de grammaire ou de prosodie.

Ce coup d'œil une fois jeté sur l'ensemble des compositeurs de cafés-concerts, il reste à en examiner les différentes catégories, séparées par des traits assez marqués, presque essentiels.

D'après la Revue des Concerts, on compte quatre façons de "musiquer la chanson" de ces établissements, par conséquent (je le comprends du moins ainsi), quatre sortes de compositeurs.

Pour nous, négligeant de légères subdivisions, nous les ramènerons à deux :

Ceux qui, après des études élémentaires de musique, pris d'amour pour la vie de bohème et les flonflons, se sont nourris de valses, de quadrilles, de romances sentimentales, de chansons burlesques, enfin du répertoire entier des guinguettes et des bals. Considérant qu'il faut céder au goût du public, ils estiment que le meilleur moyen pour gagner de quoi flâner est de l'émoustiller jusqu'à le faire rougir et se tordre. Leur devise est : bâcler; leur but une jouissance immédiate.

Ceux qui, doués d'un véritable talent et croyant que le concert peut les mener, par des romances, des duos, des opérettes, sinon à la popularité, du moins à un renom capable de les signaler aux directeurs de théâtres, se livrent contre leur cœur à des élucubrations qu'ils jugent indignes d'eux-mêmes. Leur devise est : s'élever; leur but : la gloire.

Je parlerai d'abord des premiers.

Ceux-ci ne travaillent, comme ils l'avouent sans fard, que "pour la rigolade". Quel plaisir ils éprouvent à faire pâmer d'aise, dans une chambre en désordre, quatre ou cinq camarades bons viveurs, accompagnés de leurs maîtresses : couturières, commises de magasins ou chanteuses; de leur faire bisser, en y mêlant quelques entrechats, des refrains grivois accommodés d'airs bruyants et cascadeurs. Leur plus vif désir est de voir leur œuvre gravir les tréteaux devant une multitude bien chauffée qui, au cliquetis des verres et dans la fumée des pipes, braillera leurs couplets et leur fera une renommée de monteurs de scies pour les rues. Leur suprême ambition, quand ils en ont une, c'est de tenir le bâton de chef d'orchestre aux Folies de Vaugirard ou au Casino de Billancourt.

On le conçoit : pour réaliser un tel idéal, pas n'est besoin de longs et sérieux exercices. Ne leur parlez donc pas du Conservatoire. Il a été fondé pour les idiots, les crétins, les routiniers. A eux l'espace, les folles équipées, les tonnelles, le petit bleu, la vraie vie enfin! Ils n'ont certes point à courir après les mélodies; elles viennent à eux. Ils se mettent au piano, et, crac, immédiatement trouvent des airs. Des airs d'un autre, c'est vrai; mais quelques-uns sont assez distraits ou naïfs pour ne pas s'en apercevoir. Ils continuent ainsi à plaquer avec toute la force de leurs doigts des tas d'accords, des phrases poncives, des modulations, des finales, des lambeaux de marches et de sonates qu'ils se sont assimilés un peu partout, depuis l'Opéra jusqu'aux bastringues de foire, et alignent sans grande fatigue des airs de cirque à tant la feuille.

Ne leur parlez pas non plus de la solitude, cette sœur de la méditation, cette mère des chefs-d'œuvre. Elle ne convient qu'aux misanthropes, aux dégoûtés. Leur système habituel est la collaboration, en compagnie d'une bonne bouteille et de l'auteur ou des auteurs du poème, parfois au nombre de trois ou quatre. C'est du contact, de l'inspiration mutuelle de ces grands esprits allumés par les liqueurs, la bière ou la cigarette, que naissent ces produits dont chacun de nous a pu apprécier la haute valeur.

Du reste, soit qu'ils ne se fient pas à leur force ou qu'ils poussent la paresse à l'extrême, au lieu de viser à des mélodies, à des accompagnements nouveaux, leur plus grande occupation est de piller à droite, à gauche, tout ce dont ils ont gardé le souvenir et qu'ils modifient en le combinant tant bien que mal.

Certains, je le sais, agissent inconsciemment, mais la majorité (je n'hésite pas à le dire, parce que j'en ai été témoin) le fait d'abord par manque de scrupule, par insouciance, ensuite de parti pris, et, enfin, tout naturellement, on dirait presque avec mérite et honneur.

