Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts
Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames
Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements
Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs
Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres
Chapitre six
La chanson - Les chansons
Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes
Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs
Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs
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André Chadourne - Les Cafés-Concerts
E. Dentu, éditeur - Paris, 1889
(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)
Chapitre Un
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concert
De tous les plaisirs d'un
peuple, comme le prouve l'histoire depuis les temps les plus reculés, le
plus important est le spectacle. À cela concourent les charmes de la
réunion, du bruit, de la lumière, de la musique, des décors, et d'autres
non moins puissants. Mais le principal attrait peut-être consiste en ce
qu'on abandonne la vie ordinaire ; qu'on oublie son foyer, ses affaires,
ses préoccupations ; qu'on reporte ses yeux, ses pensées et son cœur
sur des êtres imaginaires et qu'on prend fait et cause pour tels ou tels
personnages, en vivant de leurs émotions pendant quelques heures. Grâce
aux progrès de la civilisation, aux conquêtes de la science et de l'art,
le théâtre de nos jours sait pourvoir aux exigences des plus raffinés.
Mais, à côté du drame déclamé ou chanté, il y a des œuvres lyriques de
courte haleine, à quelque genre qu'elles appartiennent : romances,
chansonnettes, refrains bachiques, qu'on exécute dans les
cafés-concerts. Parmi les agréments particuliers qu'offre ce genre de
divertissements, il faut noter ceux-ci, très bien adaptés au programme
d'une république économe : il est mis à la disposition des plus modestes
bourses ; il ne comporte ni étiquette, ni recherche de mise ou de tenue,
et s'adresse surtout aux partisans de ces joies spéciales savourées
entre la pipe et la choppe. Toutes raisons pour lesquelles il a pris,
dès le début, au détriment des théâtres, un développement considérable.
Force donc a été de constater ce phénomène et de l'étudier dans ces
causes et conséquences.
Un motif assez sérieux milite, d'ailleurs,
dans ce sens. Tout spectacle, et par spectacle nous entendons aussi le
concert, constitue non seulement un sujet de plaisir, mais il est, ou du
moins il devrait être, une œuvre à la fois littéraire ou artistique,
ayant pour but, en même temps que la distraction, le perfectionnement
moral de ceux qui y assistent.
On contestera d'autant moins cette
assertion fondée sur l'enseignement des philosophes anciens et sur le
jugement intime de chacun, que le théâtre est une des sphères où se
manifeste avec le plus d'intensité le mouvement intellectuel d'une
nation. Autant que le journal ou le livre, et beaucoup plus que la
chaire, la tribune, le barreau, il est pour ainsi dire, le miroir
résonnant de nos croyances, de nos mœurs, de nos fantaisies, de nos
goûts, de nos passions. De telle sorte qu'en se bornant même au
concert, écrivains et penseurs peuvent aborder certaines questions très
hautes de littérature, d'art, d'histoire, de philosophie et de morale
qui se rapporte à ce sujet comme en .tant la base, l'aide et le but.
Aussi, la semaine dernière, tandis que je regrettais, que je me
reprochais d'avoir gâché tant de papier sur un sujet en apparence si
puéril, si commun, si louche, et que je communiquais mes ennuies, mes
remords, disons presque ma honte, à l'un de nos grands éditeurs :
"Vous avez eu là,
au contraire, me répondit-il, une excellente idée. À notre
époque où, malheureusement,, je crois, mais indiscutablement, le
monde des théâtres empiète sur les autres et nous envahit ; où les
moindres faits et gestes des artistes sont divulgués, commentés, au
grand agacement de nos nerfs et du préjudice de notre dignité, le
café-concert entre certainement, pour une large part, dans les
plaisirs, dans les conversations du Parisien. Que dis-je ? Du
Parisien. Paris n'a pas le monopole de ces plaisirs. Chaque ville
tant soit peu importante dans nos départements possède un
établissements de ce genre ; un grand nombre même, deux ou trois. La
providence, si rebelle qu'on la dépeigne par religion ou économie,
aux divertissements de la scène, n'est pas du tout étrangère à ces
spectacles, pas plus étrangère d'ailleurs que... l'étranger, dont la
civilisation a jugé bon de les adopter. Que pouviez-vous donc faire
de mieux que de remuer, de fouiller ce terrain, d'en explorer les
dessous et de les montrer à qui les ignore ? Il y a là des mystères
qu'on n'a pas encore approfondis et, à côté de comédies légères et
pimpantes, des drames sombres, qui, à peine ébauchés, seraient pour
un grand nombre de lecteurs sérieux, du plus puissant intérêt.
