Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts
Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames
Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements
Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs
Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres
Chapitre six
La chanson - Les chansons
Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes
Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs
Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs
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André Chadourne - Les Cafés-Concerts
E. Dentu, éditeur - Paris, 1889
(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)
Chapitre Trois
Artistes inoccupés. - Agences. - Tournées dans la banlieue. - Concerts de Sociétés. - Engagements.
Ce qu'on vient de lire a trait aux
artistes engagés, placés. Mais la stabilité étant le moindre apanage de
la carrière artistique, on retrouve aujourd'hui sur le pavé les gens
qu'on avait applaudis la veille, dans une salle, et réciproquement.
Aussi n'est-ce pas mentir au titre de cet ouvrage que d'abriter sous son
pavillon de petites études extérieures, et de compléter le portrait de
nos personnages par quelques-unes de leurs fréquentes situations.
Donc, à côté de ceux qui ont un emploi rétribué, et qui constituent le
chœur favori de la Fortune, erre un immense troupeau d'inoccupés. Si des
talents déjà éprouvés et en possession d'une certaine notoriété restent
souvent inactifs; si l'on voit tous les jours des troupes de valeur
exilées du théâtre et forcées de planter au loin une tente aventureuse,
pensez, je vous prie, aux loisirs dont jouissent tous les inconnus qui
n'ont paru que par intermittences sur des scènes plus ou moins obscures.
En dépit de toutes les tournées organisées et qui emportent en province,
en Europe, jusque dans le nouveau monde le trop-plein des chanteurs et
des monologuistes, le niveau ne baisse pas ici; le flot atteint toujours
la même effrayante hauteur. Pour un qui part, dix semblent éclore.
Quelque nombreuse qu'on suppose la tribu des préfets, des sous-préfets,
des juges de paix et autres magistrats mis en disponibilité et courant
sur l'asphalte parisien à la recherche d'une position, le calcul
n'atteindra jamais celle des comédiens de toute sorte qui l'arpentent
incessamment, à l'affût du moindre cachet.
Les sauterelles qui
s'abattirent jadis sur le pays des Pharaons n'en donneraient qu'une
faible idée. Dans certains quartiers, surtout entre les grands
boulevards et les boulevards extérieurs, la gare Saint-Lazare et la
Villette, il en pullule.
Parmi les nombreuses causes de cette
surabondance, je n'en citerai qu'une : Pour être sous-préfet, juge,
ministre, il est nécessaire, à défaut d'autre qualité, d'avoir été nommé
par quelqu'un, placé au-dessus de soi. Pour être artiste, qu'exige-t-on?
Rien. Quelques leçons à peine, un peu d'aplomb, et voilà tout. Vous vous
faites mettre sur le programme d'un concert, à la salle des Mille
colonnes ou du Bock ruisselant. Vous y paraissez, ou vous n'y paraissez
pas; vous y revenez, ou vous n'y revenez pas. Vous n'en êtes pas moins
sacré artiste par l'imprimeur, ou plutôt par vous-même. Royauté sans
liste civile, bien entendu, presque sans honneurs et qui, trop partagée,
finit par rendre imperceptibles, insaisissables tous ces monarques de
tréteaux.
Afin de paraître avec honneur sur les programmes, ces
candidats à la gloire s'affublent de titres aussi ronflants que creux.
Pour une fois qu'ils auront pris l'absinthe avec un acteur des
boulevards et lui auront demandé conseil, ils écriront pompeusement sur
leur carte : Artiste du Théâtre des Menus Plaisirs, du Théâtre
Beaumarchais, des Variétés, se vantant de confectionner gratuitement une
importante réclame à ces théâtres.
Les plus modestes s'intitulent
gravement : Artistes des concerts de Paris, ou, d'une manière plus
précise, des concerts de Montrouge, du Trocadéro. Que représente
exactement cette dénomination? - Rien du tout.
Quant aux revenus,
il est facile d'en faire le total. Les organisateurs de ces fêtes
musicales ont pour maxime qu'on ne doit rien aux débutants. Ces derniers
ont, par conséquent, à fournir leur habit, leurs gants, leur cravate
blanche, et... leur voix pour rien.
Heureuses les dames qui
touchent une maigre pièce de cinq francs en compensation de
tous
frais, voitures comprises!
A ce propos, il est inadmissible qu'un
impresario, qui pour ses programmes, pour la location de la salle, pour
le droit des pauvres et le reste, dépense quatre ou cinq cents francs,
se refuse à en ajouter cinquante en faveur des artistes, qui sont
l'élément indispensable de la soirée. "On en trouve plus qu'on en
veut, objecteront-ils. - Oui et non. Les bons, ceux qui attirent
le public une seconde fois, se trouvent-ils à foison?"
Non.
Seulement, ce sont de bons enfants, qui ne réclament rien; et on ne les
violente pas pour les rétribuer. A eux de se défendre.
C'est, du
reste, ce qu'ils font, dès qu'ils sont un peu blasés sur les bravos et
les compliments des directeurs, et surtout dès que le besoin les presse.
Après avoir visé en haut, ils visent en bas et déploient vers un but
utile toutes leurs batteries. Ils assiègent les journalistes en leur
contant des campagnes, des succès fantastiques à Montargis ou à Anvers,
ne rêvent que de se faire présenter à Sarcey, à Lapommeraye et autres
critiques en vue, pour solliciter d'eux une lettre de recommandation, un
article, un simple mot d'éloge.
Bien entendu, si, dans
l'entrefilet inséré, on ne les compare pas à Talma, à Rachel, à
Frédéric-Lemaître, à la Patti ou à Sarah-Bernhardt, ils vous relèguent
au rang des bourgeois; si la recommandation reste sans effet (et c'est
le cas ordinaire), ils vous traitent de nullité. Si elle réussit, pour
un, dont la gratitude ne vous est même pas assurée, vous vous faites dix
jaloux, dix ennemis.
