Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts

Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames

Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements

Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs

Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres

Chapitre six
La chanson - Les chansons

Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes

Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs

Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs

André Chadourne  - Les Cafés-Concerts

E. Dentu, éditeur - Paris, 1889

(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)

Chapitre Un

Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concert


De tous les plaisirs d'un peuple, comme le prouve l'histoire depuis les temps les plus reculés, le plus important est le spectacle. À cela concourent les charmes de la réunion, du bruit, de la lumière, de la musique, des décors, et d'autres non moins puissants. Mais le principal attrait peut-être consiste en ce qu'on abandonne la vie ordinaire ; qu'on oublie son foyer, ses affaires, ses préoccupations ; qu'on reporte ses yeux, ses pensées et son cœur sur des êtres imaginaires et qu'on prend fait et cause pour tels ou tels personnages, en vivant de leurs émotions pendant quelques heures. Grâce aux progrès de la civilisation, aux conquêtes de la science et de l'art, le théâtre de nos jours sait pourvoir aux exigences des plus raffinés.

Mais, à côté du drame déclamé ou chanté, il y a des œuvres lyriques de courte haleine, à quelque genre qu'elles appartiennent : romances, chansonnettes, refrains bachiques, qu'on exécute dans les cafés-concerts. Parmi les agréments particuliers qu'offre ce genre de divertissements, il faut noter ceux-ci, très bien adaptés au programme d'une république économe : il est mis à la disposition des plus modestes bourses ; il ne comporte ni étiquette, ni recherche de mise ou de tenue, et s'adresse surtout aux partisans de ces joies spéciales savourées entre la pipe et la choppe. Toutes raisons pour lesquelles il a pris, dès le début, au détriment des théâtres, un développement considérable. Force donc a été de constater ce phénomène et de l'étudier dans ces causes et conséquences.

Un motif assez sérieux milite, d'ailleurs, dans ce sens. Tout spectacle, et par spectacle nous entendons aussi le concert, constitue non seulement un sujet de plaisir, mais il est, ou du moins il devrait être, une œuvre à la fois littéraire ou artistique, ayant pour but, en même temps que la distraction, le perfectionnement moral de ceux qui y assistent.

On contestera d'autant moins cette assertion fondée sur l'enseignement des philosophes anciens et sur le jugement intime de chacun, que le théâtre est une des sphères où se manifeste avec le plus d'intensité le mouvement intellectuel d'une nation. Autant que le journal ou le livre, et beaucoup plus que la chaire, la tribune, le barreau, il est pour ainsi dire, le miroir résonnant de nos croyances, de nos mœurs, de nos fantaisies, de nos goûts, de nos passions.  De telle sorte qu'en se bornant même au concert, écrivains et penseurs peuvent aborder certaines questions très hautes de littérature, d'art, d'histoire, de philosophie et de morale qui se rapporte à ce sujet comme en .tant la base, l'aide et le but.

Aussi, la semaine dernière, tandis que je regrettais, que je me reprochais d'avoir gâché tant de papier sur un sujet en apparence si puéril, si commun, si louche, et que je communiquais mes ennuies, mes remords, disons presque ma honte, à l'un de nos grands éditeurs :

"Vous avez eu là, au contraire, me répondit-il, une excellente idée. À notre époque où, malheureusement,, je crois, mais indiscutablement, le monde des théâtres empiète sur les autres et nous envahit ; où les moindres faits et gestes des artistes sont divulgués, commentés, au grand agacement de nos nerfs et du préjudice de notre dignité, le café-concert entre certainement, pour une large part, dans les plaisirs, dans les conversations du Parisien. Que dis-je ? Du Parisien. Paris n'a pas le monopole de ces plaisirs. Chaque ville tant soit peu importante dans nos départements possède un établissements de ce genre ; un grand nombre même, deux ou trois. La providence, si rebelle qu'on la dépeigne par religion ou économie, aux divertissements de la scène, n'est pas du tout étrangère à ces spectacles, pas plus étrangère d'ailleurs que... l'étranger, dont la civilisation a jugé bon de les adopter. Que pouviez-vous donc faire de mieux que de remuer, de fouiller ce terrain, d'en explorer les dessous et de les montrer à qui les ignore ? Il y a là des mystères qu'on n'a pas encore approfondis et, à côté de comédies légères et pimpantes, des drames sombres, qui, à peine ébauchés, seraient pour un grand nombre de lecteurs sérieux, du plus puissant intérêt. Publiez-les."

