Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts

Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames

Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements

Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs

Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres

Chapitre six
La chanson - Les chansons

Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes

Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs

Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs

André Chadourne  - Les Cafés-Concerts

E. Dentu, éditeur - Paris, 1889

(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)

Chapitre Sept

Les habitués, le public. - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes.


Faut-il répéter, après un grand nombre d'observateurs que, plus un morceau est stupide, plus il obtient de succès ?

L'expérience de tous les jours nous fournirait peut-être une conclusion identique ; mais, à ce propos, nous nous trouvons amené à examiner les causes de la vogue actuelle des cafés-concerts.

On en a énuméré une notable quantité.

Pourtant la plus sérieuse, la plus puissante de toutes c'est, je crois, l'absence d'étiquette.

Paris fourmille de gens, surtout de célibataires qui, par leurs occupations dans les bureaux, les magasins et les ateliers, ne peuvent donner beaucoup de temps à la toilette et, de plus, ont besoin d'un plaisir qui les émoustille sans les condamner aux exigences des salons. Le soir arrive. Ils n'ont pensé que vaguement à sortir. Mais un ami se trouve là. Il faut prendre une distraction. Laquelle? Le théâtre? il faudrait auparavant aller changer de col, de chapeau, endosser une redingote, prendre des gants, etc. Ils n'en ont ni le temps ni l'envie. Du reste, se tenir raide sans causer ni rire? Merci. Le beuglant alors leur parait cent fois préférable. Ils s'y rendront tranquillement dans le costume qu'ils ont. Ce spectacle n'a pas, pour ainsi dire, de commencement. S'ils trouvent une bonne place, ils la prendront ; sinon, ils iront ailleurs. Ils pourront à leur aise fumer, boire, bavarder, applaudir avec bruit, jouer de la prunelle avec les femmes, en un mot : folichonner, polissonner.

Une particularité de ce monde-là qui en surprendra plus d'un et qu'on ne peut croire sans l'avoir vue, c'est que le concert exerce sur un grand nombre de gens une séduction inimaginable. Certains théâtres, notamment l'Opéra, la Comédie-Française, possèdent, on le sait, des abonnés. Mais quatre-vingt-quinze sur cent de ces heureux personnages ne prennent une loge que par genre, restent des mois entiers sans y venir et, le soir où ils l'occupent, passent tout leur temps (ce qui agace sensiblement les personnes venues pour écouter) à jaser avec les amis, les personnes de connaissance qu'ils rencontrent.

Eh bien! les concerts comptent, non des abonnés payant à la saison, mais des habitués déboursant chaque soir le prix de leur place qu'ils prélèvent sur leurs petites rentes ou leurs économies. Seulement, à l'opposé des autres, ceux-là ont le respect de leur théâtre habituel ; ils en sont même fanatiques. Comme ces vieux, bonshommes qu'on aperçoit toujours aux procès de cour d'assises, usurpant le banc des avocats pour dévorer le drame en son entier et même s'endormir aux ronronnements de l'orateur dans une atmosphère de chaudes haleines, nos amateurs de chansons, arrivés avant le lever du rideau, en jaquette, avec leur foulard et leur canne, s'installent au même endroit, d'ordinaire contre un pilier au bout d'une rangée et dans les étages supérieurs, d'où ils s'imaginent sans doute planer au sein des béatitudes. Après avoir allumé leur pipe, dès que la série des couplets s'est ouverte, ils ne cessent d'avoir les yeux braqués sur la scène. Tel ou tel refrain qu'ils ont entendu vingt fois, ils le savourent avec délices et vous le murmurent aux oreilles d'un air content, en battant la mesure avec leur crâne. On dirait qu'ils en sont les propres auteurs. Hasardez-vous à demander à l'un d'eux des renseignements sur un morceau, sur un artiste, vous serez ébahi de sa science... cancanière. Jamais chroniqueur n'a eu besace si pleine. Depuis neuf ans et demi qu'il se rend là tous les soirs ou à peu près, il en a vu, des ténors et des divas : l'un est actuellement aux Nouveautés ; l'autre, à l'Alcazar de Lisbonne. Il suit de loin avec intérêt les progrès de ses anciennes idoles, leurs engagements, leurs créations. Il vous raconte que Mlle Irma est la maîtresse d'un riche banquier, qu'elle possède de magnifiques diamants ; qu'un jour elle a eu un procès avec son propriétaire, etc. La petite Céline a été enlevée toute jeune. Il connaît même quelqu'un qui connaît une de ses anciennes amies de... lavoir, car elle a été blanchisseuse. Quant au gros Lucco, le baryton, c'est un de ses compatriotes, un garçon charmant et qui est appelé au plus bel avenir. Il n'y a jamais eu personne de sa valeur à l'Opéra-Comique. Si ça peut vous être agréable, il ira l'attendre avec vous à la porte pour boire un verre ensemble.