Auprès des auteurs, même manège. Ils les
prient de les entendre, de leur confier un rôle, d'écrire pour eux un
morceau, affirmant qu'ils n'en trouvent aucun à leur mesure, comme si
les trente et une librairies ouvertes au commerce spécial des monologues
ne suffisaient pas à leur appétit. L'auteur naïf compose-t-il quelque
chose pour eux, dix-huit fois sur vingt ce sera peine perdue. Ils
garderont son œuvre, et, s'il l'entend une fois en public, il pourra se
dire privilégié.
Aussi, comme journalistes et auteurs tant soit
peu sérieux ne s'occupent guère que des acteurs capables de les porter
eux-mêmes, nos cent mille inconnus, doués ou non de talent et
d'habileté, doivent, pour gagner leur pain, s'adresser à des agences ou
offices parisiens, travaillant tant pour Paris que pour la province et
l'étranger.
M. Théodore Massiac a publié dernièrement, dans le
Supplément du Figaro, un article assez long sur les Agences dramatiques
et lyriques. L'auteur nous y a nettement exposé avec quelle habileté, au
moyen de quels tours iniques, ténors, falcons, soubrettes et pères
nobles sont dupés, exploités par ce monde de financiers-bureaucrates. Il
s'est complaisamment étendu sur le tantième des droits de commission que
procurent aux agents les acteurs qu'ils ont fait engager, sur les
procédés qu'ils emploient pour doubler et tripler rapidement cette
somme, et sur d'autres détails non moins intéressants.
Quant aux
cafés-concerts, M. Massiac a été assez bref. Il reconnaît que les
agences spéciales qui les desservent constituent des maisons tout à fait
différentes, tant au point de vue des ressources que de
l'administration. Mais, à part deux ou trois croquis pittoresquement
crayonnés, je ne trouve guère d'envisagée que la question d'argent.
Je me félicite de ces lacunes, que je vais pouvoir combler, en mettant
le doigt sur certains points très importants, je dirais presque
essentiels de l'agence pour cafés-concerts.
A défaut du discrédit
légitime qui s'attache aux établissements de ce genre, la misère qui
s'exhale de la plupart d'entre eux suffirait à les rendre suspects.
Certains, au premier coup d'œil, vous font mal au cœur.
Des murs
presque nus ou ornés de mauvais tableaux; des fauteuils déteints; des
meubles, qui, s'ils datent de la Restauration, en appellent une
nouvelle; un piano exécrable; des chaises crasseuses : tel pourrait être
au complet l'inventaire de ces lieux.
Spectacle pourtant bien
anodin, comparé à celui qu'offrent la plupart de leurs habitués. Des
hommes aux joues noires de barbe, coiffés tant bien que mal d'un chapeau
de rencontre, et cachant à moitié, sous un pardessus, un gilet de
flanelle et des vêtements rapiécés, marmottent quelques vers d'opéra;
des femmes vêtues d'un costume sombre ou criard, surchargé d'une
fourrure de lapin, grelottent auprès d'un petit poêle et, leur rouleau
de musique au bras, attendent leur tour avec anxiété.
De la salle
voisine arrivent les éclats de voix de celui qui donne audition.
Bientôt il arrête le flot de ses mélodies pour entamer la discussion sur
le prix auquel il met ses services. Heureux, quand, malgré sa situation
de postulant, il possède assez de réputation et d'influence pour obtenir
des conditions acceptables ou à peu près.
Quand une dame se
présente, le premier soin de la personne préposée à l'agence est de voir
si elle est jolie ou laide, âgée ou jeune; si elle se tient crânement,
si elle a le ton déluré d'une soubrette, la face narquoise des
paysannes, l'air goguenard des voyous. On cherche même à s'assurer
autant que possible si, le cas échéant, elle disposerait d'une belle
paire de mollets et de cuisses.
Bien entendu, quand l'extérieur
de la postulante est trop déplaisant (dire qu'on le trouve quelquefois!)
on lui déclare qu'il ne reste plus de place disponible qu'à Vitry ou à
Barbezieux.
Résiste-t-elle au contraire à ce premier examen, on
l'interroge sur l'état de sa garde-robe : "Combien avez-vous de
toilettes de soirée? - Deux. - Ce n'est pas assez. De même couleur? -
Oh! non, l'une noire, l'autre violette. - Trop sombre; vous sembleriez
en deuil. Le corsage pareil? - A peu près. - Il ne le faut pas. Les
couleurs doivent être vives, tranchées : du rouge, du vert, du bleu!
Combinez les tons de manière à produire de l'effet. Qu'on vous voie de
loin! Échancrez bien votre corsage. Montrez beaucoup de poitrine. N'ayez
pas peur; ce n'est nullement désagréable à ces messieurs. Maintenant,
écoutez-moi. Vous pouvez facilement obtenir de grands succès; mais vous
avez besoin de costumes, de beaucoup de costumes et de costumes bien
faits. C'est le cachet d'une personne qui lui procure... des cachets.
Les bracelets, les bijoux sont indispensables; des diamants feraient
encore mieux; et vous devez être à même d'en avoir, car, je le suppose,
vous ne manquez pas d'admirateurs, d'amis, qui s'intéressent à vous."
La plupart du temps, la femme ne rit que du bout des lèvres.
Monsieur ne se montre guère généreux, et elle comptait sur son
engagement pour retirer sa montre du Mont-de-Piété.
Enfin, arrive
la question artistique. (Il était temps.) "Quel genre chantez-vous,
madame? - Oh! de l'opéra, de l'opéra-comique. - Rien que ça? - Des
romances aussi. - Par exemple? - Les fiançailles d'une fauvette; Les
amoureux au bois. - Répertoire sérieux et qui ne mord pas beaucoup sur
le public. - Pardon! - Avec votre physique, vous êtes certainement
appelée à chanter du gai. - Mon professeur me conseille le sentimental.
- Ils sont tous ainsi. - J'y réussis bien. - Nous allons voir; mais
auparavant, un conseil, dans votre intérêt, si vous le permettez! - Très
volontiers. - Le public n'aime guère ce qui languit, ce qui traîne.
Servez-lui du corsé, du pimenté. - Je ne possède aucun morceau de ce
genre. - Qu'à cela ne tienne! je puis vous fournir des chansons. En
voici pour vous spécialement :
Pommes au lard, valse chantée;
Les astres en rigolade, rondeau avec
gestes et coups de gueule;
Les aventures d'un jambonneau, scie extra folle;
J'ai des renvois de Roquefort, couplets expressifs et
naturalistes;
Une puce quelque part, excentricité très
goûtée, et qu'on demande constamment.