C'est ce que je vais faire, après avoir jeté un coup d'œil en arrière pour marquer la place et l'éclairer

Décidé, non seulement à ne pas remonter au déluge, mais à ne pas rechercher dans l'histoire de peuples s'il existait déjà parmi eux des endroits publics, différents des théâtres et des cirques, où l'audition des strophes et des hymnes s'alliait à la dégustation des liquides et aux libres causeries, je ne daterai l'origine des cafés-concerts, assez récente comme on va le voir, que de la seconde moitié du second Empire. La température élevée et lourde, habituelle, l'été aux théâtres, donna l'idée d'organiser des auditions musicales en plein air aux Champs-Élysées. La foule y immigra aussitôt.

Le succès obtenu engagea des entrepreneurs à construire au centre de Paris des lieux de plaisir semblable. L' Alcazar, l' Eldorado et Ba-Ta-Clan furent les premiers qui s'élevèrent.

Les franchises spéciales que le gouvernement leur octroya ; le succès de certaines chansons, notamment de la Femme à barbe et de tout le répertoire de Thérésa, cette artiste de génie, augmentèrent à l'instant même leur clientèle et jetèrent les fondements de leur rapide popularité.

Mais la licence qui s'y étalait déjà fit jeter les hauts cris à tout le camp des moralistes rigides, et maints polémistes décochèrent au nouveau monstre les dards du sarcasme le plus violent.

Dans son fameux ouvrage : les Odeurs de Paris, le grand pamphlétaire Louis Veuillot nous a légué de cette époque une peinture un peu foncée du beuglant, marquant des expressions les plus énergiques des aperçus d'une incontestable vérité. Chacun se souvient de ces phrases : "Le baryton, froid comme une glace, en habit noir, en gants blancs, en barbe de quadragénaire, sucrait le dernier couplet, sans perdre sa figure d'homme qui vient de consulter les lois de Minos. Enfin il fit un profond salut, se retira à reculons ; et la salle tout entière frémit. Elle allait paraître."

Elle c'était Thérésa !

Les cafés-concerts ne devaient pourtant pas tenir alors une place bien considérable dans ce qu'il est convenu d'appeler la vie parisienne, puisque le Guide volumineux, rédigé pour l'Exposition universelle de 1867, par les premiers écrivains et artistes de France, ne nous offre, après sept longues pages consacrés aux bals, que ces lignes, aussi brèves que caractéristiques de Champfleury :

"Proches parents que bals et cafés-concerts. ces derniers servent de divertissement au peuple, qui y apprend quelque chanson pour égayer les heures de travail.

Sans doute, dans les cafés, de choquantes individualités jouent un rôle trop considérable. Qui les met à la mode ? Qui les acclame ? Qui reçoit dans l'intimité qu'un Ribeira seul pourrait idéaliser, lui, le grand idéalisateur des idiots et des pouilleux ? Ne sont-ce pas les femmes du plus grand monde qui, capricieuses, ennuyées, disent à une vachère :

Toi, tu seras la reine des cafés-concerts, et tu ne m'humilieras pas par ta beauté."

On peut donc l'affirmer sans crainte : C'est par la suite de l'avènement du régime républicain, de l'influence des idées démocratiques, de la transformation générale des mœurs, et, aussi, de la crise financière et commerciale qui sévit sur tant de points, que le mouvement vers la cafés-concerts s'est accentué au point d'acquérir une effrayante prospérité.

Prospérité qui a fatalement appelé sur eux l'attention des penseurs.

"Est-ce, demande l'un de ces derniers, désœuvrement, ennui, indifférence, ou le plaisir de payer trois francs un verre de mauvaise bière qui fait aller la foule dans ces endroits ?"

Et l'auteur de cette phrase ne trouve, ou du moins, ne donne aucune réponse.

Le problème est tellement ardu, que bien des personnes en cherchent la solution.