J'ai vu quelques-uns de ces musiciens chercher sur le clavier le chant d'une stance, et, comme un ami s'écriait : "Mais c'est l'air de la ballade créée, il y a trois ans, par X., tu te la rappelles bien? - Tiens! c'est vrai. Bah! c'était un ténor. Transposée pour baryton, avec des accidents par-ci par-là, et surtout renversée de bas en haut, elle paraîtra complètement différente."

Ils adaptent ainsi aux paroles qu'on leur livre la musique que, sans doute, d'autres mélomanes de ce calibre avaient empruntée à des prédécesseurs. Manière excellente de conserver les saines traditions.

Aussi, sur trente rondeaux, trente romances ou polkas, pris au hasard dans les cafés-concerts, y en a-t-il à peine trois ou quatre qui aient de l'originalité et n'évoquent pas l'idée d'un modèle.

Si encore nos compositeurs ne puisaient que dans un répertoire de chansonnettes ou de danses, ils auraient pour excuse de n'avoir mis à sac que des choses de même famille et à peu près de même valeur; mais voyez où le plagiat devient inimaginable, honteux, sacrilège. Ils s'attaquent aux chefs-d'œuvre de nos grands maîtres et, dérobant leurs trésors, les transforment de la façon la plus grotesque.

Je pourrais citer un passage de la Flûte enchantée qui s'est métamorphosé sous leurs doigts en une mazurka connue. J'ai entendu une mélodie de la Favorite sur laquelle se bat une schottisch.

Pour ceux de mes lecteurs qui connaissent la musique, ils comprendront vite qu'on obtient ce résultat sans grandes difficultés, en changeant la mesure, en accélérant le rythme, en modifiant deux ou trois notes, surtout à la fin des vers, en intercalant des trilles, des appoggiatures.

Non contents de disséquer les opéras morts et vivants, les ravitailleurs des scènes en question ont l'audace de travestir les cantiques d'église et de faire servir les inspirations de la foi à glorifier des inepties.

Chacun connaît entre autres le fameux refrain :

Esprit saint, descendez en nous !

On en a tiré plusieurs moutures, notamment une bacchanale effrénée. Eh! allez-y, cymbales; allez-y, tambours, cors et saxophones. Il fait bon vraiment ouïr des masses idiotes ressasser sur une musique consacrée ces turpitudes de vin et d'amour.

La Marche funèbre de Chopin, qui traduit si vivement les angoisses de l'être séparé de ce qu'il aimait, on me l'a jouée, adaptée, non sans habileté d'ailleurs, à une description en argot d'une partie de crêpes. Ouvriers et filles se déhanchent et gambadent avec force saccades, aux trilles des flûtes, au grognement des violoncelles. Musique vraiment forte et féconde que celle qui se prête ainsi à la douleur et au plaisir. Mais n'est-il pas à plaindre, celui qui a voulu folâtrer d'une manière si macabre?

La faute, je l'avoue, n'en incombe pas entièrement au compositeur. C'est souvent le librettiste qui exige ces déprédations.

Dernièrement, chez lui, en compagnie de quelques camarades, un de nos illustres exportateurs de couplets, voulant examiner un compositeur qui le suppliait de l'employer, venait de lui remettre une chansonnette; et comme ce dernier, assis au piano, agaçait sa pauvre cervelle pour en tirer une idée, un semblant de motif :

"Ah ça! s'écria l'autre avec dépit et force jurons, ne savez-vous donc pas un air de n'importe qui, de Meyerbeer par exemple; flanquez-le là-dessus. Ce n'est pas bien malin, sacrédieu!"

L'autre tergiversait, peu habitué à cette étrange méthode, lorsque le chansonnier l'envoya promener et fit signe à un autre candidat de prendre le tabouret.

Je dois à la vérité de dire que le nouvel appelé répondit dignement à l'invitation du maître et qu'il accomplit sans broncher l'attentat requis contre l'immortel auteur des Huguenots et du Prophète.

Nous assistons là, on le voit, pas précisément à un vol manifeste, ce qui soulèverait le dégoût public en même temps que les légitimes revendications des auteurs et éditeurs intéressés; non pas même à une parodie avouée, étiquetée, de sentiments sublimes, gracieux, en pochades amusantes et drôles, mais à un déguisement grotesque, parfois frauduleux et toujours déshonorant.