- C'est peut-être au-dessus de mes forces. - Vous y arriverez
facilement. - Avez-vous des orchestrations? - Non, madame, mais nous
pouvons vous en faire faire. - Merci. Je connais un violoniste qui m'en
a déjà fourni plusieurs. - Oh! Il faut que cela soit très soigné, dans
le goût du jour, et autant que possible, par un habitué. Nous en
commanderons pour vous à bas prix. - J'accepte. Mais je vous prierais de
m'entendre, si vous pouvez, tout de suite, car je suis pressée. -
Parfaitement."
Vous
devinez la joie qui règne à l'agence. Faire verser de l'argent par une
personne qui venait en chercher, ou du moins lui ouvrir un compte qui
permettra plus tard de retenir tout ou partie du montant des cachets. O
splendeur de la diplomatie!
Si la femme est gentille, on lui
demande aussitôt son âge, son adresse. Le but de ces questions est
visible : trafiquer non seulement du talent, mais des charmes d'une
créature qui se fie à vous; on lui réclame même son portrait, mais en
robe aussi courte du haut que du bas, de façon à pouvoir mieux... juger.
Enfin, certains hommes ne se gênent nullement pour tutoyer une dame dès
la première entrevue et vouloir la prendre sur leurs genoux, la
caresser, la retenir à dîner en tête-à-tête. Bien que je connaisse
plusieurs personnes que de telles indiscrétions, de telles licences ont
tellement interloquées qu'elles sont parties, accompagnées, il est vrai,
d'injures, d'ordinaire nos candidates montrent moins d'impatience et de
pruderie, et donnent un semblant d'audition.
Mais la plupart des
solliciteurs et solliciteuses, après avoir exhibé tous les trésors de
leur voix et de leur mimique, raconté leurs exploits, leurs succès sur
les plus brillantes scènes; montré des articles publiés sur eux par
l'Impartial de Giromagny ou le Strapontin de l'Atlas; énuméré la liste
de leurs admirateurs connus sur la place de Paris, et qui doivent, en
les mettant en vedette, assurer le succès de la tournée, la plupart des
solliciteurs et solliciteuses, dis-je, sont réduits, surtout s'ils
résistent à certaines propositions commerciales et galantes, à accepter,
tous frais payés, un modeste cachet de cent sous. Ils iront ainsi avec
cinq ou six chansons ou morceaux d'opérettes, amuser les indigènes de
Sceaux ou de Bagneux, embarrassés de leurs dimanches.
Ces petits
voyages débordent, du reste, d'agréments pour qui n'a pas un caractère
très difficile. Je me rappelle avoir beaucoup ri en allant, dans ces
conditions, avec des femmes et leurs amis, courir la banlieue.
Nous montions en voiture, emportant le ballot des robes et de la
musique; et en route pour la rare! Une fois descendus du train, nous
cheminions à travers les rues obscures de la localité, maudissant la
boue et l'absence de véhicules. Enfin, nous atteignions le café indiqué.
C'était vers les huit heures du soir. Une dizaine de bonshommes entourés
d'épouses ou d'enfants, auxquels on avait l'air d'avoir promis ce
spectacle en récompense de leur travail, se groupaient autour d'une
petite estrade. Seuls, les gens affectant d'être blasés sur ces plaisirs
continuaient dans un coin leur partie de dominos. La patronne nous
accueillait d'un air souriant, puis, prenant à part notre amie, la
guidait dans une pièce réservée pour la faire changer de toilette.
Mais peu à peu la salle s'est remplie, et bientôt le piano attaque la
célèbre valse : Premier baiser. L'assistance, prise d'entrain, fredonne
l'air, et plus d'un gars du pays en murmure sentimentalement les paroles
à l'oreille d'une jouvencelle ravie. Le morceau achevé, une ritournelle
lui succède; en un clin d'œil bondit sur l'estrade une pimpante
soubrette qui rossignole un refrain en levant la jambe et en retroussant
un tantinet son cotillon de laine rouge.
"Bravo!"
crie-t-on de toutes parts. On la rappelle. A peine a-t-elle, par une
deuxième apparition, contenté son public, qu'elle descend et va promener
une petite bourse à travers les tables. Comment refuser à tant de
gentillesse? Les mains se vident. Elle remercie avec grâce et s'en
retourne en sautillant. Autre artiste, autre quête. Après la femme,
l'homme, et parfois l'enfant. Ainsi de suite jusqu'à épuisement complet
du programme. Quelques auditeurs en maugréent intérieurement; mais la
physionomie à la fois luronne et triste de ces cigales les séduit, et
ils acquittent leur tribut.
Cette petite recette, accrue surtout
par la générosité de quelques favoris et fanatiques, sert à grossir un
peu l'escarcelle des divas et du baryton, et les aide à compenser la
maigreur de l'engagement.
A ceux qui s'étonneraient de la
modicité de cette rétribution, on peut répondre, avec trop de raison,
hélas! que, par suite de la vulgarisation excessive de la musique,
toutes les localités de France et d'Auvergne possèdent une fanfare, un
orphéon, une troupe de comédie ou de drame, voire un corps de ballet;
que ce personnel leur suffit pour satisfaire aux besoins, aux appétits
artistiques de la population et que, par conséquent, les raffinés qui,
seuls, viendraient à ces représentations ne seraient pas en assez grand
nombre pour couvrir plus de frais; que, d'ailleurs, la province, si
prévenue contre les comédiens, s'est depuis longtemps dégoûtée des
grivoiseries, des façons débraillées de nos chanteurs ambulants et que,
dans telle ou telle petite ville, il faut vraiment du courage à un homme
marié et même à un célibataire pour braver les propos qu'on fera
pleuvoir sur lui si, malgré ses précautions, il est surpris dans un café
à écouter des chansonnettes.
Toutes choses qui rendent le
commerce artistique difficile.