Mais comme ces endroits pullulent d'artistes, dont la vanité, doublée d'une dose incalculable de sottise, est constamment assoiffée de réclame, et qui ne reculent devant rien pour s'en procurer, la presse parisienne doit, afin de contenter ses lecteurs, revenir souvent sur cette question.

Il y a trois ou quatre ans, le Figaro publia, sous le titre de : La Muse laide, un article de son collaborateur Ignotus sur les concerts des Champs-Élysées, naturellement assez peu flatteur pour l'art qui a fait la renommée des Paulus et des Demay].

En ces derniers temps, à propos de procès, d'engagements, de je ne sais quoi, la plupart des journaux, quelques uns surtout, comme la France, le Voltaire, le Monde, l'Événement, le Temps, le Petit Journal, ont de nouveau, avec force détails et sous des aspects très divers, agités certaines questions se rattachant aux salles lyriques d'ordre inférieur. En dehors des écrivains qui ont systématiquement lancé l'éloge ou vomi l'opprobre, j'en soupçonne un grand nombre de ne pas avoir beaucoup approfondi ces matières, tellement leurs appréciations sont vagues, générales, théoriques. La grave Revue des Deux-Mondes, elle même a tenté une excursion dans ces parages. Parlant de la chanson contemporaine, M. Brunetière [*] déclare avec candeur qu'elle est la fille, la digne continuatrice des refrains d'antan, et qu'elle offre un fidèle reflet des préoccupations de la société.

 [*] Ferdinand Brunetière, critique français (1849-1906)

J'ose soutenir que non. Si, pour des raisons énoncées plus haut, les cafés-concerts, grâce à une réclame assourdissante, sont parvenus à faire causer d'eux partout, leur public n'en reste pas moins très restreint, composé qu'il est, pour les trois quarts, d'hommes, et, pour l'autre quart, soit de femmes honnêtes et curieuses, soit de femmes légères et d'ouvrières émancipées. Telles œuvres lancées de ces planches ont obtenu, il est vrai, à la surface une vogue scandaleuse ; mais elles n'ont pas pour cela pénétré dans l'intérieur, à l'encontre de certains couplets, vaudevilles ou complaintes des âges précédents, comme Monsieur de la Palisse, Le bon roi Dagobert, Cadet-Roussel, Malborough s'en va-t-en guerre, le Juif Errant et quelques autres, qui ont conquis la faveur populaire, se sont glissés pour ainsi dire dans toutes les poitrines et résonnent à jamais tant dans les familles les plus prudes que dans l'estaminet le plus braillard, le plus grivois.

Puis, tous les chants d'amour, de haine, de raillerie, qu'ont appris et répétés nos pères et dont il sera parlé plus loin, provenaient, ou de l'inspiration particulière, ou du caprice, de l'enthousiasme des foules. Ceux d'aujourd'hui ne proviennent plus guère de la confection. Il y a des fabricants, voire des retapeurs de chansons, comme il y a des fabricants et des retapeurs de chapeaux. Pourquoi M. Brunetière ne leur a-t-il pas rendu visite ?

D'une plus moderne et bien plus vivante allure est l'article consacré, par la revue : Paris illustré, aux cafés-concerts. M. Vaucaire [*] en a, d'une plume alerte, tracé une description très mouvementé et très vraie. On voit défiler comme dans une lanterne magique, les tableaux et les personnages, chacun marqué d'un trait distinct. L'auteur a même esquissé les alentours et les dépendances du monument. Mais son œuvre est plutôt le récit charmant, le reflet vif d'une actualité parisienne qu'une étude approfondie. Dans un an elle sera à recommencer. Trop de noms, chose fugitive et vaine ; pas assez de psychologie, chose fixe et indispensable. Trop de détails sur un seul point ; pas assez de points et de synthèse. L'idéal est d'unir le solide au beau.