Le plus drôle, c'est qu'il vous narre tous ces épisodes galants ou professionnels, plus sérieusement que M. Thiers, les batailles de Napoléon Ier, les regards continuellement fascinés par les éblouissements de la scène. Il a soif de ces chansons, de ces gaudrioles ; il ne peut s'en rassasier. Après plus de trois heures de séance, il ne sort de la salle que lorsqu'elle est absolument évacuée, lorsque l'orchestre a expiré sa dernière note.

Et pareil cas de pathologie se rencontre plus fréquemment qu'on ne le croirait d'abord.

Quant à la foule, en supposant que, lorsque l'acteur débite ses infectes âneries, elle soit généralement amenée, par ses gestes surtout, à rire et à applaudir, chacun en particulier emportera-t-il chez soi, d'une pareille soirée, un plaisir bien vif et ne rougira-t-il pas d'avoir gaspillé ainsi tout son temps?

Chose à remarquer : autrefois c'étaient les flatteurs qui vivaient de leur métier. La Fontaine qui, dans ses Fables, a peint la Cour du grand siècle, fait ainsi parler le renard au corbeau :

Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute.

Clairville, le fin vaudevilliste, l'a constaté dans son opérette : La Fille de Madame Angot.

Jadis les rois, race proscrite,
Enrichissaient leurs partisans;
Ils avaient maintes favorite,
Cent flatteurs, mille courtisans.

Avouons-le : le public n'est pas difficile, tout souverain qu'il est. Ce sont les moqueurs, les insulteurs qu'il applaudit et qu'il paie. Apportez-lui une romance délicate, agréablement tournée, exprimant des sentiments humains, un essaim de loustics vous criera des hauteurs du poulailler : "As-tu fini?" et la masse vous fera froide mine. Lancez-lui, au contraire, des couplets ineptes, où l'homme et la femme soient tournés en ridicule et même flétris, au lieu de protester, il s'ébaudira, applaudira, bissera.

Un tel succès est décourageant pour les auteurs qui, sans être des Prudhomme, croient encore au goût et se refusent à y porter atteinte. Combien ont été arrêtés par la difficulté de faire recevoir des œuvres propres et par la pensée qu'ils seraient seuls dans cette voie!

Chacun en particulier désapprouve de semblables imbécillités. D'où vient donc qu'en bloc, on les accepte? Certains s'imaginent sans doute que les injures qu'ils entendent s'adressent aux voisins. Que d'avares ne voit-on pas applaudir aux tirades contre Harpagon! D'autres se disent qu'on ne peut être exigeant pour le prix relativement modique du café-concert. Or, certains théâtres en ont de moins élevés, la Comédie-Française par exemple, où une stalle de parterre coûte deux francs cinquante, tandis que, dans les concerts un peu brillants, on demande trois francs d'un fauteuil d'orchestre. Alors, tous ces gens que leur imprudence a rendus victimes des insanités décrites plus haut, les tolèrent ou même les applaudissent.

Eh bien! ce que je voudrais, en attendant la réforme souveraine dont je parlerai plus loin, c'est que les gens qui trouvent cela absurde le manifestent. Au restaurant, quand on vous a servi une portion d'un goût douteux, un morceau de gigot brûlé ou de poisson puant d'ammoniaque, vous le faites remporter à l'office. Le vers si connu sur le sifflet :

C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant...

devrait être dans toutes des mémoires, et nul ne devrait hésiter à l'appliquer.