Encore me suis-je tu sur les
agences qui, après avoir attiré, par la promesse d'un cachet convenable,
une multitude d'amateurs ou de gens du métier auxquels elles ont fait
dépenser le voyage, l'équipement et le reste, déclarent, à l'heure de
solder la note, qu'il y avait plus d'artistes qu'il n'en fallait et que,
pour ne pas faire de jaloux, elles ne paieront personne.
J'ai,
pour les affirmer, été témoin de pareilles scènes, où des exécutants de
toute sorte, dont le nom avait contribué à remplir la salle, et, par
suite, la bourse de l'impresario, se sont ainsi entendu remercier. Tout
autre, à leur place, eût traduit devant les tribunaux les farceurs qui
abusent si salement des complaisances d'autrui et de leur propre parole.
Eux, au contraire, sauf un ou deux, n'élevaient qu'une protestation des
plus stériles et, en fin de compte, se décidaient à chanter.
"Pourquoi?"
demanderez-vous.
- Mon Dieu! pour se faire connaître.
"Ça
fait toujours de la réclame," disent les débutants. Comme si cela
les posait, les engraissait, d'être continuellement mystifiés! Ils le
croient pourtant, et cette confiance les stimule.
Mais leur
principal mobile est encore la vanité.
Ah! paraître! O bonheur! O
joie suprême! Pas même paraître, se faire annoncer, se faire attendre :
Quel rêve! Voilà ce qui explique comment tant d'artistes connus prêtent
si facilement, si gracieusement, leur concours pour tant de fêtes à
bénéfices et autres cérémonies! Tels membres de nos premières troupes
dramatiques et lyriques autorisent facilement le premier journaliste
venu à les faire mettre sur tous les programmes qu'il leur plaira. Que
deux ou trois cents confrères aient reçu une pareille invitation ou une
offre de services dans ce sens, et surtout qu'ils l'exécutent, et vous
jugerez la peine que les jeunes doivent avoir à percer, les
organisateurs préférant, pour le même prix, les connus aux inconnus.
De là, le nombre considérable de sociétés littéraires et dramatiques qui
se fondent de tous côtés dans Paris.
Le développement de
l'instruction, la propagation des chefs-d'œuvre anciens et
contemporains, le désir de les connaître davantage et de se les
assimiler, le besoin de plaisirs intellectuels, certains goûts de bohème
et d'émancipation, des ambitions artistiques surexcitées par les
réclames de certaines personnalités tapageuses : voilà autant de causes
qui contribuent sans cesse à leur recrutement.
C'est sous les
titres les plus variés : l'Abeille, les Estourneaulx, l'Essor
littéraire, l'Éclat de rire, les Jeunes Artistes, les Indépendants,
et beaucoup d'autres loin de ma mémoire en ce moment-ci, qu'ils se
présentent au public et à la presse.
Bonne occasion pour nous de
noter quelques détails sur ce petit monde.
Tout d'abord, pour que
la société naisse, vive, fonctionne et porte ses fruits, chacun de ces
amateurs de comédie ou de chant doit verser une cotisation annuelle.
Plus dévoués encore à leur cause que certains artistes qui prêtent leur
concours en retour d'un cachet... gratuit, ceux-ci paient pour jouer.
Mais la passion leur sert d'excuse. Il est certainement plus noble
d'apprendre par cœur des tirades de Victor Hugo ou de Dumas, des
drôleries de Labiche, des monologues d'Erhard ou de Grenet-Dancourt, que
de rester entre les murs empestés d'un estaminet, occupé à boire, à
pousser le billard ou à perdre des parties d'écarté.
C'est même
plus conforme aux prescriptions de l'hygiène et de l'économie.
Donc, sur les ressources d'un budget aussi modique que volontaire, le
conseil d'administration organise, dès la reprise de la saison d'hiver,
des représentations de jour et de nuit. Pour cela, on loue une des
nombreuses salles qui se prêtent aux usages les plus divers : repas de
noces, bal de bienfaisance, réunions électorales, scènes de pugilat, ou
même un café chantant disponible pendant la journée.
Cela fait,
on invite tous les parents, amis et connaissances. Ceux-ci, outre leur
invitation personnelle, reçoivent des billets à distribuer également à
leurs parents, amis et connaissances respectifs.
Quelle bonne
aubaine pour toutes ces familles! Le prix élevé des places, les frais de
toilettes et de véhicules, l'heure tardive de la sortie ou la licence
des pièces leur interdisent â peu près complètement le théâtre. Les
cafés-concerts les dégoûtent, tant par la grivoiserie, la grossièreté
des morceaux qu'on y débite que par la mauvaise tenue des auditeurs,
transformés la plupart du temps en braillards, et l'atmosphère qui y
sévit, empoisonnée de liquide et de tabac.
Aussi un programme
mentionnant, avec des intermèdes de bon aloi, un ou deux vaudevilles
courts, amusants, convenables, et l'espoir de se trouver en compagnie
d'un monde comme il faut, les font-ils accourir en foule.
Le prix
d'entrée se réduit à un droit de vestiaire, variant entre quinze et
trente sous, destiné couvrir les dépenses des organisateurs. Pour cette
faible somme, ils vont, pendant quatre ou cinq heures de suite, goûter
un bonheur parfait.
La salle est comble. Quelle assistance à la
fois simple et choisie, honnête et joyeuse, sympathique et accueillante!
On y voit rayonner des fronts charmants de bambins et de jeunes filles.
Tout le monde se salue et cause. On dirait une fête intime; et c'est
presque au milieu de l'allégresse que le spectacle commence.
Nous
n'insisterons pas sur ces chansons, ces romances, ces duos, ces
pochades, ces monologues, ces saynètes, entendus un peu partout, mais
débités généralement avec une gentille finesse, une verve franche et une
ardeur de conviction qui manque à beaucoup d'artistes. Bien entendu, que
tel amateur reste coi dans un morceau, qu'une dame s'entrave dans sa
robe, ou que le souffleur oublie son rôle, on n'entend ni les
protestations, ni les sifflets, ni les battements de pieds et de cannes
des spectateurs exigeants, mais, au contraire, jaillir des fusées de
jolis rires, de naïves exclamations ou d'aimables réflexions entre
voisins. Tous débordent d'indulgence.