Publiez-les."
C'est ce que je vais
faire, après avoir jeté un coup d'œil en arrière pour marquer la place
et l'éclairer
Décidé,
non seulement à ne pas remonter au déluge, mais à ne pas rechercher dans
l'histoire de peuples s'il existait déjà parmi eux des endroits publics,
différents des théâtres et des cirques, où l'audition des strophes et
des hymnes s'alliait à la dégustation des liquides et aux libres
causeries, je ne daterai l'origine des cafés-concerts, assez récente
comme on va le voir, que de la seconde moitié du second Empire. La
température élevée et lourde, habituelle, l'été aux théâtres, donna
l'idée d'organiser des auditions musicales en plein air aux
Champs-Élysées. La foule y immigra aussitôt.
Le succès obtenu engagea des
entrepreneurs à construire au centre de Paris des lieux de plaisir
semblable. L'
Alcazar, l'
Eldorado et
Ba-Ta-Clan furent les premiers qui s'élevèrent.
Les franchises spéciales que le gouvernement leur octroya ; le succès de certaines
chansons, notamment de la Femme à barbe et de tout le répertoire
de
Thérésa,
cette artiste de génie, augmentèrent à l'instant même leur clientèle et
jetèrent les fondements de leur rapide popularité.
Mais la
licence qui s'y étalait déjà fit jeter les hauts cris à tout le camp des
moralistes rigides, et maints polémistes décochèrent au nouveau monstre
les dards du sarcasme le plus violent.
Dans son fameux ouvrage : les Odeurs de Paris, le grand pamphlétaire Louis Veuillot nous a
légué de cette époque une peinture un peu foncée du beuglant,
marquant des expressions les plus énergiques des aperçus d'une
incontestable vérité. Chacun se souvient de ces phrases : "Le
baryton, froid comme une glace, en habit noir, en gants blancs, en barbe
de quadragénaire, sucrait le dernier couplet, sans perdre sa figure
d'homme qui vient de consulter les lois de Minos. Enfin il fit un
profond salut, se retira à reculons ; et la salle tout entière frémit.
Elle allait paraître."
Elle c'était
Thérésa !
Les cafés-concerts ne devaient
pourtant pas tenir alors une place bien considérable dans ce qu'il est
convenu d'appeler la vie parisienne, puisque le Guide volumineux,
rédigé pour l'Exposition universelle de 1867, par les premiers écrivains
et artistes de France, ne nous offre, après sept longues pages consacrés
aux bals, que ces lignes, aussi brèves que caractéristiques de
Champfleury :
"Proches parents
que bals et cafés-concerts. ces derniers servent de divertissement
au peuple, qui y apprend quelque chanson pour égayer les heures de
travail.
Sans doute, dans les cafés, de
choquantes individualités jouent un rôle trop considérable. Qui les
met à la mode ? Qui les acclame ? Qui reçoit dans l'intimité qu'un
Ribeira seul pourrait idéaliser, lui, le grand idéalisateur des
idiots et des pouilleux ? Ne sont-ce pas les femmes du plus grand
monde qui, capricieuses, ennuyées, disent à une vachère :
Toi, tu seras la reine des cafés-concerts, et tu ne m'humilieras pas
par ta beauté."
On peut donc
l'affirmer sans crainte : C'est par la suite de l'avènement du régime
républicain, de l'influence des idées démocratiques, de la
transformation générale des mœurs, et, aussi, de la crise financière et
commerciale qui sévit sur tant de points, que le mouvement vers la
cafés-concerts s'est accentué au point d'acquérir une effrayante
prospérité.
Prospérité qui a fatalement appelé sur eux
l'attention des penseurs.
"Est-ce, demande l'un de ces
derniers, désœuvrement, ennui, indifférence, ou le plaisir de payer
trois francs un verre de mauvaise bière qui fait aller la foule dans ces
endroits ?"
Et l'auteur de cette phrase ne trouve, ou du
moins, ne donne aucune réponse.
Le problème est tellement ardu,
que bien des personnes en cherchent la solution.