Le droit de siffler me paraît corrélatif au droit de battre des mains ; et si nous n'étions pas pour la plupart dans nos salles ce que nous sommes dans da rue : trop indulgents pour les cens qui nous écœurent, on aurait fait prompte justice des farces ordurières qui y ont habituellement cours.

Maintenant, la faute n'en est-elle pas aussi dans le mérite de l'interprète? Certains artistes ont tant de brio, tant de verve ; ils jouent si naturellement leur rôle de gâteux, de gandin, que les plus sérieux y sont empoignés, électrisés, comme Francisque Sarcey, applaudissant Paulus dans une pièce où il exécutait des cabrioles. Les déhanchements, le balancement de grands bras, un organe tonitruant, une certaine façon chez les dames de lever la jambe ou de se tortiller comme des anguilles compensent, pour beaucoup de gens, l'inanité du sujet, l'idiotie des paroles et la banalité de la musique.

Une réflexion en passant : Les applaudissements au concert ne sont pas tous laudatifs. Au théâtre, où l'on n'ose guère battre des mains, il faut, pour donner cours à son admiration, en éprouver une très vive ; dans les établissements dont nous parlons, la majorité y est poussée par le désir de s'amuser et de faire du tapage.

Aussi nos cabotins, excités par les bravos ou obéissant aux apostrophes d'une foule échauffée, se livrent-ils à mille pasquinades. Ils exécutent des moulinets avec leur canne ou leur chapeau, causent avec les gandins de l'orchestre, tentent même des harangues qu'on applaudit ou qu'on siffle, au milieu de cris, voire de projectiles ; témoin ce siphon d'eau de Seltz qu'une dame reçut, un soir, en pleine poitrine, sans, du reste, s'émouvoir beaucoup.

Désordre et tumulte qui prennent, aux yeux des naïfs, les proportions d'une émeute.

Donc, au café-concert, encore moins qu'ailleurs, le talent ou la bêtise des auteurs ne peuvent rien sans le secours des interprètes. Ces derniers ne l'ignorent pas. A l'occasion d'une chanson qui avait obtenu un succès véritablement fou, son auteur me dit :

"J'ai confié cette création à Raoul, parce qu'il me l'avait demandée ; mais n'importe qui s'y serait taillé un triomphe (sic).

Or, le lendemain, l'interprète, dans sa loge, me glissait à l'oreille ces mots  : "Jamais, sans moi, l'on n'aurait rien fait de cette œuvre-là."

Souvent, le plus grand facteur de succès est une circonstance politique ou criminelle. Nul besoin d'expliquer la chose. Qu'un général, un ministre ou un assassin soit mis en avant par les journaux, et nous aurons des chansons comme : En revenant de la Revue ; Il reviendra, mon p'tit Ernest ; des refrains comme ceux-ci : Jul' fait ri...; Jul' fait rire tout le monde, ou d'autres allusions plus bêtes encore.
Mais cette manière de faire, après avoir été fructueuse pour les auteurs, a attiré contre eux un châtiment assez semblable à un présage de ruine. J'appelle même leur attention sur ce point qui est de la plus grande importance dans le sujet que nous traitons. A maintenir les œuvres à un certain niveau de pensées et de style, ils auraient éloigné les chansonniers un peu inhabiles et, par là même, des parties prenantes aux bénéfices ; mais, avec le système d'aujourd'hui, quel matelassier ne peut pondre une vingtaine de couplets par jour ?

Contre les confrères du dehors il n'y aurait encore qu'une lutte égale. Mais les artistes, s'apercevant que ce n'était pas si malin de composer aussi bien que leurs fournisseurs, se sont mis à écrire aussi des paroles et de la musique. Le titre d'auteur entouré de ses droits n'est pas pour eux sans attraits. Pouvoir se dire le petit-fils de Désaugiers, de Dupont, le confrère de Nadaud et d'autres chansonniers de talent ; mettre sur leur carte : "Artiste lyrique, membre de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique" et palper comme tels maintes pièces d'or : ces idées-là leur font accomplir des prodiges de balourdise.

