Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts

Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames

Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements

Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs

Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres

Chapitre six
La chanson - Les chansons

Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes

Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs

Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs

André Chadourne  - Les Cafés-Concerts

E. Dentu, éditeur - Paris, 1889

(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)

Chapitre Neuf

Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. Gain des auteurs. Éditeurs.


La Société qui, à l'instar de la Société des gens de lettres, de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, a pour but de protéger les auteurs de chansons et d'exercer leurs droits est la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, fondée en 1851 et ayant actuellement son siège au n° 17 de la rue du Faubourg-Montmartre.

Voici les principaux points de son organisation et quelques détails sur son fonctionnement.

A sa tête est placé un syndicat élu en assemblée générale et composé de douze membres : quatre auteurs de paroles, quatre compositeurs et quatre éditeurs.

Ce syndicat, dont une partie constitue un comité permanent, s'adjoint, en qualité de mandataire, un agent général chargé de l'administration, actuellement M. Victor Souchon, connu dans le monde entier, et un sous-agent préposé à la caisse.

Au-dessous d'eux, s'échelonne, comme en un petit ministère, un nombreux personnel d'employés et de garçons.

Autour d'eux gravitent plusieurs commissions : commission des comptes, commission des pensions de retraite, commission des chefs d'orchestre, chacune ayant pour objet certaines révisions, certains contrôles.

Outre le talent et les capacités professionnelles qui les ont fait désigner pour ces postes et fonctions, ce qui distingue tous ces hommes, c'est le zèle qui les anime, l'entente qui règne entre eux.

Vaillamment secondés par les agents centraux et directs et les inspecteurs placés sous leurs ordres à Paris, dans les départements et à l'étranger, ils s'efforcent de faire rentrer dans la caisse commune les sommes dues pour les morceaux portés au répertoire social, d'en opérer la répartition aux ayants droit de la façon la plus exacte, la plus minutieuse, et d'augmenter le nombre des traités avec les directeurs de salles, tant en France que partout ailleurs.

Mais on ne pourra s'imaginer assez l'ardeur et l'impartialité qu'ils déploient à cet œuvre. Tous endroits, toutes réunions permanentes ou passagères ouverts à un public payant et où l'on joue des morceaux du répertoire, sont soumis à une taxe.

Outre les établissements ordinaires, il faut compter les casinos de villes d'eaux et de bains de mer, les bals, les cirques, les chevaux de bois, les fêtes nationales et locales, les concours et festivals musicaux, les sociétés chorales philharmoniques et de gymnastique, etc.

Ils ne laissent rien passer. Ce n'est que lorsqu'un cas particulier leur semble tout à fait intéressant, qu'ils prononcent l'exonération.

Il y a quatre ans, je faisais partie d'une Société qui tenait ses séances dans un café du Quartier latin. Là, entre amis, une fois par semaine, et après une conférence, on chantait au piano quelques romances. Cela durait en tout une demi-heure, jamais plus. Un soir, un monsieur se présente à la maîtresse de l'établissement, se disant inspecteur de la Société des auteurs et compositeurs de musique, et lui demande de prendre, pour les morceaux qui se jouent à l'entresol, un abonnement de tant. Ébahie, la dame ne sait que répondre. Elle allègue qu'on n'entre que sur invitation, qu'il n'y a aucune recette, etc. "Faites-vous payer votre bière, votre café? - Mon Dieu! oui. - Cela suffit. Vous tombez sous le coup de nos statuts." Après un échange assez vif d'explications, l'inspecteur se retira. Le lendemain, la dame me narra la chose, me priant de vouloir bien solliciter de l'agent général une dispense de payer, vu qu'elle ne retirait pas un sou de ce piano. J'écrivis, pensant que ma requête serait entendue. Pas du tout. Il me fut répondu par notre honorable président qu'il lui était impossible de satisfaire à ma demande, que les règlements étaient formels et qu'avec la meilleure volonté du monde, il ne pouvait faire abandon, au nom de la Société, des droits qui étaient dus aux auteurs.