Mais comme ces
endroits pullulent d'artistes, dont la vanité, doublée d'une dose
incalculable de sottise, est constamment assoiffée de réclame, et qui ne
reculent devant rien pour s'en procurer, la presse parisienne doit, afin
de contenter ses lecteurs, revenir souvent sur cette question.
Il y a trois ou quatre ans, le Figaro publia, sous le titre de : La Muse laide, un article de son collaborateur Ignotus sur
les concerts des Champs-Élysées, naturellement assez peu flatteur pour
l'art qui a fait la renommée des
Paulus et des
Demay].
En ces derniers temps, à propos de
procès, d'engagements, de je ne sais quoi, la plupart des journaux,
quelques uns surtout, comme la France, le Voltaire, le Monde, l'Événement, le Temps, le Petit
Journal, ont de nouveau, avec force détails et sous des aspects très
divers, agités certaines questions se rattachant aux salles lyriques
d'ordre inférieur. En dehors des écrivains qui ont systématiquement
lancé l'éloge ou vomi l'opprobre, j'en soupçonne un grand nombre de ne
pas avoir beaucoup approfondi ces matières, tellement leurs
appréciations sont vagues, générales, théoriques. La grave Revue des
Deux-Mondes, elle même a tenté une excursion dans ces parages.
Parlant de la chanson contemporaine, M. Brunetière [*] déclare avec
candeur qu'elle est la fille, la digne continuatrice des refrains
d'antan, et qu'elle offre un fidèle reflet des préoccupations de la
société.
[*] Ferdinand Brunetière, critique français (1849-1906)
J'ose soutenir que
non. Si, pour des raisons énoncées plus haut, les cafés-concerts, grâce
à une réclame assourdissante, sont parvenus à faire causer d'eux
partout, leur public n'en reste pas moins très restreint, composé qu'il
est, pour les trois quarts, d'hommes, et, pour l'autre quart, soit de
femmes honnêtes et curieuses, soit de femmes légères et d'ouvrières
émancipées. Telles œuvres lancées de ces planches ont obtenu, il est
vrai, à la surface une vogue scandaleuse ; mais elles n'ont pas pour
cela pénétré dans l'intérieur, à l'encontre de certains couplets,
vaudevilles ou complaintes des âges précédents, comme Monsieur de la
Palisse, Le bon roi Dagobert, Cadet-Roussel, Malborough s'en
va-t-en guerre, le Juif Errant et quelques autres, qui ont conquis
la faveur populaire, se sont glissés pour ainsi dire dans toutes les
poitrines et résonnent à jamais tant dans les familles les plus prudes
que dans l'estaminet le plus braillard, le plus grivois.
Puis,
tous les chants d'amour, de haine, de raillerie, qu'ont appris et
répétés nos pères et dont il sera parlé plus loin, provenaient, ou de
l'inspiration particulière, ou du caprice, de l'enthousiasme des foules.
Ceux d'aujourd'hui ne proviennent plus guère de la confection. Il y a
des fabricants, voire des retapeurs de chansons, comme il y a des
fabricants et des retapeurs de chapeaux. Pourquoi M. Brunetière ne leur
a-t-il pas rendu visite ?
D'une plus moderne et bien plus vivante
allure est l'article consacré, par la revue : Paris illustré, aux
cafés-concerts. M. Vaucaire [*] en a, d'une plume alerte, tracé une
description très mouvementé et très vraie. On voit défiler comme dans
une lanterne magique, les tableaux et les personnages, chacun marqué
d'un trait distinct. L'auteur a même esquissé les alentours et les
dépendances du monument. Mais son œuvre est plutôt le récit charmant, le
reflet vif d'une actualité parisienne qu'une étude approfondie. Dans un
an elle sera à recommencer. Trop de noms, chose fugitive et vaine ; pas
assez de psychologie, chose fixe et indispensable. Trop de détails sur
un seul point ; pas assez de points et de synthèse. L'idéal est d'unir
le solide au beau.