Alors, saisissant au vol la première idée saugrenue, en attendant leur tour, ils rêvent, entre le pot de blanc gras et leur perruque, de faire tordre de rire la populace du quartier.

S'inquiétant peu de ce qu'est une idée juste, un sentiments vrai, ils traduisent en jargon ce qui leur passe par la tête. Comme la plupart savent à peine écrire, ils se lient à quelque auteur famélique qui préfère traîner ses savates dans le fond d'un estaminet ou dans l'appartement d'une chanteuse plus ou moins usée que de prendre une position honorable. Telle est la seconde des fausses collaborations annoncées plus haut. De cette fréquentation continuelle, de cet hymen intéressé sortent les jolis petits monstres que vous savez.

Un soir, dans certain café d'artistes, je venais d'exprimer le désir de lancer quelques œuvres, lorsqu'un chanteur des plus connus me proposa de mettre en commun notre verve et notre savoir. Il faisait miroiter devant mes yeux d'immenses succès et des droits d'auteur fort satisfaisants. Comme je paraissais médiocrement crédule : "C'est très simple, ajouta-t-il. Venez me voir ici, le soir, vers onze heures et demie. Nous échangerons des idées ; je vous fournirai des sujets, je vous indiquerai les nuances, les effets, les coups de gueule. Vous verrez : Ça ira sur quatre roulettes. Avec deux ou trois heures par jour, nous aurons de quoi alimenter notre répertoire et celui de quatre ou cinq camarades ; et nous gagnerons, je ne vous dis que ça."

La perspective d'une pareille collaboration était peut-être séduisante ; mais l'obligation de venir, la nuit, rimer des vers boîteux en gargarisant un cabotin et ses amis, me parut si dure que je renonçai à tremper mes lèvres dans ce Pactole.

Heureusement pour ces artistes, il se trouve des auteurs plus complaisants.

Aussi, rien ne les étonne-t-il, rien ne les arrête-t-il plus ; et, grâce à la complicité de rimeurs ou de compositeurs qui jubilent de trouver un interprète assuré, se sont-ils mis à écrire des opérettes, et à les jouer.

Ces pièces! Quel amalgame plus énervant d'idioties et de saletés! Pour en être convaincu comme elles le méritent, il faut en avoir tenu deux ou trois entre les mains et avoir refusé de les traduire en français.

Mais j'allais oublier un type d'auteur tout à fait drôle et spécial au monde qui nous, occupe.

Certains pères ou frères d'actrices, non contents de se croiser les bras et d'attendre que les côtelettes grillées leur tombent dans la bouche, se donnent, tout en fumant des cigares au soleil, la douce licence de taquiner la muse et d'aligner des vers sans rime ni esprit. Leur poésie aussitôt pondue, ils cherchent à la passer au premier auteur, au premier journaliste qui vient conférer avec leur demoiselle et lui demandent de la retaper (la poésie).

"Elle plaît énormément à Lucie, disent-ils. Seulement, vous comprenez, je n'ai point fait de classes ; j'ai écrit ça à la bonne franquette. Si vous aviez la bonté de corriger deux ou trois mots, ce serait parfait. Elle nous la chanterait bientôt et en avant, la galette!"

Quelques-uns refusent ; d'autres consentent par amour pour la fille, et rafistolent tant bien que mal le morceau. Mais, d'ordinaire, quand la petite femme l'a servi deux ou trois fois au public, elle s'aperçoit qu'il en a assez. Alors elle explique à l'auteur... de ses jours que son régisseur, craignant qu'on ne crie contre les abus de la parenté, lui a interdit de chanter cette œuvre.

Et le rasoir rentre dans sa gaine.

Quant aux artistes compositeurs, quoique tout le monde puisse arriver à plaquer quelques airs de cirque, la plupart se font écrire la musique par de pauvres diables à gages, qu'ils privent, en signant à leur place, de leurs droits d'auteur.