[*] Marius Vaucaire,auteur de "Effets de théâtre (la scène et la salle, le ballet,cafés chantants, à la foire)" (Paris, 1886( et "Les Cafés-concerts" Paris illustré (Août, 1886)

Du reste, le défaut commun que je trouve à toutes les critiques que j'ai lues, c'est de n'embrasser que deux ou trois côtés de la question, je dirais même qu'un seul : la chanson. Côté certainement nécessaire, mais, personne ne le contestera, le plus connu de tous. Pour une somme variant entre dix sous et trois francs, le premier venu aura une idée générale du répertoire courant des cafés-concerts, tandis que c'est par la pratique et l'étude des gens et des affaires de ce monde-là qu'on peut s'en rendre exactement compte.

Or personne, je crois, n'a réussi en corps ces documents de façon à en former un tout. Aussi ne possédons-nous sur ce sujet, même le... Dictionnaire Larousse, aucun traité à peu près complet.

Eh bien ! par ces particularités pittoresques, par cette saveur de bohème, si agréable même aux paisibles et bons bourgeois, et gr-ace à un grand nombre de souvenirs, ce sujet m'a tenté. Ces lieux tant soit peu équivoques, ce personnel tant soit peu nomade ont un air plus franc, plus drôle, plus intéressant que le monde des théâtres et sont, par leur nature même, plus fertiles en faits bizarres, en épisodes curieux ; bref, comme on dit à notre époque, plus riches en documents humains.

Aussi, tant pour détruire des légendes ou combattre des idées que pour dévoiler certains coins, certains fonds originaux de notre Paris, ai-je voulu en présenter une vue d'ensemble, appuyée sur des détails vrais, en ajoutant ça et là quelques faits destinés à corroborer mes assertions.

Mais à une époque où le reportage se glisse partout et où trop d'écrivais cherchent à attirer les regards par des portraits, des scènes d'intérieur, je traiterai la question non en boulevardier, en intrigant, en homme masque, mais de haut, à découvert, en historien, en artiste, en philosophe. Forcé de prendre ça et là des traits, de relater des anecdotes et des mœurs, j'y emploierai la plus grande discrétion, ne prisant les détails que par leur concordance avec le tout, comme les pierres d'un édifice, et je ferai d'autant moins de personnalités que, notamment au sujet de certains individus mis en scène, j'ai oublié leur nom et les ai totalement perdus de vue.

Quelques personnes plus prudes que de raison, trouvant maintes exhibitions peu alléchantes, me reprocheront peut-être de m'étendre trop longuement sur des vices et des laideurs. mais le vrai public français est trop intelligent pour ne pas aimer à étudier Paris jusque dans ses verrues, et mon œuvre aura du moins une heureuse conséquence : celle de faire ressortir avec plus d'éclats les exquises et éminentes qualités des artistes dignes de ce nom que nous avons coutume d'applaudir sur nos théâtres.

Tout le monde connaît de nom et de renom les cafés-concerts actuels. Malgré le caractère sérieux dont je suppose doués mes lecteurs, j'estime qu'il n'en ai pas un qui ait bercé, un soir, son ennui solitaire, ou même qui n'y ait accompagné quelque jeune amie en humeur de rire et de chanter. Quant aux dames, combien des plus honnêtes sont allées s'y divertir en famille !

Chacun sait, de plus, que l'affreux incendie qui, dans la nuit du 25 mai 1867, a détruit de fond en combles notre bel Opéra-Comique et entassé sous les décombres tant d'infortunées victimes a fait prendre par le Gouvernement nombre de mesures très rigoureuses en vue de la sécurité publique dans les théâtres : élargissement des couloirs et des portes, modification de l'éclairage, suppression des strapontins, installation d'un rideau de fer, d'échelles extérieures, etc.

Les concerts ayant été soumis aux même prescriptions, plusieurs directeurs ont profité des changements imposés pour en faire de facultatifs à l'aménagement complet de leurs salles, qui sont sortis ou près de sorti de la main des ouvriers ave un éclatant cachet de commodité et de luxe.

Donc, plus que jamais, on croirait voir là de véritables théâtres, presque tous ayant leur façade magnifiquement décorée et offrant à l'intérieur une agréable distribution de fauteuils, de loges, de glaces, de portières, d'escaliers et de voies communicantes.