Il y a là, d'ordinaire, un
grand sujet d'attraction : un drame inédit de jeune.
Rebutés ou
épouvantés par les directeurs de théâtres, un nombre incalculable
d'auteurs nouveaux se rabattent sur les présidents de sociétés
littéraires, et leur demandent un asile ou plutôt un tremplin, d'où ils
pourront se lancer et franchir l'espace qui les sépare des
établissements cotés.
Grâce aux relations qu'ils entretiennent
avec quelque membre du cercle, ils intriguent, se faufilent, se poussent
et parviennent enfin à leur but : voir leur œuvre représentée une fois.
Si elle réussit, et surtout s'ils s'entendent à faire jouer les fils
d'une diplomatie habile, ils arriveront peut-être, en passant par
certaines conditions, à la caser dans un théâtre.
Quoi qu'il en
soit, la séance se termine dans d'unanimes applaudissements; et l'on
remarque plus d'un sourire, plus d'un appel échangé entre la salle et la
scène.
En effet, spectateurs et artistes s'y connaissent tous.
Pour les hommes, à de rares exceptions près, aucun n'est admis à
paraître dans les comédies ou intermèdes, s'il n'appartient au cercle.
Ils sont si nombreux et tous ont un tel désir de faire leur partie qu'on
n'abandonne que difficilement la place à un étranger.
Pour les
dames et demoiselles, à l'instar de la vieille chevalerie, nos amoureux
du beau langage leur ouvrent largement les bras.
Ce gracieux
personnel se recrute soit parmi les débutantes des théâtres, soit parmi
les élèves du Conservatoire, soit à domicile, parmi les obscures amantes
de l'art, mais surtout dans les nombreux cours de déclamation et de
chant. Inimaginable, en effet, la quantité de femmes et de jeunes filles
amoureuses de la rampe et qui, jalouses des lauriers de
Judic, de la Patti et de Sarah-Bernhardt, traversent d'une façon plus ou moins
longue, des salles comme celles de MM. Talbot et Dupont-Vernon, de Mlle
Scriwaneck, de Mme Picard, etc.
A quel sexe décerner la palme
pour le zèle, la bonne diction, le succès enfin? Je ne sais. Les deux
camps rivalisent et s'égalent en se complétant.
Seulement, du
côté des femmes, couve plus d'ambition.
Parmi les hommes qui
jouent là, presque tous, dans la vie pratique, tiennent un commerce,
exercent une profession quelconque et ne cherchent en ces occasions
qu'un plaisir momentané d'amateur.
Les femmes, au contraire,
employées dans le magasin ou le ménage de leurs parents, n'attendent la
plupart que de s'être préparées et révélées suffisamment pour affronter
les tréteaux avec quelques chances de succès.
Aussi
montrent-elles en général un empressement extraordinaire, une ardeur
inouïe. De rudes appétits les talonnent. Songez : de la loge étroite, de
l'atelier prosaïque, de la boutique poudreuse de leurs familles s'élever
par degrés jusqu'aux cimes de la renommée, conquérir la gloire, les
cœurs, l'or et les bijoux : Quel rêve!
En attendant les...
désillusions croissantes de l'avenir, tous ces amateurs travaillent,
intriguent et s'amusent. Je n'oserais même assurer qu'ils s'en tiennent
entre eux aux tirades et aux répliques sentimentales de leurs drames,
puisque, de temps en temps, quelques-uns s'aventurent dans les unions...
sérieuses. Camarades et auditeurs, chacun leur sourit; et, jusqu'au jour
où les directeurs leur verseront dans les mains de jolis rouleaux d'or,
les présidents de cercles leur paient des courses en fiacre, des
bouquets d'un franc et des réclames dans certains journaux à un sou.
Au sujet de ces articles, la plupart étant (qui l'ignore?) écrits à peu
près par les artistes eux-mêmes, qu'on juge comme ils s'épargnent les
éloges! Les rédacteurs chargés de la Soirée parisienne sont forcés d'en
couper plus des trois quarts. Dès que le journal contenant le relevé de
leurs... effets et gestes a paru sur le boulevard, radieux, ils courent
en acheter une dizaine de numéros (ce qui explique un peu l'hospitalité
desdites feuilles); et, après avoir collé l'extrait qui les intéresse
sur leur album, leur Livre d'or, ils en envoient à toutes les personnes
de leur entourage, et ne sortent plus de chez eux sans en emporter un
exemplaire qu'ils exhiberont fièrement, même sans réquisition.
Ravissante candeur du débutant.
On n'a vu jusqu'ici que le beau
côté de la médaille; mais le revers!
D'abord, de quel feu il faut
être dévoré pour, après six et sept heures de travail au bureau ou au
magasin, s'en aller, chez un partenaire ou dans une salle, répéter
pendant vingt et trente jours de suite une pièce qui vivra quarante
minutes à peine!
Puis que de tracasseries, que de labeurs, que de
démarches, que d'agacements, que de vexations dans la tâche multiple des
directeurs, tant pour choisir que pour guider, conseiller les membres de
la troupe, leur donner non les rôles qu'ils demandent, mais ceux
auxquels ils sont aptes et mener à bien la gestion financière de la
société!
Heureux quand les recettes couvrent les dépenses, si
modérées soient celles-là!
Une chose qu'on ne croira qu'après
expérience, c'est que ces séances sont, tous frais payés, très peu
productives, même quand elles ne laissent rien à désirer.
Je me
rappelle avoir une fois, avec certain ami très entreprenant, loué une
des salles les plus centrales, le Grand-Orient. Après avoir bondé tous
les coins, nous refusâmes une cinquantaine de personnes.
Le
nombre de billets de faveur était fort minime, et l'auteur de la pièce
avait abandonné ses droits. Eh bien (cela tint-il à notre inexpérience
sur certains points?), défalcation faite de toutes dépenses, nous
gagnâmes... vingt-sept francs. Que penser de ceux qui n'ont qu'une salle
à moitié pleine?
Avis à ceux qui seraient tentés d'organiser de
ces soirées en vue du lucre ou d'un bénéfice de charité!