Au dégoût qu'inspirent de pareils procédés s'ajoutent les difficultés qu'ils amoncèlent devant les laborieux, devant les jeunes, qui ont le droit de se faire entendre. Cette piteuse collaboration est, pour ceux qui veulent la braver, une barrière redoutable.

Vu le flot croissant des artistes qui abusent de leurs facilités pour servir leur propre cuisine, il avait été question de proposer à la Société des auteurs et compositeurs d'inaugurer une réforme à ce sujet. On n'admettrait plus aucune candidature d'artiste au titre d'auteur.

Pour plusieurs motifs trop longs à énumérer, cette mesure serait injuste, et son application, très difficile. Il y a tant de moyens d'éluder la loi, sinon de la violer! Sous un pseudonyme ou par une convention tacite, les cabotins toucheraient leurs droits d'auteur et nous débiteraient plus que jamais leurs sornettes.

Non seulement ils disent et font dire leurs propres œuvres par des camarades, mais certains ont fondé des cours d'art lyrique et de déclamation pour les aspirantes au café-concert.

Voici un échantillon des alléchants programmes rédigés par différents signataires et affichés en nombre sur les murs :


COURS GRATUITS
DE MUSIQUE VOCALE
ET DE DÉCLAMATION LYRIQUE

"En présence des difficultés qu'éprouvent les personnes désireuses
d'entrer dans les différents Corps de l'État, j'informe les dames et
demoiselles qui voudraient aborder le café-concert,
qu'il y a chez moi toutes les ressources pour les mettre à
même de gagner, en quinze ou vingt leçons, de 180 à 200 francs par mois."

Ici la signature d'un artiste, d'un pianiste-accompagnateur ou d'un chef d'orchestre.


Ah ça! Pourquoi n'inviter que les dames ou les demoiselles, quand il s'agit d'art, les garçons éprouvant autant de difficultés que les jeunes filles à gagner leur vie? Est-ce parce qu'ils n'ont pas besoin pour chanter d'apprendre le... chant, ou bien parce que le contact de rossignols à moustache pourrait ternir ces lis de pureté? Les directeurs de ces cours ne voudraient-ils pas, au contraire, se transformer en pachas, et avoir sous la main un petit harem de Parisiennes? Quelle horrible pensée! Non ; l'idée est trop impure pour qu'on la creuse davantage.

Eh bien! ces entreprises d'enseignement réussissent, paraît-il. Fascinées par ces merveilleuses propositions, avides de pénétrer dans le monde où l'on se pavane sous de beaux costumes et où l'on s'amuse en compagnie de riches amants, arrivent chaque jour une foule de femmes : cocotes, modistes, ouvrières, ayant un filet de voix et croyant, les naïves, qu'en un clin d'œil, elles acquerront la réputation d'une diva et surtout les avantages réels ou illusoires de la position. On compte même là quelques transfuges des théâtres qui essaient de se raccrocher à cette planche de salut.

Et dans ces petits conservatoires de-. chansons, croyez-le bien, on rit, on s'amuse tout autant que dans l'autre, le Conservatoire national. A part l'anxiété qui doit étreindre secrètement certains cœurs puisqu'il s'agit d'un avenir à assurer, il n'y règne que gaieté et qu'entrain. En tous cas, le premier où j'ai pénétré m'a paru fort divertissant. Une vingtaine de personnes du beau sexe, différentes d'âge, de tournure et de toilette, attendaient en bavardant dans un petit salon, chacune son numéro d'ordre à la main. De la pièce voisine arrivaient des poussées, des éclats de voix vulgaires mais vraiment drôles, au milieu desquels on distinguait ces paroles, cadencées et claquantes comme un battoir :

Montre, montre ta trompette.

ou ce refrain, monté chaque fois à un diapason plus fort :

Vraiment, vraiment, mon p'tit Popaul,
Tu te pousses bien trop du col.

De minute en minute partait une apostrophe sèche, rugueuse ou graissée de nobles jurons :

"Eh bien! criait le professeur, et tes bras?- Tonnerre! Veux-tu bien retrousser ta jupe? - Plus vite que ça! - L'œil en coulisse! le corps en arrière, la jambe en avant! Il y a là trois cents m... essieurs qui te lorgnent. Nom d'un chien, allume-les."