Cette sévérité, plus accentuée encore que celle des délégués de l'Assistance publique, qui, on le sait, prélève un droit de dix pour cent sur les recettes quotidiennes, s'applique aussi vis-à-vis des églises dont les chaises se paient et où, surtout dans les grandes cérémonies, on exécute des fragments du répertoire social.

Chose plus forte : les municipalités organisant des fêtes gratuites sont tenues de verser une somme, variant suivant l'importance de la localité. D'ordinaire, elles traitent par abonnement à raison de deux ou cinq francs pour chaque fête.

Les fanfares civiles ou militaires qui se font entendre dans les squares, sont elles-mêmes redevables d'un droit, et (ô beauté de la civilisation!) les joueurs d'orgue, les musiciens ambulants, toutes gens, comme on sait, nomades et sans bourse, sont contraints à régulariser leur situation et à passer à la caisse de la Société avant d'aller, à l'aide de leurs rengaines, ramasser des sous dans les cours.

Bien entendu, payer offrant peu de charmes, tant particuliers que sociétaires et municipalités se font parfois tirer l'oreille pour acquitter de minimes droits. Heureusement pour nos auteurs, la propriété artistique et littéraire étant garantie par des lois nombreuses, à partir de celle du 19 janvier 1791 jusqu'à celle du 14 juillet 1866, les tribunaux n'hésitent plus à soumettre les débiteurs les plus récalcitrants. Alors, après les transactions accoutumées, souvent même après une gracieuse remise de sommes dues par condamnation, on amène les délinquants : sociétés, villes ou propriétaires, à signer un traité favorable aux intérêts des librettistes et des compositeurs.

Il n'y a plus lieu de s'étonner qu'avec une pareille fermeté, les résultats financiers de la Société soient des plus satisfaisants.

Déjà le compte rendu des opérations de l'exercice ou année sociale 1885-1886 indiquait comme montant des recettes, une somme approchant de 1,050,000 francs, c'est-à-dire une augmentation sur l'exercice précédent de 55,000 mille francs environ.

Comme le dit très bien alors M. Eugène Baillet, rapporteur, à l'Assemblée générale "le dieu Million a fait son entrée solennelle dans notre caisse."

"Et, ajoutait-il, si nous n'étions pas lésés tant par ceux qui ignorent nos droits que par ceux qui les évitent, c'est beaucoup plus d'un million qui nous rentrerait annuellement."

Au 30 septembre 1886, déduction faite des frais sociaux, s'élevant à la somme de 251,000 francs, les bénéfices nets ou crédit du compte général des sociétaires atteignaient presque le chiffre de 1,160,000 francs.

Ce simple énoncé, si brutal soit-il, se dispense de tout commentaire, sinon de toute admiration, de tout éloge, surtout quand on se rappelle que, lors de sa fondation, il y a trente-sept ans, la Société n'obtint qu'une recette de 14,000 francs et dut en débourser 7,000 pour les encaisser.

"Cela était bien dur, dit l'auteur du rapport précité, de faire payer des gens qui, parce qu'ils vous devaient depuis longtemps qu'on ne leur avait pas réclamé, se débattaient pour ne jamais payer.

"Et puis, payer de la musique, des chansons!

"Mais cela n'est pas palpable ; et, en chantant vos chansons, nous les faisons connaître, vous en récoltez la gloire."

Voilà les raisons que nos prédécesseurs ont eu à combattre tant de fois!

"Il fut très difficile de faire comprendre à des directeurs que les poètes et compositeurs ne vivaient pas seulement des soupirs de la brise embaumée et devaient être rétribués de leur travail si spécial et si pénible.

"Il fallut neuf années pour arriver à toucher cent mille francs. Mais que de papier timbré, que de procès! Toute la basoche était à notre, service."

Depuis cette époque, la Société n'a fait, nous l'avons dit, que suivre une marche aussi ascendante que féconde, et tout porte à croire qu'elle ne s'arrêtera pas en si beau chemin, témoin le tableau des recettes de l'année dernière qui, malgré le mauvais état général des affaires, se sont accrues de près de douze mille francs sur l'exercice antérieur, et présentent un ensemble encourageant de un million soixante mille francs environ.