[*] Marius Vaucaire,auteur de "Effets de théâtre (la scène et la salle, le ballet,cafés chantants, à la foire)" (Paris, 1886( et "Les Cafés-concerts" Paris illustré (Août, 1886)
Du reste, le défaut
commun que je trouve à toutes les critiques que j'ai lues, c'est de
n'embrasser que deux ou trois côtés de la question, je dirais même qu'un
seul : la chanson. Côté certainement nécessaire, mais, personne ne le
contestera, le plus connu de tous. Pour une somme variant entre dix sous
et trois francs, le premier venu aura une idée générale du répertoire
courant des cafés-concerts, tandis que c'est par la pratique et l'étude
des gens et des affaires de ce monde-là qu'on peut s'en rendre
exactement compte.
Or personne, je crois, n'a réussi en corps ces
documents de façon à en former un tout. Aussi ne possédons-nous sur ce
sujet, même le... Dictionnaire Larousse, aucun traité à peu près complet.
Eh
bien ! par ces particularités pittoresques, par cette saveur de bohème,
si agréable même aux paisibles et bons bourgeois, et gr-ace à un grand
nombre de souvenirs, ce sujet m'a tenté. Ces lieux tant soit peu
équivoques, ce personnel tant soit peu nomade ont un air plus franc,
plus drôle, plus intéressant que le monde des théâtres et sont, par leur
nature même, plus fertiles en faits bizarres, en épisodes curieux ;
bref, comme on dit à notre époque, plus riches en documents humains.
Aussi, tant pour détruire des légendes ou combattre des idées que pour
dévoiler certains coins, certains fonds originaux de notre Paris, ai-je
voulu en présenter une vue d'ensemble, appuyée sur des détails vrais, en
ajoutant ça et là quelques faits destinés à corroborer mes assertions.
Mais à une époque où le reportage se glisse partout et où trop
d'écrivais cherchent à attirer les regards par des portraits, des scènes
d'intérieur, je traiterai la question non en boulevardier, en intrigant,
en homme masque, mais de haut, à découvert, en historien, en artiste, en
philosophe. Forcé de prendre ça et là des traits, de relater des
anecdotes et des mœurs, j'y emploierai la plus grande discrétion, ne
prisant les détails que par leur concordance avec le tout, comme les
pierres d'un édifice, et je ferai d'autant moins de personnalités que,
notamment au sujet de certains individus mis en scène, j'ai oublié leur
nom et les ai totalement perdus de vue.
Quelques personnes plus
prudes que de raison, trouvant maintes exhibitions peu alléchantes, me
reprocheront peut-être de m'étendre trop longuement sur des vices et des
laideurs. mais le vrai public français est trop intelligent pour ne pas
aimer à étudier Paris jusque dans ses verrues, et mon œuvre aura du
moins une heureuse conséquence : celle de faire ressortir avec plus
d'éclats les exquises et éminentes qualités des artistes dignes de ce
nom que nous avons coutume d'applaudir sur nos théâtres.
Tout le monde connaît de nom et de renom les cafés-concerts actuels.
Malgré le caractère sérieux dont je suppose doués mes lecteurs, j'estime
qu'il n'en ai pas un qui ait bercé, un soir, son ennui solitaire, ou
même qui n'y ait accompagné quelque jeune amie en humeur de rire et de
chanter. Quant aux dames, combien des plus honnêtes sont allées s'y
divertir en famille !
Chacun sait, de plus, que l'affreux
incendie qui, dans la nuit du 25 mai 1867, a détruit de fond en combles
notre bel Opéra-Comique et entassé sous les décombres tant d'infortunées
victimes a fait prendre par le Gouvernement nombre de mesures très
rigoureuses en vue de la sécurité publique dans les théâtres :
élargissement des couloirs et des portes, modification de l'éclairage,
suppression des strapontins, installation d'un rideau de fer, d'échelles
extérieures, etc.
Les concerts ayant été soumis aux même
prescriptions, plusieurs directeurs ont profité des changements imposés
pour en faire de facultatifs à l'aménagement complet de leurs salles,
qui sont sortis ou près de sorti de la main des ouvriers ave un éclatant
cachet de commodité et de luxe.
Donc, plus que jamais, on
croirait voir là de véritables théâtres, presque tous ayant leur façade
magnifiquement décorée et offrant à l'intérieur une agréable
distribution de fauteuils, de loges, de glaces, de portières,
d'escaliers et de voies communicantes.