Le
résultat le plus ordinaire de ces représentations, pour ceux qui les
entreprennent, est de s'attirer des inimitiés. Pas une personne pourvue
de quelques relations ne contredira ceci : que le meilleur moyen pour se
brouiller avec des artistes est d'organiser une représentation
quelconque. Tel ou telle de ceux que vous aurez engagés se plaindra
d'avoir été porté sur le programme à une place indigne de son mérite. Si
c'est une dame (cas le plus fréquent), il faut se défendre contre la
mère qui, dressée sur ses ergots, prétend qu'on n'a jamais infligé à sa
fille pareil affront. Un autre se vantera d'avoir obtenu un cachet de
cinq ou dix francs. Alors les camarades partis sans cadeau se monteront
la tête, accourront chez vous pour décharger leur colère et réclamer la
récompense accordée soi-disant à un privilégié. Riposter à ces attaques
n'est pas toujours facile, et parfois l'on se voit contraint à fermer
tous ces becs affamés avec la pièce d'argent qu'ils réclament.
Quant aux moindres acteurs de votre connaissance que, faute de place,
vous n'aurez pu faire jouer, ils vous le reprocheront amèrement.
Désireux de réparer votre oubli et de vous remettre dans leurs bonnes
grâces, vous saisirez la première occasion de leur être agréable. Ils
n'auront alors rien de plus pressé que de demeurer chez eux.
D'autres, il est vrai, combleront cette lacune, car (phénomène des plus
drôles à observer dans ce monde-là), il y a des couples, des artistes
qui s'entraînent mutuellement. Invitez-vous l'un d'eux, aussitôt il
essaiera de vous passer son camarade ou son Ernestine. Demandez-vous le
concours d'Ernestine, elle vous propose Justin et Anatole, deux types
remarquables. Tous les deux ou tous les trois semblent avoir juré un
pacte d'union et, pour égayer les masses, s'en vont de société en
société, suivis même de leur famille et de leurs claqueurs.
Une
des principales causes (qu'on me pardonne cette digression!) du
discrédit où sont tombés les grands concerts de société et des
difficultés qu'on éprouve à organiser dans certaines salles, notamment
au Trocadéro, une matinée fructueuse, c'est ce procédé, fallacieux et
inique envers le public, qui consiste à remplacer sur la scène des
artistes connus et inscrits au programme par des gens totalement
ignorés.
Après les affiches qui annonçaient :
M. V... de
la Comédie-Française,
Mme X... du Grand-Opéra,
M. Y... de la Porte-Saint-Martin,
Mlle Z... des
Bouffes-Parisiens,
et d'autres à
l'avenant, on voit arriver un ou deux débutants des Gobelins, une
apprentie sentimentale de Grenelle, un baryton lauréat du Conservatoire-
de Nantes, un vieux danseur du casino de Cabourg, le tout compliqué d'un
pianiste accompagnateur breveté, prêté spécialement par le cercle, les
Héroïques de Clichy-la-Garenne.
De là, indignation générale des
spectateurs. Celui-ci proteste, alléguant qu'il n'en a pas pour ses
trente sous; celle-là trouve trop chère son invitation avec droit
d'entrée à cinquante centimes. Le chroniqueur du journal Tout-Bercy,
venu pour contempler de près les rois et les princesses de la scène, se
lève furieux, pareil à Jupiter brandissant sa foudre, et s'écrie que la
critique saura faire son devoir.
Bref, on se retire dégoûté et
l'on ne revient plus qu'avec des billets de faveur complets.
Mystification pour mystification, je préfère, surtout au point de vue
comique, celle que pratique maintes fois un impresario de Paris et de la
banlieue. Il met bravement, grandement sur ses bulletins les premiers
artistes du Théâtre-Français, de l'Opéra, de l'Opéra-Comique, du
Vaudeville, des Nouveautés, des Variétés, de l'
Eldorado, de l'
Alcazar(pour tous les goûts, comme on voit); et, à un certain moment de la
soirée, il les montre imités (c'est écrit en caractères minuscules) par
un intelligent et habile comédien.
Bien trouvé, n'est-ce pas?
Et que dire de son fameux et unique panier de vin de Champagne qu'il
offre en loterie depuis dix ans en le faisant gagner chaque soir par un
compère qui le lui rend après la séance.
Comment voulez-vous
qu'un homme si entendu, si habitué à se moquer du public, cet être qui
passe pour grincheux, ne se moque pas des artistes, ces gens
essentiellement maniables?
Si dérisoires que soient les avantages
résultant de ces excursions hebdomadaires, surtout pour quiconque les
opère gratuitement, ils dépassent, on peut l'affirmer sans paradoxe,
ceux que confère, pour une tournée sérieuse, certains engagements de
début écrits et signés.
Si je n'avais eu des preuves, je ne
l'aurais jamais cru; mais, devant la réalité palpable, on est bien forcé
de s'incliner.
J'ai là, entre les mains, un engagement qui m'a
été remis par une de nos premières chanteuses mondaines. L'amour de la
fantaisie l'avait poussée naïvement à tenter la fortune et le succès;
mais elle se retira vite, outrée des exigences de l'impresario.
Et, en vérité, après lecture d'un morceau pareil, on se demande, comme
Cicéron du temps de Catilina : "Dans quelle ville vivons nous? Quelle
république est la nôtre?" Les chartes octroyées par nos rois
paraissaient trop dures pour leurs sujets. Eh bien! que diront ceux qui
auront pris connaissance de ce traité?
Sur dix-neuf articles,
dix-huit sont contraires aux intérêts de l'artiste. Presque tous
commencent par ces mots : "L'artiste s'engage..."
Seul, le
directeur ne s'engage à rien. Je comprends maintenant le soin avec
lequel ceux qui s y sont soumis cachent de pareilles condamnations.
Condamnation n'est pas exagéré. En effet, en dehors du droit de tuer,
aboli en fait depuis longtemps dans notre société et le droit de battre,
de cravacher, réservé aux impresarii américains, quel pouvoir cet
engagement refuse-t-il au directeur sur ses artistes, sur ses esclaves?