Dire que les fournisseurs ordinaires des cafés-concerts usent tous, volontairement ou par oubli, de ces procédés d'imitation, ce serait exagéré; mais je crois qu'il n'y en a guère plus de sept ou huit qui ne soient pas, la plupart du temps, des plagiaires.

Ai-je besoin d'ajouter que, vu la facilité avec laquelle les auteurs de paroles tournent leurs couplets, une masse de compositeurs se sont, depuis quelque temps, improvisés poètes? De cette façon, ils n'ont plus besoin d'attendre ou de chercher des livrets. Ils s'en confectionnent eux-mêmes au fur et à mesure que leur arrivent les mélodies.

Perte de droits très préjudiciable aux auteurs, réduits bientôt à merci.

Mais, comme ici-bas le châtiment suit toujours la faute, les auteurs sont vengés par les acteurs. Ces derniers, que nous voyons se transformer, malgré leur ignorance crasse et leur manque absolu d'idées, en ajusteurs de rimes et fabricants de poèmes iroquois, sont également devenus très vite musiciens. Alors, se jetant à l'envi sur toute espèce d'ouvrages anciens et nouveaux, ils les découpent et les recousent, ou même se les approprient intégralement selon leurs goûts, en y semant tout du long des gaudrioles de carrefours.

Plusieurs même ne reculent pas devant les trésors des nations étrangères.

Au cours d'un procès récent, on a découvert qu'une certaine chanson, lancée à grand fracas de réclames par un cabotin excentrique et portant sa signature comme musicien, était la simple reproduction d'une œuvre anglaise.

Pas dégoûté vraiment, ce spoliateur-là. Si, un jour, les compatriotes de la victime se le
rappellent, quelles représailles, mes amis!

Quant à ceux qui ne sauraient pas opérer ces adaptations, ils trouveront toujours de pauvres diables qui, moyennant une pièce de cent sous, s'en chargeront volontiers.

La Société des auteurs et compositeurs de musique se méfie tellement, et pour cause, des artistes qui sollicitent l'honneur d'être reçus comme membres et de toucher des droits, qu'elle vient d'insérer dans ses statuts la clause suivante :

"Le comité, avant de se prononcer sur l'admission, peut, s'il le juge convenable, demander aux postulants d'improviser devant eux une mélodie sur un sujet imposé."

Quel coup, mes amis!

Combien s'est-il présenté de chanteurs depuis cette décision? Je ne sais. Toujours est-il que j'applaudis fort à l'établissement de ce petit tribunal artistique.

Le clan des compositeurs que nous venons de passer en revue est incontestablement, même quand il n'arrive pas au but de ses désirs, le plus heureux de tous, puisque l'idéal, ce dur aiguillon, et l'ambition, ce poison de la vie, lui épargnent leurs pointes et leurs brûlures.

Aux compositeurs sérieux maintenant!

Ceux-ci n'envisageant et ne convoitant les cafés-concerts que comme une simple station dans leur campagne pour l'art, il serait juste qu'on leur en rendit le séjour à peu près agréable. Ils ne sont pas de bien redoutables concurrents pour nos retapeurs. Eh bien! c'est tout le contraire qui arrive; et, vraiment, je serais obligé d'emprunter la plume de Malfilâtre, si je voulais dépeindre leurs infortunes. Porter en soi la flamme divine, y sentir bouillonner des idées, des accents supérieurs, et les abandonner, que dis-je! les combattre, les sacrifier, les ravaler : quel plus grand sacrifice!

Aussi combien de musiciens au goût pur, aux visées hautes, qui, rougissant du métier qu'ils tentent sur ces scènes, n'osent pas mettre leur signature au-dessous des productions qu'ils y servent et qu'ils taxent de polissonneries!

Le plus douloureux, c'est que, malgré tous leurs efforts pour se mettre à la portée du monde qui régit et fréquente ces lieux-là, ils peuvent rarement atteindre le degré de balourdise et d'ânerie capable de le satisfaire.

"Même quand l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes", a dit un poète.

Même quand ils travaillent pour le beuglant, on sent qu'ils sont inspirés.

Or, c'est là un crime aux yeux du librettiste d'abord. Pensez donc! Vouloir embellir ses vers, leur donner un joli coup de brosse : quelle horreur!