Alors les groupes du salon se taisaient ou ricanaient en cassant d'effroyables quantités de sucre sur la tête de la maladroite ; les réflexions des bonnes petites camarades se croisaient, pareilles à des jets de vinaigre.

"Elle n'a pas beaucoup de chic. - Je vous crois. - Mon Dieu, sa taille n'est point vilaine ; mais quel nez! - Oh! c'est fini, elle n'apprendra jamais rien. - Ferait-elle pas mieux de raccommoder ses bas? - Ça ose penser au café-concert!"

Et le manège continuait de part et d'autre jusqu'au moment où l'élève sortait, l'air plus ou moins satisfait, suivie de l'artiste qui, tout en l'aidant à arranger sa musique dans son rouleau, lui répétait, sur un ton plus doux et encourageant : "Ça ne va pas mal, ma bichette, non ça ne va pas mal. Repasse bien ta polka du Hareng saur et Voilà les tripes! Je te les ferai chanter dimanche à Pantin."

Et, tandis qu'une nouvelle apprentie se faufilait dans le local d'étude, la femme, tendant son front aux baisers... paternels, serrait la main du maître... pour y déposer le prix de la leçon, cinq sous.

Cinq sous! Ah! nous sommes bien loin des dix et vingt francs exigés par tel ou tel coryphée du Vaudeville, de la Comédie-Française. Cinq sous pour se mettre dans le gosier les admirables productions de M. Duhem, de M. Bouillon! Cinq sous, un sou de plus seulement que pour danser une valse ou un quadrille au Moulin de la Galette! En vérité, comment ne pas bénir la philanthropie de notre siècle!

Eh bien! par un avantageux effet de la concurrence, dans un autre établissement, la leçon ne coûte que trois sous ; mais, au lieu de se succéder au piano, les élèves, rangées tout autour apprennent en même temps la chanson. On voit, on entend d'ici l'ensemble : ces voix aigrelettes et inhabiles, scandant, hachant, à l'exemple du professeur qui se démène comme un beau diable, un tas de syllabes fantaisistes, et, emportées tant par la poésie du sujet que par le ton pathétique des vers, lançant à qui mieux mieux ces phrases superbes :

C'est qu'i' s'y connaît
Monsieur le maire (bis)
Monsieur le maire
D'Epinay.

Ou :

Oh? que t' es bet', ma fille,
D' n'avoir pas d'amoureux!
C' n'est pas dans sa famille
Qu'on est longtemps heureux.

Quant aux professeurs, ils poussent la galanterie et l'équité jusqu'à ne demander aucune rétribution. D'abord, ils comptent pour cela sur la gentillesse et les faveurs en nature de ces dames ; puis ils ne leur donnent guère à apprendre que la collection de leurs chansons, de leurs valses, de leurs saynètes, la plupart d'un sentimentalisme burlesque ou d'une gravelure éhontée. Une fois la chanteuse mise à point, ils lui trouvent des cachets, un engagement et l'expédient où ils peuvent.

Celle-ci, ne connaissant que le répertoire de son cher maître, lui procure fatalement une petite moisson d'écus et va, propageant jusque dans les moindres bourgades, avec tous leurs détails d'idiotie et de crudité, les productions sans nom du gâtisme parisien.

Outre la composition musicale et le professorat, il y a pour ces artistes, qui semblent avoir pris la devise fameuse : Quo non ascendam? il y a, dis-je, le journalisme.

Il est de toute évidence qu'une corporation aussi vaste que celle des auteurs, des compositeurs et des chanteurs de cafés-concerts ne saurait se passer d'organes spéciaux. A une époque où le moindre saute-ruisseaux, le plus obscur gendarme, le plus pauvre ressemeleur de campagne peut lire dans un Moniteur quelconque ce qui concerne sa profession, les fortes têtes qui dominent Paris doivent voir leurs faits et gestes, jusqu'à leurs projets et leurs intimes pensées, consignés dans des feuilles particulières. Les journaux de théâtres ne pouvaient suffire aux besoins de ces messieurs ; ils auraient craqué sous l'abondance de leurs exploits. Aussi, mécontents d'une hospitalité trop restreinte, nos artistes se sont-ils mis dans leurs meubles.