Voici le premier article, le plus doux sans nul doute, celui qu'on a
doré pour faire passer les autres. Je les cite textuellement :
"ARTICLE PREMIER.
- Mlle D... s'engage à remplir au concert d'Idalie, à Vincennes,
ou tout autre qui lui sera désigné par le directeur-"
Pourquoi pas à Vannes
ou à Gap?
"Et même deux fois
par jour, l'emploi de chanteuse de genre jouant dans l'opérette et
le vaudeville, à tenir ledit emploi en chef ou en partage, à la
seule volonté du directeur."
Le czar ne parlerait
pas mieux.
"A se fournir de
tous costumes, perruques, accessoires, rôles, partitions et
orchestrations dont il sera besoin; à apprendre les rôles qui lui
seront distribués savoir : pour l'opéra et l'opérette, un acte en
huit jours, deux actes en dix jours, trois actes en quinze jours,
quatre et cinq actes en trois semaines; pour la comédie et le
vaudeville, cinquante lignes de poème par jour et, pour le drame, un
drame, quelle que soit sa longueur, du lundi matin au dimanche soir."
Est-ce assez corsé?
Quelle mémoire il faut! Quelles facultés puissantes d'assimilation, de
diction! Il y a de quoi faire frissonner un homme de génie.
Mais
continuons :
"ARTICLE TROIS - L'artiste s'engage à se conformer aux usages et règlements, à
assister à toutes les leçons, ensembles et répétitions qui seront
indiqués au billet de service, même après
le spectacle."
Même après le
spectacle!
Donc, point de repos. Et si la débutante n'a pas une
bonne pour faire son ménage, s'occuper des provisions et préparer le
repas, comment en sortira-t-elle?
Passons à l'ARTICLE QUATRE.
Qu'on me réponde s'il n'est pas atroce!
"Le directeur se
réserve le droit absolu de résilier le présent engagement après le
premier mois, en prévenant l'artiste huit jours à l'avance, même
dans le cas où l'artiste aurait réussi dans ses débuts."
Si, quand elle
réussit, elle peut être congédiée, à quoi ne doit-elle pas s'attendre
quand ce début ne donne qu'un résultat douteux! Puis, la moindre
calomnie engendrant la brouille, qu'on juge à quel léger fil tient
l'avenir de l'actrice!
Pour ne pas perdre le goût du vinaigre,
lisons encore ceci :
"ARTICLE. 5. - En cas de maladie de l'artiste, les appointements sont suspendus
de droit."
Juste au moment où
l'artiste aurait besoin de secours, de tranquillité pour se remettre; où
la charité et l'intérêt bien compris s'uniraient pour conseiller au
directeur un peu de condescendance, juste à ce moment, il lui ferme sa
bourse et abandonne l'infortunée à son sort. Supposons, et c'est le cas
le plus fréquent, qu'elle se trouve en province ou à l'étranger, la
voilà exilée, incapable de se mouvoir, d'implorer même la pitié et
réduite à solliciter d'un officier de police une aumône sur les fonds
publics.
Je me rappellerai toujours cette pauvre fille qui, dans
un bouiboui d'Orléans, chantait exténuée, pâle sous le fard, les traits
amaigris, les yeux cernés et respirant la maladie par tous les pores.
Son amant l'avait rendue mère et délaissée.
Elle était seule,
absolument seule. Mais, nous disait-elle, plutôt que de subir une
résiliation, je tiendrai bon jusqu'à ce que je tombe sur la scène. Un
jeune homme charitable et riche se trouva là qui, ému jusqu'aux larmes
d'un tel malheur, paya son dédit, j'allais écrire son rachat au barnum,
et l'emmena dans une ville du Midi. Elle garda bel et bien le lit
pendant deux mois, souffrant d'une bronchite attrapée dans les courants
d'air de son beuglant. Hélas! que n'aurait-elle pas eu à souffrir encore
si elle n'avait pu compter que sur ces directeurs après lesquels ses
pareilles soupirent tant!
On objectera à ces critiques qu'il y a
l'article des appointements. C'est le seul qui soit en faveur de
l'artiste. Mais pas trop d'illusions! Le voici dans toute sa splendeur!
Le papier que je commente concernait, souvenons-nous-en, une personne
qui, au jugement de professeurs du Conservatoire, pouvait rivaliser avec
les premiers sujets de l'Opéra Comique.
"ARTICLE 7. - Il sera payé par le directeur, à titre d'appointements, la somme de
cent cinquante francs par mois."
Pour tant d'argent ne
soyez pas ingrate,
Vous avez, mademoiselle, cent cinquante
francs par mois à toucher. Eh bien! voici l'ARTICLE 14, aussi
grand que le roi porteur de ce numéro, qui va vous apprendre que vous ne
les méritez même pas, puisque,
"pour faciliter le
succès de l'entreprise, l'artiste s'en gage à jouer dans la saison
dix rôles de complaisance."
On ne saurait évidemment trop se
sacrifier pour favoriser le succès d'un homme si probe, si désintéressé,
si généreux.
Aussi, comme il récompense bien ses administrés!
Avec quelle faveur, quel luxe il les traite!
"ARTICLE 15. - Le directeur remboursera à l'artiste son voyage en troisième
classe."
Un peu plus, il la
mettrait dans le wagon à animaux.
Mais une artiste, semble-t-il,
ne peut assez s'humilier, et, pour prouver sa reconnaissance à son
bienfaiteur, elle s'engage, aux termes de l'ARTICLE 16,
"à paraître et à
chanter dans les chœurs, dans tous les ouvrages où son concours sera
utile."
En voilà de la marge!
Pourquoi donc ne délivrerait-elle pas les billets au contrôle, ne
porterait-elle pas la valise de Monsieur, ne cirerait-elle pas ses
bottes, ne lui borderait-elle pas sa couverture après l'avoir régalé?
Quelques-uns crieront peut-être à l'exagération. Qu'ils se désabusent
promptement! Que serait, en effet, une telle servitude à côté de celle
que mentionnent certains traités que j'ai eu l'occasion de voir,
notamment dans le Midi!
"Les dames auront
d'office leur couvert mis à la table du directeur, et le montant des
repas, pris ou non, sera retenu sur leurs appointements mensuels.