Mais si le côté matériel
assimile, au premier coup d'œil, les concerts à nos grands
établissements lyriques, l'aspect général de l'assistance, sa mise et sa
tenue les font vite distinguer. À part celles d'une dizaine de gandins
et de femmes galantes, installés aux baignoires, les toilettes y sont
des plus simples. Bons bourgeois escortés de leur respectable épouse et
de leurs enfants ; boutiquiers sautillants et rubiconds ; commis de
magasins avides de détentes et de folichonneries ; célibataires
embarrassés de leu soirée ; aimables filles à la recherche d'un cœur
d'or ; étudiants ennemis de la pose ; patronnes d'ateliers servant de
mentors à des petites folles d'apprenties ; couples de militaires
délurés ; ouvriers flanqués d'une fille : chacun pénètre sans façon tel
qu'il était dans la rue, le chapeau sur la tête, la canne, le parapluie
à la main, avec son pardessus et son foulard : "Entrée libre" ;
ces mots affichés à la porte, allument les convoitises et poussent les
pas. À l'apparition des clients, le placier ou le gérant court au-devant
d'eux pour leur indiquer les meilleurs endroits.
Peu à peu la
foule se masse ; on s'empile entre les rangées des stalles, si étroites
que plus d'un ventre maudit la tablette qui sert de support aux
consommations. À chaque personne qui arrive, c'est un dérangement
inimaginable. Des cuillers tombent ; des verres se renversent, heurtés
par une basque pétulante. Garçons et voisins vous inondent le pantalon
et les manches de bière, de sirops, de cendre. Ailleurs, le plus calme
se fâcherait. Ici, c'est impossible, tant il règne d'un bout à l'autre
un laisser-aller, une envie de rire et de finir gaiement la soirée.
Quelle pâture en effet pour les gens désœuvrés et sans façon 1 Outre le
peu d'attention que demande un spectacle changeant de minute en minute,
il est loisible à chacun de se livrer aux conversations, aux
manifestations joyeuses. Dès qu'un artiste en renom paraît sur la scène,
ce sont de petits cris, des bravos ; et, pour peu que le morceau ait de
la vogue, il est repris en chœur par la multitude avec accompagnement de
coups de pied, de cliquetis d'étain et de cristal.
Tout le monde
s'entraîne ; et au milieu de la fumée des cigares et des pipes, des
clameurs des garçons qui servent, des loueuses de lorgnettes, des
marchands de programmes, de fleurs, de pastilles, d'éventails, tandis
que deux ou trois colporteurs des succès lyriques s'en vont, un lutrin
devant eux, hurler à qui mieux mieux : "Demandez Mon Eulalie, Le
pantalon de Pantaléon, Va teter Titine, parol' et musique, trente
centimes," on a là un spectacle des plus pittoresques, des plus
insensés et certainement inoubliables.
Le nombre des salles ouvertes dans
ces conditions est for avouable.
Le bordereau livré chaque
trimestre, aux membres de la Société des auteurs et compositeurs de
musique en mentionne de vingt à trente. Et ne sont pas compris dans ce
nombre, ni les cafés recevant par intermittences des sociétés
littéraires et dramatiques, ni les grandes sales de luxe : Herz, Pleyel,
Erard, Cadet, etc. remplies chaque soir, l'hiver surtout. Ce qui forme,
pour Paris, un total d'environ cinquante concerts quotidiens, publics ou
à peu près.
Bien entendu, leur physionomie varie selon la
clientèle, le quartier et surtout le succès, le public portant
capricieusement de l'un à l'autre ses faveurs. Par suite, soit d'un
artiste qui fait fureur, soit d'une jeune fille qui se révèle, soit de
la réclame surchauffée, d'un esclandre quelconque, soit enfin du pur
hasard, toute la gente grivoise et tapageuse se rue, à certains moments,
vers telle ou telle de ces salles. Aussi, pour ester à peu près exact,
esquisserons-nous la physionomie ordinaire de chacune.
L'
Eldorado, complètement
remis à neuf, pourvu d'une aération parfaite et de la lumière
électrique, possède en particulier quelque chose de la grandeur, du luxe
et de la solennité d'un théâtre. Les loges y sont toujours garnis de
beau monde. Est-ce la tradition ou sa nature qui le veut ainsi ? Parmi
les établissements de son genre, c'est le plus connu des gens de
province et où une femme honnête est censée pouvoir se rendre sans se
compromettre.