Certain compilateur de refrains incohérents avait confié les paroles d'une romance à un de mes camarades. Celui-ci, en bon élève de Delibes, écrivit une œuvre charmante, très gracieuse, très harmonique. A peine l'eut-il fait entendre au prétendu poète que celui-ci, mécontent de tant de perfection  :

"Ah ça! mon cher, s'écria-t-il, vous nous la faites à l'Opéra-Comique!" (sic).

C'était bien la peine de tant suer sur les bancs du Conservatoire!

Mais le librettiste n'est que miel à côté de l'artiste qui doit interpréter l'œuvre, et surtout des musiciens chargés de la jouer, de l'accompagner. Et puisque l'occasion s'en présente, je vais ébaucher ici une peinture prise sur le vif de ces corps spéciaux qu'on nomme les orchestres de cafés-concerts.

J'ai assisté naguère aux tribulations d'un jeune compositeur doué de ce qui fait les forts : une âme simple, originale, largement inspirée, fortifiée par de sérieux labeurs et par une longue pratique.

Arrivé à Paris avec moins de cinquante sous et désireux de se créer promptement des ressources, il avait essayé, entre ses leçons, de produire quelques morceaux au Prado et à Ba-Ta-Clan. Après d'innombrables déboires sur lesquels je serai muet, de peur de paraître banal, il était parvenu à placer une chansonnette dans un de nos premiers établissements, chansonnette d'un goût exquis et très mélodique.

Or, voyez sa malchance. Il l'avait conçue dans le ton de mi majeur, ce qui, tous les débutants le savent, comporte quatre dièses à la clef. Quand le chef d'orchestre aperçut les parties ainsi composées, les musiciens firent la moue.

Évidemment cela leur paraissait terrible.

En effet, ce ne fut d'un bout à l'autre qu'une succession de fautes non seulement dans les nuances, mais dans les notes et la mesure.

Mon pauvre ami n'en revenait pas. Il fallut recommencer la manœuvre. Le chef d'orchestre rageait, ses subordonnés s'embrouillant dans la moindre gamme chromatique, hésitant à un changement de ton qui se présentait au refrain.

Enfin, après beaucoup de patience, d'essais et de lassitude, ladite chanson affronta la rampe. Son succès ayant dépassé les espérances de chacun, le compositeur dut en fournir une autre. Il le fit à regret, forcé par la nécessité, et pour répondre aux risettes de la bonne fortune.

Le second morceau qu'il donna offrait trois bémols. Cette fois-ci, il faillit être mal reçu à l'orchestre. Le chef lui déclara que, quoique son œuvre lui parût bien réussie et même très lisiblement écrite, il n'était pas habitué, lui, à ce virtuosisme, que sa troupe se surmenait à déchiffrer de pareils embrouillamini, qu'il y avait là trop d'andante, de presto, de rallentando, et qu'il ne prenait pas sur lui de mener à bien l'exécution.

Vous voyez la mine de l'auteur. Lui qui, tout jeune, avait, en qualité d'impresario, fait le tour du globe, il n'avait jamais rencontré aux Indes ni aux États-Unis des exécutants aussi rétifs, aussi ignorants qu'au sein de la civilisation et du progrès.

Mais ce qui montre bien le niveau de l'art musical dans ces endroits et à quel point de médiocrité l'on tombe quand on ne fréquente que les médiocres, c'est que, au lieu de formuler une excuse, de lui exprimer, au moins du bout des lèvres, leur honte de se heurter à des difficultés qu'aurait tournées un enfant de douze ans, ils se mirent chacun à sa façon à lui décocher des railleries.

Le trombone engagea l'attaque. "Pardon, monsieur, lui dit-il; rien qu'un mot. - Je vous écoute. - Vous n'avez certainement jamais écrit pour les cafés-concerts. - Pas encore à Paris; mais je commence à m'apercevoir que ce n'est pas facile."

L'interlocuteur ne saisissant pas l'ironie :

"Rien de plus simple cependant, continua-t-il. Employez les accords parfaits, les tonalités simples : do majeur, la mineur, sol, ré majeur tout au plus ; évitez les nuances, les indications qui font varier le mouvement. Quelques coups de cymbales par-ci par-là! Des crescendos à la fin! Mais abstenez-vous de fioritures, ainsi que de ces accidents qu'il faut suivre à la loupe et où l'on se casse le cou. Que vos airs marchent de plain-pied, et tout est dit. Avec cela, vous êtes sûr de votre affaire."