"Elles s'engagent, en outre, à rester tous les jours, de deux à
quatre heures de l'après- midi, dans la salle du café et à répondre
aux personnes du dehors désireuses de consommer, d'assister aux
répétitions ou d'être renseignées sur la troupe, le programme, les
représentations."
Comment trouvez-vous
cette contrainte, mal déguisée, à la débauche? Faire d'une chanteuse un
appât aux caprices lubriques du premier venu, l'obliger à écouter des
propositions déshonnêtes, à trinquer effrontément avec lui et à subir
ses attouchements; cela pour racoler la clientèle, économiser des dîners
et s'engraisser des largesses de l'amant.
Quelle différence
voyez-vous entre un tel régime et celui des maisons patentées?
-
Une bien petite, sans doute, surtout quand vous saurez que ces femmes,
qui ont passé une partie de la journée et toute la soirée entre les
quatre murs de leur établissement sont encore forcées, malgré la
fatigue, de tenir compagnie à leur aimable patron jusqu'à deux heures du
matin. Ne faut-il pas procurer à leur cœur l'occasion de s'enflammer
pour quelque godelureau entiché d'actrices? Avec deux ou trois plats
épicés, des vins capiteux, quelques caresses et... un petit cadeau au
directeur, le galant est sûr de soumettre la vertu la plus rebelle et de
la ramener chez lui, peu ou point solide sur ses jambes. N'est-ce pas là
le comble de l'ignominie et devrait-il se trouver une seule femme, à peu
près digne de ce nom, pour souscrire à de pareilles obligations?
Mais, laissons de côté ce que ces dernières clauses offrent de répugnant
pour la dignité humaine, présentées surtout sans nulle réticence dans un
contrat, et ne nous souvenons que du traité étudié plus haut.
Chose effroyable à dire : ce traité contient en lui-même toutes les
horreurs de la prostitution obligatoire, puisque, il est aisé de le
comprendre, cent cinquante francs par mois ne suffiront jamais à
l'entretien, à la toilette et à tous les menus frais d'une chanteuse.
Eh bien! au bas d'un tel engagement, on peut lire ces mots, si
expressifs dans leur brièveté :
Tout cela est
fait double et de bonne foi.
A Paris, le...
A Paris, la ville des
lumières, au siècle de la philanthropie poussée à l'excès! Alors qu'on
porte et qu'on nourrit à l'hôpital le plus infime individu, il y a des
gens décorés du nom d'artistes qui passent sous ces fourches caudines et
mènent une vie semblable!
Vraiment, le traité que les Prussiens
ont imposé à la France vaincue en 1870 était doux à côté de celui-là. Et
la personne qui m'a livré ce document, personne des plus intelligentes,
des plus capables, aurait peut-être fini par y mettre son nom sans
l'intervention de sa mère qui demanda de le lire chez elle
attentivement. Les mères peuvent donc avoir du bon, puisque celle-ci fit
comprendre sans peine à sa fille que ce traité équivalait à un
déshonneur, à un supplice.
Mais, pour une qui refuse, que
d'autres qui s'y soumettent! Qu'on nie maintenant la vocation, cet appel
formidable du Dieu qui pousse l'homme et la femme sur les planches,
lorsque, pour cent cinquante francs, exposés même aux dédits, aux
amendes, aux retenues, ils consentent à quitter maison, famille, amis, à
courir les risques des voyages, à braver les intempéries des saisons et
des climats; à loger dans de sordides auberges, à surmener sans cesse
tête, gosier, jambes et bras; à endurer la faim, la fatigue, les
indispositions, les énervements; à se priver presque tout le jour de
liberté, d'air et de lumière dans des couloirs glacés et des loges
ouvertes à tous les vents, et à affronter sur la scène les sifflets d'un
public tantôt idiot, tantôt méchant.
A tout cela quelle
perspective! Souvent une déconfiture, une débâcle; l'impresario lâchant
ses artistes et eux, mis soudain sur le pavé, obligés d'implorer la
pitié publique ou de s'organiser difficilement en syndicat pour gagner
de quoi se rapatrier. Si, au contraire, l'entreprise réussit, à part
quelques femmes qui rapportent de leurs excursions deux ou trois bijoux,
ou un poupon à nourrir, ils ne s'enrichissent guère, exploités tant par
leur maître que par leur propre caprice, qui a semé partout l'argent.
Leur gloire sera-t-elle considérablement accrue? Après deux ou trois ans
de cette vie; quand, tout couverts de lauriers, cueillis à Besançon, à
Périgueux ou à Madrid, ils croiront entrer de plain pied à l'Opéra ou
aux Nouveautés, on leur répondra : "Paris ne vous connaît point. Faites
un stage."
Et les voilà réduits à reprendre le collier de misère!
O ouvriers qui régnez en despotes sur le riche et le bourgeois, et vous
plaignez constamment d'être exploités; ô ouvrières taxées de naïves et
de modestes, mais si entendues dans l'art de concilier le travail avec
le plaisir; ô gentilles soubrettes qui savez si bien faire chanter les
notes des fournisseurs et valser le panier des maîtres, que d'autres
vous trouvent simples et inhabiles; vous me semblez, à moi,
supérieurement roués.
Quant aux chanteurs qui vont de ville en
ville, à travers les obstacles, les souffrances et le dédain des
populations, détailler les horribles œuvres de nos concerts, je les
plains et je les admire. Ils ont incontestablement le droit d'être
applaudis et, partout où je les rencontrerai désormais, je les bisserai
indifféremment, eux qui ont tout abandonné pour des bravos.
Ils
nous prouvent que le romanesque n'est pas éteint chez nous et qu'un
second Théophile Gauthier pourrait encore écrire les aventures d'un
nouveau baron de Sigognac.
Je n'ajouterai qu'un mot : Les
conventions faisant les lois, dès l'instant qu'on les accepte on est
tenu de les observer. Néanmoins, nous assistons évidemment là à une
exécrable exploitation. Ce n'était pas la peine de raser la Bastille et
d'émanciper les nègres pour laisser les blancs gémir en France d'une
tyrannie pareille.
FIN DU CHAPITRE TROIS
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