Mais si le côté matériel assimile, au premier coup d'œil, les concerts à nos grands établissements lyriques, l'aspect général de l'assistance, sa mise et sa tenue les font vite distinguer. À part celles d'une dizaine de gandins et de femmes galantes, installés aux baignoires, les toilettes y sont des plus simples. Bons bourgeois escortés de leur respectable épouse et de leurs enfants ; boutiquiers sautillants et rubiconds ; commis de magasins avides de détentes et de folichonneries ; célibataires embarrassés de leu soirée ; aimables filles à la recherche d'un cœur d'or ; étudiants ennemis de la pose ; patronnes d'ateliers servant de mentors à des petites folles d'apprenties ; couples de militaires délurés ; ouvriers flanqués d'une fille : chacun pénètre sans façon tel qu'il était dans la rue, le chapeau sur la tête, la canne, le parapluie à la main, avec son pardessus et son foulard : "Entrée libre" ; ces mots affichés à la porte, allument les convoitises et poussent les pas. À l'apparition des clients, le placier ou le gérant court au-devant d'eux pour leur indiquer les meilleurs endroits.

Peu à peu la foule se masse ; on s'empile entre les rangées des stalles, si étroites que plus d'un ventre maudit la tablette qui sert de support aux consommations. À chaque personne qui arrive, c'est un dérangement inimaginable. Des cuillers tombent ; des verres se renversent, heurtés par une basque pétulante. Garçons et voisins vous inondent le pantalon et les manches de bière, de sirops, de cendre. Ailleurs, le plus calme se fâcherait. Ici, c'est impossible, tant il règne d'un bout à l'autre un laisser-aller, une envie de rire et de finir gaiement la soirée. Quelle pâture en effet pour les gens désœuvrés et sans façon 1 Outre le peu d'attention que demande un spectacle changeant de minute en minute, il est loisible à chacun de se livrer aux conversations, aux manifestations joyeuses. Dès qu'un artiste en renom paraît sur la scène, ce sont de petits cris, des bravos ; et, pour peu que le morceau ait de la vogue, il est repris en chœur par la multitude avec accompagnement de coups de pied, de cliquetis d'étain et de cristal.

Tout le monde s'entraîne ; et au milieu de la fumée des cigares et des pipes, des clameurs des garçons qui servent, des loueuses de lorgnettes, des marchands de programmes, de fleurs, de pastilles, d'éventails, tandis que deux ou trois colporteurs des succès lyriques s'en vont, un lutrin devant eux, hurler à qui mieux mieux : "Demandez Mon Eulalie, Le pantalon de Pantaléon, Va teter Titine, parol' et musique, trente centimes," on a là un spectacle des plus pittoresques, des plus insensés et certainement inoubliables.

Le nombre des salles ouvertes dans ces conditions est for avouable.

Le bordereau livré chaque trimestre, aux membres de la Société des auteurs et compositeurs de musique en mentionne de vingt à trente. Et ne sont pas compris dans ce nombre, ni les cafés recevant par intermittences des sociétés littéraires et dramatiques, ni les grandes sales de luxe : Herz, Pleyel, Erard, Cadet, etc. remplies chaque soir, l'hiver surtout. Ce qui forme, pour Paris, un total d'environ cinquante concerts quotidiens, publics ou à peu près.

Bien entendu, leur physionomie varie selon la clientèle, le quartier et surtout le succès, le public portant capricieusement de l'un à l'autre ses faveurs. Par suite, soit d'un artiste qui fait fureur, soit d'une jeune fille qui se révèle, soit de la réclame surchauffée, d'un esclandre quelconque, soit enfin du pur hasard, toute la gente grivoise et tapageuse se rue, à certains moments, vers telle ou telle de ces salles. Aussi, pour ester à peu près exact, esquisserons-nous la physionomie ordinaire de chacune.

L' Eldorado, complètement remis à neuf, pourvu d'une aération parfaite et de la lumière électrique, possède en particulier quelque chose de la grandeur, du luxe et de la solennité d'un théâtre. Les loges y sont toujours garnis de beau monde. Est-ce la tradition ou sa nature qui le veut ainsi ? Parmi les établissements de son genre, c'est le plus connu des gens de province et où une femme honnête est censée pouvoir se rendre sans se compromettre.