Malgré le bourgeoisisme dont on l'a taxée, cette Société est, on le comprend, d'une utilité incontestable. Il est fort agréable de penser qu'on ne peut interpréter un seul de vos vers, une seule de vos mélodies à Montflanquin, à Constantinople ou à l'île de la Réunion, sans qu'il vous en revienne un profit, et cela, en restant assis près du feu, les pieds dans vos pantoufles. Les bohèmes d'autrefois gagneraient maintenant de quoi payer leur tailleur.

Or, quand on songe qu'il n'y a ou, du moins, qu'il n'y aura bientôt plus un coin du globe, si petit soit-il, où l'on pourra se soustraire à l'obligation de rétribuer l'auteur le plus obscur de la moindre chansonnette ; quand on songe à toutes les enquêtes, à toutes les poursuites, à tous les plaidoyers, à tous les comptes, à toutes les écritures, à tous les moyens enfin nécessités par ce but ; quand surtout on a constaté que les erreurs, inévitables en de si formidables répartitions de droits, sont devenues rares et que les réclamations de poètes ou de musiciens intéressés, dont quelques-uns ont jusqu'à sept ou huit pseudonymes, se produisent en petit nombre, on est vraiment ébahi devant les prodiges d'équité et de justesse que peut accomplir une administration qui sait concilier la sagesse et l'amour du progrès.

Pour que la Société vous ouvre sa caisse, il faut en faire partie. Les membres sont de deux sortes et admis dans des conditions différentes :

1° Les signataires de pouvoir ou stagiaires, qui touchent leurs droits d'auteurs sans prendre part aux actes de la Société.

Pour obtenir ce titre, il faut en présenter la demande appuyée par deux parrains, sociétaires définitifs, produire six œuvres éditées et acquitter un droit d'entrée de vingt francs ;

2° Les sociétaires, qui, outre leur participation aux recettes, ont le droit d'assister aux réunions, aux votes, aux élections du syndicat et pourront plus tard, sous certaines conditions, être favorisés d'une pension de retraite.

On n'est admis sociétaire définitif qu'après avoir touché, pendant une année, un minimum de droits de deux cents francs.

Le nombre des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, tant stagiaires que sociétaires, dépasse quatre mille.

Quatre mille! En vérité, n'est-on pas saisi d'épouvante à la pensée de cette immense légion, affamée tout ensemble de l'attention et de la monnaie du public, et qui, dans ce double but, crée, crée encore, crée toujours et se stimule pour créer. Que dis-je! pour créer ; pour lancer dans la circulation le fruit de ses jours et de ses veilles! Et l'on pleure la mort d'Orphée, alors que nous possédons plus de trois mille ses rejetons : rimeurs ou gratteurs de piano, et, en outre, des centaines de commerçants intéressés à les faire connaître et travailler.

Quatre mille! Comme on s'aperçoit que le million gagné n'est qu'une bien minime somme, partagé entre tant d'estomacs!

Mais, chose plus triste et tout à fait lamentable : quand il n'y avait dans Paris que sept ou huit chansonniers à la fois, tous étaient connus. Leurs œuvres, frappées au coin de la plus exquise sensibilité, de la plus originale et de la plus fine facture, se gravaient dans les esprits et y demeuraient. Aussi, depuis la Restauration, quelle chaîne de noms glorieux, parmi lesquels brillent avec plus d'éclat Désaugiers, Béranger, Dupont, Lachambeaudie, Colmance, Flan, Darcier, Henrion, Clapisson, Abadie, Amat, Bérat, Loïsa Puget, Nadaud, et quelques autres !

Maintenant, à part une quinzaine d'auteurs de paroles et une trentaine de musiciens qui même ne s'occupent pas exclusivement de cafés-concerts, le reste n'est qu'une phalange obscure de gâcheurs de mots, de plaqueurs de sons, absolument dénuée d'amour de l'art, mais attirée par je ne sais quelles chimères et façonnant à la diable des morceaux dont le moindre défaut est de se montrer affreusement négligés.

J'aurais voulu dresser une liste des illustrations contemporaines de ce genre ; mais, désireux de ne susciter aucune jalousie et craignant que celles que j'aurais citées aujourd'hui ne soient complètement oubliées demain, je me suis retenu.