La
Scala ,
en face, quoique merveilleusement restaurée et placée sous la même
direction que l'
Eldorado, a des allures très vives, très bruyantes ; le
public s'y remue et crie. Grâce à un personnel choisi avec soin, il
s'est, depuis ou trois saisons, attiré nombre d'amateurs et paraît
s'appliquer à les conserver longtemps.
Le
Concert
Parisien, dans le faubourg Saint-Denis, est long, étranglé. de
là, difficulté de circuler et voir. De plus, l'assistance y offre de
nombreux contrastes. Tandis que dans les baignoires se pavanent et
s'agitent plusieurs dandys et cocottes, le fond de la salle et les
galeries supérieures regorgent d'une population gouailleuse de commis et
d'ouvriers.
L'
Alcazar,
avec ses murs peints à la mauresque, frappe tout d'abord l'œil et
l'imagination par son aspect bizarre, exotique. Haut, spacieux,
largement aéré, il est, de plus, très rapproché du grand boulevard et,
tant cette position que la clientèle particulièrement nomade du quartier
l'aideront à se maintenir en bon rang.
L'
Éden,
sur le boulevard Sébastopol, a l'air d'un coquet berceau de verdure. Son
fondateur, M. Castelllano, voulait en faire un lieu de rendez-vous
élégant. Constatons que depuis sa mort, les traditions de bon goût s'y
sont perpétués et y assurent le succès.
C'est à l'époque où
la nature renouvelle ses décors et ses artistes que le public reprend
pour ainsi dire la clef des Champs-Élysées. Lasse des chaleurs de la
journée, ivre de mouvement et de lumière, et rêvant des brises du soir,
la foule impatiente se rue comme une nuée de papillons, dès le coucher
du soleil, vers ses magnifiques rives. Tandis que la longue avenue qui
monte vers l'Arc de Triomphe, s'enfuit, avec des bruits confus et des
tourbillons de poussière, le flot houleux des voitures, dans les
jardins, entrecoupés ça et là de restaurants et de jeux, les concerts
forment comme des îlots sonores et resplendissants.
Les
marronniers d'Inde semblent éventer le sol de leurs bouquets blancs et
verts tout parfumés ; et sous le ciel bleu des nuits d'été, parmi ses
frondaisons superbes, des cordons de gaz s'entrelacent en arabesques
gracieuses, éclairant d'une manière fantastique la foule qui, debout ou
assise sous les arbres, écoute avidement les refrains lancés de la
scène.
Sont installés là : les
Ambassadeurs,
célèbres par le monde des élégants qui s'y presse à jour fixe pour y
faire du tapage et bousculer la police ; l'
Alcazar d'Été,
heureux rival de ces derniers et toujours riche en surprise, et
l' Horloge, d'un caractère plus sérieux, presque familial,
mais non moins intéressant.
Une chronique de M.
Anatole France [*] , parue dans le Temps, et à laquelle je ne
reprocherai qu'un sentiment excessif de poésie, me fournira un
complément de description :
"De loin, les Ambassadeurs,
l'Horloge et l'Alcazar apparaissent comme des palais enchantés. Ces
guirlandes lumineuses formées de globes d'opale, ces portes de feu d'une
architecture féerique , ces grands arbres auxquels la clarté du gaz
donne l'éclat précieux de l'émeraude et qui semble baignés dans une
atmosphère magique ; ces robes claires, ces bras et ces épaules nus,
aperçus à travers des massifs de fusains, dans un salon mauresque, c'est
le palais d'Armide [**] sous la fraîcheur du soir. Quel charme
pour les esprits incultes ! Quel rafraîchissement pour l'âme et le
corps ! Quel bain de volupté pour un commis qui sort de son magasin,
pour un clerc d'avoué ou pour un employé de ministère !"
[*] Anatole François
Thibault, dit Anatole France, écrivain français (Paris 1844 - La
Béchellerie, Saint-Cyr-sur-Loire, 1924)
[**] Personnage central de
"Armide" (ou "Armide ET Renaud") également connu sous le nom de
"L'Opéra des Dames", tragédie lyrique (1686) composée par
Jean-Baptiste Lully d'après un livret de Philippe Quinault..