Je ne me rappelle plus exactement le titre de ces publications. Il doit y avoir la Gazette lyrique, la Muse libre, l'Écho des beuglants, la Scène aux chansons, les Succès du jour, et quelques autres.

Bien entendu, chacun de ces journaux est commandité par des éditeurs de musique, des fabricants ou des loueurs de pianos, des propriétaires de salles ou de restaurants de nuit à prix fixe.

Quant au personnel de la rédaction, il se compose des abonnés, hommes et femmes.

Pour une dizaine de francs ou un paiement... en nature, les uns et les autres ont le droit d'écrire : "qu'ils ont été bissés et trissés après leurs couplets de : Mon petit lapin ou de la Cymbale au violon.

"Qu'ils ont reçu de mirobolantes propositions d'un impresario américain, mais qu'ils les ont
X déclinées pour amuser les indigènes de Perpignan ;

"Que jamais on n'avait fait d'ovation aussi enthousiaste qu'à M. Fernand dans le Beurre noir, et que la salle de Navarreinx se serait certainement effondrée, si elle n'eût été aussi solide."

Tous ceux que ces affaires intéressent peuvent, sous la rubrique : Variétés, savourer dans leurs moindres détails les engagements et les créations de Mlle Zélia des Folies de Montpellier et le dernier succès de M. Poliano, du Casino de Soulac.

De plus, au point de vue philanthropique et commercial, ces journaux servent d'agences de placement pour les artistes. Leurs colonnes des dernières pages abondent en affiches de ce modèle :

"M. Raoul, ténor applaudi dans plus de quarante grandes villes, demande un engagement."

"Mme Périvia, dont tout le grand monde artistique et lettré a consacré la réputation, tant en Europe que sur les autres continents, désirerait un emploi de chanteuse légère ou même de duègne dans un théâtre."

"M. Casimir, danseur excentrique à la Rochelle, voudrait permuter avec un camarade de son emploi sur une scène de la Capitale. Bonne place à prendre."

"Excellent pianiste et mandoliniste, breveté du Conservatoire de Hollande, décoré de l'ordre du Crotale des Antilles, ferait volontiers danser dans des soirées de noce, accepterait au besoin un poste de lecteur près d'une dame seule."

On le conçoit : ces articles et entrefilets sont susceptibles de procurer aux plus difficiles agréables passe-temps.

Le plaisir de se voir imprimé et de régner sur les esprits... de quelques lecteurs est même tellement intense que M. Paulus a voulu se le payer en devenant notre confrère et en fondant un journal destiné à l'unique glorification de son nom... d'apôtre. Se souvenant de ses succès dans la Revue de Longchamp, il n'a trouvé rien de mieux que de lancer la Revue des concerts ; et, vraiment, l'on n'en revient pas, de sa revue. Quel aplomb, quelle majesté il a, ce fondateur! avec quelle science profonde, quel coup d'œil d'aigle il juge ses camarades! que dis-je? ses humbles sujets! De quel bras puissant il riposte aux attaques! De quelle âme reconnaissante il insulte et cherche à couler bas les auteurs dont naguère il exaltait les produits! Mais de quelle main soucieuse et délicate il burine ses propres exploits, en nous communiquant ses idées sur la musique, l'art, la politique, le droit des gens, etc!

A part cela, sa revue ressemble à tous les journaux de cette catégorie.

Mais le point le plus important et que j'aurais dû énoncer au début, c'est qu'elle a cessé d'exister, au grand préjudice de ses nombreux admirateurs.

En revanche, une librairie musicale s'est consacrée presque entièrement à son répertoire. C'est assez dire qu'il a fait école comme Rossini et Wagner.

Et l'on prétend que cette fin de siècle est vouée à la décadence!

FIN DU CHAPITRE SEPT

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