Le compositeur l'avait laissé parler, curieux de connaître la théorie de ce personnage. Comme il allait le remercier, la clarinette, prise de pitié pour lui : "Pourquoi, cher monsieur, lui dit-elle, vous donner tant de mal? C'était si aisé d'écrire votre chansonnette dans un autre ton. Si vous croyez que le public vous en saura gré, vous vous trompez."

Le martyr commençait à se lasser.

"Faites-moi, monsieur, lui dit-il, grâce de vos conseils. J'écris comme je comprends. - Ma foi, ajouta, en l'interrompant, le premier piston, qui n'aurait pour rien au monde manqué sa partie dans ce concert... de moqueries, quand on écrit de la musique pareille, on la porte au Grand-Opéra. - Vous devriez alors vous féliciter de ce que je vous en fais bénéficier. - Oh! la la, du Wagner!"

Et sept ou huit musiciens pouffèrent de rire à cette heureuse trouvaille.

"Du Wagner! répliqua l'auteur. - A peu près. C'est un enchevêtrement continuel de difficultés. - Elles sont en vous, monsieur, mais non dans ma musique."

L'orage menaçait d'éclater, lorsque, comme Neptune qui levait jadis son trident au-dessus des flots, le chef d'orchestre ramena le calme avec son bâton. La répétition commença. Je me porte garant de la simplicité avec laquelle ce morceau était traité ; mais, la mélodie se développant d'une façon animée et large, les musiciens semblaient gravir une côte escarpée et s'accrochaient, piétinaient, fléchissaient à chaque instant.

A partir de ce jour-là, le surnom de Wagner des cafés-concerts demeura à mon ami. Chaque fois qu'il entrait dans la salle, c'est avec ce mot qu'on le recevait. Et quelle avalanche de coups de langue plus ou moins acérés! Quel ensemble de mauvaises volontés, de parti pris de contrecarrer toutes ses intentions! Avait-il marqué sous un passage forte, les notes ne se faisaient pas ou résonnaient si faiblement que l'effet était manqué.

Était-ce, au contraire, pianissimo, il était sûr d'entendre un renflement de son, voire un tonnerre épouvantable. Puis, la grosse caisse battait à contretemps ; un cornettiste oubliait de changer d'embouchure et ne voulait convenir de son erreur qu'après le troisième avertissement.

Qu'il y eût coalition ou simple hasard, jugez quelle humeur peut garder un homme qui a répandu son âme dans une œuvre et dont on traduit ainsi la pensée et les sentiments!

Que diable! aussi, mettre trois bémols à la clef!

En résumé, il est affreusement difficile de pénétrer dans ces prétendus sanctuaires de l'art, tant les abords en sont obstrués, gardés avec soin ; et, au premier pas qu'on y fait, que de désillusions!

L'harmonie, qui devrait vraisemblablement régner parmi les musiciens, se réduit à quatre ou cinq coteries fomentées par tel auteur ou compositeur parvenu.

J'élimine ici par avance quelques personnalités dont j'ai pu apprécier la bienveillance et le talent. Seulement, elles ne constituent que de glorieuses et très rares exceptions. Du reste, c'est beaucoup moins par la malice des gens que par la fatalité des choses, par les exigences du lieu, des clients et des directeurs que cela se passe ainsi.

Donc, dès qu'un de ces messieurs : auteur ou compositeur établi dans la maison, secrétaire, régisseur, ou même le chef d'orchestre, ce souverain, se trouvent en présence de quelqu'un qui possède un tempérament et dont le succès pourrait compromettre leur réputation, ou leur place, ils n'ont qu'un but : l'humilier, le décourager, le rabaisser, finalement l'éloigner pour qu'il ne leur passe pas sur le corps. Le chef sait se faire comprendre de ses subordonnés. Ceux-ci, prenant fait et cause pour lui, forment contre le débutant un blocus en règle où il succombera, s'il n'est quadruplement cuirassé.

De plus, tant par jalousie que par intérêt, ils tâcheront avec mille stratagèmes de le discréditer auprès des artistes, surtout auprès des femmes, jugeant sans doute ces dernières plus accessibles aux cancans.

Je sais un compositeur, au sujet duquel le chef d'orchestre d'un de nos principaux concerts tint ce joli propos, que me rapporta l'actrice à laquelle il s'adressait et qui venait d'être engagée dans l'établissement : "Mon amie, si vous chantez des morceaux de Z., vous n'aurez que des fours."