Une particularité qui
caractérise ces établissements et contribue à leur donner plus
d'apparat, c'est que, selon l'usage des siècles derniers, la scène ne
s'y montre jamais vide. Ce ne sont point sans doute des seigneurs et des
marquises de cour qui l'occupent, mais une dizaine de femmes en toilette
de bal et rangées en hémicycle. Elles gardent rarement une attitude
modeste, et plus d'une correspond cavalièrement du regard avec les
gandins placés à l'orchestre ; mais, par l'entremêlement de leurs robes,
de leurs corsages multicolores, tranchant sur le vert encadrement des
arbres et sous l'irradiation multiple des lustres, elles offrent à l'œil
un affriolant tableau.
À l'origine, ces femmes ne figuraient
que comme dames de compagnie. Mais à la suite de propos, de
railleries émis par les journaux et le public sur le rôle de galanterie
qu'elles paraissaient jouer, la Censure ou la Préfecture de police, je
ne sais laquelle, sentit renaître ses pudeurs, et déclara qu'on ne les
tolérait plus que si elles faisaient actes d'artistes.
En
conséquence, les directeurs leur ont enjoint de prendre des leçons de
diction et de chant, afin de lancer par intermittences (deux fois par
semaine, si je ne m'abuse), quelques refrains devant... les banquettes.
De fait, elles arrivent et s'installent en même temps que le gaz. La
chanteuse désignée pour ce soir-là vient débiter son petit boniment aux
musiciens, plus prend place parmi ses camarades, après avoir rempli
l'office connu au théâtre sous la désignation de balayeuse de
plancher.
Je ne passerai pas en revue les
salles de second, de troisième et de... quinzième ordre qui pullulent à
Paris. Je ne parlerai ni de
Ba-Ta-Clan, construction chinoise
en bois près d'un square parisien ; ni de la
Pépinière, où
s'ébauchent les amours des filles de service et des cochers de grande ou
de moyenne maison ; ni des
Folies Rambuteau, où surabonde,
comme à la
Gaîté-Rochechouart, au Prado, à l'Époque,
à l'
Européen, l'élément populaire ; ni du Concert de
Lyon, large et vaste comme un théâtre ; ni du Concert des Ternes,
tout neuf, très bien situé et très gentiment arrangé ; ni de celui de
Gros-Caillou, qui, sous le nom poétique de
Tivoli, fait les
délices du quartier ; ni ceux de la Villette, de Belleville, de
Grenelle, où viennent se divertir et s'approvisionner un tas de
malandrins, de filous, d'escarpes, de repris de justice, et de leurs
abominables compagnes: mégères ou luronnes en cheveux, au milieu
desquels il est dangereux de s'aventurer.
Deux établissements
montrent encore une physionomie assez originale : le Cadran et
les
Bateaux-Omnibus , au Point-du-Jour. Situés sur les bords
de la Seine, près des fortifications, ils profitent des loisirs que font
aux excursionnistes amoureux, la promenade en canot et l'arrosage des
goujons frits.
J'allais en oublier un, situé presque en plein
Paris et très original : Les
Folies-Cluny.
J'en ai donné
dans ma brochure ; le Quartier latin une description qui a été
reproduite par plusieurs journaux, de sorte que, la croyant exacte, je
la replacerai sous les yeux du lecteur :
"Presque à l'angle de la rue
Saint-Jacques et du boulevard Saint-Germain, en regard de la face
latérale du théâtre de Cluny et de la taverne des Écoles, vous avez pu
remarquer, le soir, se détachant en brillantes lettres de gaz, ces
mots : Folies Cluny. C'est une pièce basse, de modestes
proportions et d'une rare simplicité, traversée au milieu par une
colonne et terminée par une petite scène dont un piano touche les pieds.
L'Assistance, presque toujours nombreuse, est mêlée d'étudiants et
d'ouvriers venus avec leurs compagnes. Pour douze sous, si je ne
m'abuse, on boit et on fume en entendant des fragments d'opéras et des
pochades. La troupe, encouragé par de généreux bravos, est étonnante
d'entrain, et le gérant lui-même, le père Adolphe, après avoir versé le
café et le cassis, pose la serviette et monte sur les tréteaux. Comme on
le voit, les allures y sont franches et familières ; ce qui n'empêche
point que plusieurs artistes ayant débuté là ont déjà pris un heureux
essor vers maints théâtres de la capitale."
Sauf le père Adolphe
qui a déménagé, les
Folies-Cluny ont conservé leur caractère
primitif.