La Scala , en face, quoique merveilleusement restaurée et placée sous la même direction que l' Eldorado, a des allures très vives, très bruyantes ; le public s'y remue et crie. Grâce à un personnel choisi avec soin, il s'est, depuis ou trois saisons, attiré nombre d'amateurs et paraît s'appliquer à les conserver longtemps.

Le Concert Parisien, dans le faubourg Saint-Denis, est long, étranglé. de là, difficulté de circuler et voir. De plus, l'assistance y offre de nombreux contrastes. Tandis que dans les baignoires se pavanent et s'agitent plusieurs dandys et cocottes, le fond de la salle et les galeries supérieures regorgent d'une population gouailleuse de commis et d'ouvriers.

L' Alcazar, avec ses murs peints à la mauresque, frappe tout d'abord l'œil et l'imagination par son aspect bizarre, exotique. Haut, spacieux, largement aéré, il est, de plus, très rapproché du grand boulevard et, tant cette position que la clientèle particulièrement nomade du quartier l'aideront à se maintenir en bon rang.

L' Éden, sur le boulevard Sébastopol, a l'air d'un coquet berceau de verdure. Son fondateur, M. Castelllano, voulait en faire un lieu de rendez-vous élégant. Constatons que depuis sa mort, les traditions de bon goût s'y sont perpétués et y assurent le succès.

C'est à l'époque où la nature renouvelle ses décors et ses artistes que le public reprend pour ainsi dire la clef des Champs-Élysées. Lasse des chaleurs de la journée, ivre de mouvement et de lumière, et rêvant des brises du soir, la foule impatiente se rue comme une nuée de papillons, dès le coucher du soleil, vers ses magnifiques rives. Tandis que la longue avenue qui monte vers l'Arc de Triomphe, s'enfuit, avec des bruits confus et des tourbillons de poussière, le flot houleux des voitures, dans les jardins, entrecoupés ça et là de restaurants et de jeux, les concerts forment comme des îlots sonores et resplendissants.

Les marronniers d'Inde semblent éventer le sol de leurs bouquets blancs et verts tout parfumés ; et sous le ciel bleu des nuits d'été, parmi ses frondaisons superbes, des cordons de gaz s'entrelacent en arabesques gracieuses, éclairant d'une manière fantastique la foule qui, debout ou assise sous les arbres, écoute avidement les refrains lancés de la scène.

Sont installés là : les Ambassadeurs, célèbres par le monde des élégants qui s'y presse à jour fixe pour y faire du tapage et bousculer la police ; l' Alcazar d'Été, heureux rival de ces derniers et toujours riche en surprise, et l' Horloge, d'un caractère plus sérieux, presque familial, mais non moins intéressant.

Une chronique de M. Anatole France [*] , parue dans le Temps, et à laquelle je ne reprocherai qu'un sentiment excessif de poésie, me fournira un complément de description :

"De loin, les Ambassadeurs, l'Horloge et l'Alcazar apparaissent comme des palais enchantés. Ces guirlandes lumineuses formées de globes d'opale, ces portes de feu d'une architecture féerique , ces grands arbres auxquels la clarté du gaz donne l'éclat précieux de l'émeraude et qui semble baignés dans une atmosphère magique ; ces robes claires, ces bras et ces épaules nus, aperçus à travers des massifs de fusains, dans un salon mauresque, c'est le palais d'Armide [**] sous la fraîcheur du soir. Quel charme pour les esprits incultes ! Quel rafraîchissement pour l'âme et le corps ! Quel bain de volupté pour un commis qui sort de son magasin, pour un clerc d'avoué ou pour un employé de ministère !"

 [*] Anatole François Thibault, dit Anatole France, écrivain français (Paris 1844 - La Béchellerie, Saint-Cyr-sur-Loire, 1924)

[**] Personnage central de "Armide" (ou "Armide ET Renaud") également connu sous le nom de "L'Opéra des Dames", tragédie lyrique (1686) composée par Jean-Baptiste Lully d'après un livret de Philippe Quinault..