Et le musicien ne comptait que des succès, dans cette salle.

Comment lutter contre ces calomnies, contre cette guerre injuste et souterraine?

Les mots d'ordre dans ces endroits sont, sans contredit : Pas d'art ; de l'ineptie! Pas de travail ; des machines! Pas de goût; du gros, du burlesque, du ronflant!

Pour peu que vous essayiez d'y prendre pied, on vous oblige à cracher sur les dieux que vous avez adorés, et même à les briser sans vous plaindre.

C'est donc à dégoûter du métier, si utile qu'il puisse être.

Aussi, que de compositeurs ont déserté ce camp, préférant d'humbles cachets disproportionnés avec leur mérite au gain de ces odieuses et stupides profanations!

Pourtant, quand on a un caractère fortement trempé de vouloir et de patience, on finit, après beaucoup de travail et à moins d'une malchance exceptionnelle, on finit, dis-je, par arriver, comme certain compositeur déjà nommé qui me racontait dernièrement sa vie, que je vais résumer ici pour l'édification des jeunes amants de la musique.

"J'étais, me disait-il, lauréat du Conservatoire de Bruxelles, où j'avais obtenu très jeune les premiers prix. Des revers de fortune et l'espoir d'y remédier m'amenèrent à Paris. Là, j'eus naturellement des déboires et je ne pus gagner ma vie qu'en accompagnant des chansonnettes à des cabotins d'une outrecuidance et d'un grotesque achevé. Cette situation par malheur se prolongea assez longtemps.

"Dans le milieu où je vivais, je mettais une certaine pudeur à cacher mon talent par respect pour l'art. Seuls, quelques jeunes gens fourvoyés dans ce monde devinrent mes confidents et s'intéressèrent à moi. Le vicomte de F..., que je rencontrai à Angers, m'aida beaucoup. J'eus l'occasion, grâce à lui, de faire valoir mon talent de musicien. C'est ainsi que je parcourus le Poitou, l'Anjou, et enfin la Suisse, allant de château en château et donnant des concerts. A la fois chef d'orchestre et pianiste, après avoir exécuté une ballade de Chopin, j'improvisais des variations sur la dernière scie des beuglants.

"Mais, peu persévérant, ayant toujours la marotte de la composition, je renonçai vite à ce monde-là pour revenir à mes premières rêveries. Devenu complètement libre, je pus travailler à l'aise et aborder les scènes faciles, entre autres l'
Eldorado, où je fis représenter de soixante à quatre-vingts petites pièces, un nombre incalculable de chansons, romances, scènes, etc. Je n'ajoutais aucune importance à ces élucubrations, m'étant surtout évertué à faire le plus mal possible pour plaire à un public complètement idiot ; et si quelques inspirations venaient bien malgré moi, je poussais la coquetterie jusqu'à le regretter.

"Enfin, j'eus un petit acte joué au Palais-Royal :
Actéon, essai assez anodin, entravé encore par la routine qui ronge ce théâtre, comme la poussière, les vieux meubles.

"Mon second début, plus heureux au théâtre des Nouveautés, avec le Droit d'aînesse, de MM. Vanloo et Leterrier, me satisfit davantage. J'étais plus maître de moi.

"J'avais enfin trouvé une scène un peu élevée, et réussi en dépit d'un public blasé, indifférent ; en dépit surtout d'une presse injuste dont l'exclusivisme en arrive à ne pas admettre l'artiste indépendant. Pour trouver grâce devant elle, il faut faire partie de ses coteries, de ses cercles, de ses associations. J'ai toujours repoussé ces avances ; je m'en fais gloire.

"Peu de temps après, je donnai aux Bouffes, pour succéder à la Béarnaise, de M. Messager, dont j'ai pu apprécier les qualités fines et délicates,
les Noces improvisées, jouées en ce moment-ci à New-York sous le titre de Nadgy.

"C'est alors que la colère de quelques journalistes n'eut plus de bornes. Ils allèrent jusqu'à me reprocher mes débuts au café-concert.

"C'était idiot.

"Mais j'insisterai d'autant moins là-dessus que mes ouvrages rencontrèrent sur les scènes américaines et anglaises un éclatant succès. J'étais donc vengé, et bien vengé.
"

Aux compositeurs sérieux de suivre un pareil exemple !

FIN DU CHAPITRE CINQ

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