En fait de
lieux voués aux flonflons, le même Quartier latin en possédait, il y a
quelques années, un des plus typiques, dont je m'emprunte également le
portrait ;
"C'était une salle en bois, sise
au milieu d'un jardin, en face de
Bullier, et sans cesse
remplie de fumée, de poussière et d'auditeurs en goguette. La voix des
artistes se fondait plus ou moins agréablement dans le tumulte formée
par un orchestre de cannes, de clefs, de talons et de bruits d'animaux.
Souvent, à l'audition d'un refrain en vogue, le vacarme devenait tel que
le baryton ou la diva s'arrêtait confusément et que les infortunés
musiciens, déroutés malgré les signes répétés de leur chef, laissaient
tomber leurs instruments pour rire eux-mêmes en cachette. La police
était impuissante à réprimer ces excès, et il fallait des scandales bien
graves pour qu'un sergent osât mettre la main sur un coupable dans cet
asile de libertés latines, beuglant dans toute la force du terme et dont
je n'ai vu qu'un autre exemple : le Pré-Catelan, à Toulouse. Plus d'un
artiste m'a confié, et je l'admets sans peine, que sur de telles
planches on acquérait assez vite d'audace, de patience et de poumons
pour affronter avec avantage les auditoires les plus nombreux, les plus
bruyants. Tel était ce lieu de délices, si prônée au Quartier latin et
si réputé en dehors. Les disciples d'Esculape et de Cujas se rendaient
au Chalet de Bullier comme les seigneurs du grand siècle de Versailles à
Trianon, et, moyennant, un billet de faveur à cinquante centimes pris
chez les marchands de vin du boulevard Saint-Michel, se payaient la plus
folâtre soirée. Plusieurs même, à ma connaissance, s'en étaient fait un
lieu de rendez-vous quotidien."
Hélas ! le Chalet,
comme son voisin, Bobino, rue de Madame, a fait place à une
immense et lourde maison de rapport.
[*] Aucun rapport,
bien sûr, avec le
Bobino de la rue de la Gaîté, 14e.
De même le concert
qui s'était fondé dans la rue Dauphine, décoré du nom de Mazarin,
le cardinal qui disait des Frondeurs ; "Laissez-les chanter ; ils
paieront." Sous une grande et belle voûte, dont le milieu formait
coupole, s'élevait un élégant amphithéâtre sillonné d'allées. C'était
vraiment superbe. La troupe donna quelque temps une revue dont la
vérité me semblait contestable au Quartier latin, Musette rit encore,
mais dont le ton et certains couplets étaient assez intéressants. Trois
éléments composaient sa clientèle ; les étudiants, les commerçants, les
ouvriers. Bien qu'il y eût la quelque chose à faire, le succès a si
longtemps tard qu'on a dû fermer les portes.
Loin de moi la pensée de poursuivre
l'oraison funèbre ou les métamorphoses des établissements
lyriques qui ont rendu leurs dernière... note. Je ne puis cependant
refuser un souvenir à deux autres qui m'ont procurer quelques
distractions [à] l'age où l'on se contente de peu.
Bijou-Concert, en face de l'
Alcazar
d'Hiver, savait, en débit d'une fatale et vigoureuse
concurrence, recruter de nombreux spectateurs et de nombreux bravos.
Comment, placé au centre de la vie boulevardière où il semblait défier
la débâcle, pourvu de bons artistes et de... stalles délicieusement
rembourrées, s'est-il vu réduit à ce triste dénouement ? Point ne le
sais.
Le
XIXe Siècle,
aussi a, depuis longtemps, clos ses portes si brillamment illuminées, le
soir, rue du Château-d'eau ; et sa tonnelle aux tantalesques grappes de
verre ne sert plus de vomitoire à la foule.
Ces deux défunts sont-ils
condamnés à l'être toujours, ou une parole magique viendra-t-elle leur
rendre vie ? - Mystère.
De temps en temps, hélas ! un vent
fatal souffle à travers la direction des Concerts, à rendre fous les
plus sages régisseurs. Plus d'un, que je ne nommerai pas, fort en vogue
à son heure, lutte en ce moment contre l'orage. Espérons pourtant qu'ils
ne péricliteront pas de si tôt.
J'arrête ici la liste des morts et
des blessés, pour revenir aux vivants, aux bien portants.
FIN DU CHAPITRE UN
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