Une particularité qui caractérise ces établissements et contribue à leur donner plus d'apparat, c'est que, selon l'usage des siècles derniers, la scène ne s'y montre jamais vide. Ce ne sont point sans doute des seigneurs et des marquises de cour qui l'occupent, mais une dizaine de femmes en toilette de bal et rangées en hémicycle. Elles gardent rarement une attitude modeste, et plus d'une correspond cavalièrement du regard avec les gandins placés à l'orchestre ; mais, par l'entremêlement de leurs robes, de leurs corsages multicolores, tranchant sur le vert encadrement des arbres et sous l'irradiation multiple des lustres, elles offrent à l'œil un affriolant tableau.

À l'origine, ces femmes ne figuraient que comme dames de compagnie. Mais à la suite de propos, de railleries émis par les journaux et le public sur le rôle de galanterie qu'elles paraissaient jouer, la Censure ou la Préfecture de police, je ne sais laquelle, sentit renaître ses pudeurs, et déclara qu'on ne les tolérait plus que si elles faisaient actes d'artistes.
En conséquence, les directeurs leur ont enjoint de prendre des leçons de diction et de chant, afin de lancer par intermittences (deux fois par semaine, si je ne m'abuse), quelques refrains devant... les banquettes.
De fait, elles arrivent et s'installent en même temps que le gaz. La chanteuse désignée pour ce soir-là vient débiter son petit boniment aux musiciens, plus prend place parmi ses camarades, après avoir rempli l'office connu au théâtre sous la désignation de balayeuse de plancher.

Je ne passerai pas en revue les salles de second, de troisième et de... quinzième ordre qui pullulent à Paris. Je ne parlerai ni de Ba-Ta-Clan, construction chinoise en bois près d'un square parisien ; ni de la Pépinière, où s'ébauchent les amours des filles de service et des cochers de grande ou de moyenne maison ; ni des Folies Rambuteau, où surabonde, comme à la Gaîté-Rochechouart, au Prado, à l'Époque, à l' Européen, l'élément populaire ; ni du Concert de Lyon, large et vaste comme un théâtre ; ni du Concert des Ternes, tout neuf, très bien situé et très gentiment arrangé ; ni de celui de Gros-Caillou, qui, sous le nom poétique de Tivoli, fait les délices du quartier ; ni ceux de la Villette, de Belleville, de Grenelle, où viennent se divertir et s'approvisionner un tas de malandrins, de filous, d'escarpes, de repris de justice, et de leurs abominables compagnes: mégères ou luronnes en cheveux, au milieu desquels il est dangereux de s'aventurer.

Deux établissements montrent encore une physionomie assez originale : le Cadran et les Bateaux-Omnibus , au Point-du-Jour. Situés sur les bords de la Seine, près des fortifications, ils profitent des loisirs que font aux excursionnistes amoureux, la promenade en canot et l'arrosage des goujons frits.

J'allais en oublier un, situé presque en plein Paris et très original : Les Folies-Cluny.

J'en ai donné dans ma brochure ; le Quartier latin une description qui a été reproduite par plusieurs journaux, de sorte que, la croyant exacte, je la replacerai sous les yeux du lecteur :

"Presque à l'angle de la rue Saint-Jacques et du boulevard Saint-Germain, en regard de la face latérale du théâtre de Cluny et de la taverne des Écoles, vous avez pu remarquer, le soir, se détachant en brillantes lettres de gaz, ces mots : Folies Cluny. C'est une pièce basse, de modestes proportions et d'une rare simplicité, traversée au milieu par une colonne et terminée par une petite scène dont un piano touche les pieds. L'Assistance, presque toujours nombreuse, est mêlée d'étudiants et d'ouvriers venus avec leurs compagnes. Pour douze sous, si je ne m'abuse, on boit et on fume en entendant des fragments d'opéras et des pochades. La troupe, encouragé par de généreux bravos, est étonnante d'entrain, et le gérant lui-même, le père Adolphe, après avoir versé le café et le cassis, pose la serviette et monte sur les tréteaux. Comme on le voit, les allures y sont franches et familières ; ce qui n'empêche point que plusieurs artistes ayant débuté là ont déjà pris un heureux essor vers maints théâtres de la capitale."

Sauf le père Adolphe qui a déménagé, les Folies-Cluny ont conservé leur caractère primitif.

En fait de lieux voués aux flonflons, le même Quartier latin en possédait, il y a quelques années, un des plus typiques, dont je m'emprunte également le portrait ;

"C'était une salle en bois, sise au milieu d'un jardin, en face de Bullier, et sans cesse remplie de fumée, de poussière et d'auditeurs en goguette. La voix des artistes se fondait plus ou moins agréablement dans le tumulte formée par un orchestre de cannes, de clefs, de talons et de bruits d'animaux. Souvent, à l'audition d'un refrain en vogue, le vacarme devenait tel que le baryton ou la diva s'arrêtait confusément et que les infortunés musiciens, déroutés malgré les signes répétés de leur chef, laissaient tomber leurs instruments pour rire eux-mêmes en cachette. La police était impuissante à réprimer ces excès, et il fallait des scandales bien graves pour qu'un sergent osât mettre la main sur un coupable dans cet asile de libertés latines, beuglant dans toute la force du terme et dont je n'ai vu qu'un autre exemple : le Pré-Catelan, à Toulouse. Plus d'un artiste m'a confié, et je l'admets sans peine, que sur de telles planches on acquérait assez vite d'audace, de patience et de poumons  pour affronter avec avantage les auditoires les plus nombreux, les plus bruyants. Tel était ce lieu de délices, si prônée au Quartier latin et si réputé en dehors. Les disciples d'Esculape et de Cujas se rendaient au Chalet de Bullier comme les seigneurs du grand siècle de Versailles à Trianon, et, moyennant, un billet de faveur à cinquante centimes pris chez les marchands de vin du boulevard Saint-Michel, se payaient la plus folâtre soirée. Plusieurs même, à ma connaissance, s'en étaient fait un lieu de rendez-vous quotidien."

Hélas ! le Chalet, comme son voisin, Bobino, rue de Madame, a fait place à une immense et lourde maison de rapport.

[*] Aucun rapport, bien sûr, avec le Bobino de la rue de la Gaîté, 14e.

De même le concert qui s'était fondé dans la rue Dauphine, décoré du nom de Mazarin, le cardinal qui disait des Frondeurs ; "Laissez-les chanter ; ils paieront." Sous une grande et belle voûte, dont le milieu formait coupole, s'élevait un élégant amphithéâtre sillonné d'allées. C'était vraiment superbe. La troupe donna quelque temps une revue dont la vérité me semblait contestable au Quartier latin, Musette rit encore, mais dont le ton et certains couplets étaient assez intéressants. Trois éléments composaient sa clientèle ; les étudiants, les commerçants, les ouvriers. Bien qu'il y eût la quelque chose à faire, le succès a si longtemps tard qu'on a dû fermer les portes.

Loin de moi la pensée de poursuivre l'oraison funèbre ou les métamorphoses des établissements lyriques qui ont rendu leurs dernière... note. Je ne puis cependant refuser un souvenir à deux autres qui m'ont procurer quelques distractions [à] l'age où l'on se contente de peu.

Bijou-Concert, en face de l' Alcazar d'Hiver, savait, en débit d'une fatale et vigoureuse concurrence, recruter de nombreux spectateurs et de nombreux bravos. Comment, placé au centre de la vie boulevardière où il semblait défier la débâcle, pourvu de bons artistes et de... stalles délicieusement rembourrées, s'est-il vu réduit à ce triste dénouement ? Point ne le sais.

Le XIXe Siècle, aussi a, depuis longtemps, clos ses portes si brillamment illuminées, le soir, rue du Château-d'eau ; et sa tonnelle aux tantalesques grappes de verre ne sert plus de vomitoire à la foule.
Ces deux défunts sont-ils condamnés à l'être toujours, ou une parole magique viendra-t-elle leur rendre vie ? - Mystère.

De temps en temps, hélas ! un vent fatal souffle à travers la direction des Concerts, à rendre fous les plus sages régisseurs. Plus d'un, que je ne nommerai pas, fort en vogue à son heure, lutte en ce moment contre l'orage. Espérons pourtant qu'ils ne péricliteront pas de si tôt.

J'arrête ici la liste des morts et des blessés, pour revenir aux vivants, aux bien portants.

FIN DU CHAPITRE UN

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