Il est très regrettable que la Société des auteurs et compositeurs de musique, à l'opposé de la Société des gens de lettres, offre un si facile et si prompt accès aux auteurs qui sollicitent leur admission. Avec un louis et quelques chansons comme peut en écrire le dernier des chaudronniers, pour peu qu'on n'ait pas, de casier judiciaire- connu, on passe. Or, comme il y a dans son sein des poètes tels que Coppée, Banville, Catulle Mendès, Manuel, Silvestre, Bilhaud, etc. Jugez si ces personnages doivent être fiers de coudoyer une quantité de gens dont tout le talent consiste à faire chanter par des camarades d'ignobles bouillabaisses d'argot et d'auvergnat.

A ces plaintes, la Société répondra, je le sais, qu'elle n'est qu'une Société d'enregistrement, de contrôle et de répartition.

Que voulez-vous répliquer? Inclinons-nous, et délaissons le côté intellectuel et moral pour n'envisager que le matériel.

L'auteur qui veut tirer parti de ses couplets doit les montrer, les déclarer sous leur titre aux bureaux de l'Agence, comme un enfant à la mairie. Un employé y met le cachet ; dès lors, ils sont portés sur le registre de ses œuvres respectives.

Les chansons ordinaires sont cotées à trois parts, représentant la somme qui revient à l'auteur, au compositeur et à l'éditeur ; les monologues de plus de cent lignes, à six parts ; les valses chantées, à douze ; les saynètes, à vingt-quatre. On fait l'addition des parts et l'on distribue la recette aux ayants droit.

Certains concerts paient tant pour cent ; d'autres, par abonnement. Les grands concerts de Paris paient de cinq à six pour cent. Les petits concerts s'abonnent en général à forfait.

On est assez porté, dans le monde, à exagérer le gain des auteurs. Ces droits, bien entendu, diffèrent selon l'importance et le succès des établissements. A l' Eldorado, une chanson rapporte, si je ne m'abuse, trois francs (1 franc, la part) ; dans d'autres salles, vingt, quinze, ou même cinq centimes seulement. Pour peu qu'elle appartienne à deux ou trois auteurs, à un musicien et à un éditeur à la fois, jugez ce que chacun en obtiendra.

Pourtant il est beau de voir, le cinq de chaque trimestre, sur le coup de midi, accourir dans les bureaux de la Société auteurs et- créanciers des auteurs. Chacun s'empresse de demander son bordereau. Que de surprises, bonnes ou mauvaises! Tel qui croyait ne rien toucher est ébahi de trouver à son compte... six ou sept francs. Tel autre qui espérait remporter un louis n'a droit qu'à cent sous environ. Ces derniers sont, du reste, les plus nombreux. Il n'est même pas rare qu'en regard d'un concert de province, aussi triste que solitaire, où l'on a été chanté, l'on aperçoive douze, neuf ou huit centimes.

O vanité, ô néant des choses humaines!

La quotité attribuée à une chanson étant, d'ordinaire, très faible, pour gagner une somme appréciable, il en faut beaucoup "De cent cinquante à deux cents environ", me disait naguère un de nos jeunes compositeurs. - Rien que ça? - Oh ! oui. Et, ajouta-t-il avec un air satisfait, je m'en vais les avoir."

Les hommes d'un vrai talent ne composent pas aussi vite ; partant, palpent moins d'écus.

J'ai sous les yeux une lettre de l'auteur de la Pigeonne et de cette jolie pièce jouée avec tant de succès aux Folies Dramatiques : François les Bas-Bleus. Bernicat avait bien voulu composer une fort gentille mélodie sur une romance que je lui avais apportée dans sa villa de Chatou. Un an après, lui en ayant demandé une seconde, il m'écrivit, entre autres choses, ces lignes mélancoliques :

"Je suis désolé de vous rendre vos jolies paroles ; mais je ne fais plus de chansons. Le duo que vous avez pu voir chez Mlle L*** date de trois ans. C'est une chose que j'utilise ; mais, pour du nouveau, je m'en garde ; car il faut se donner tant de mal pour gagner si peu que cela ne m'encourage nullement. Je me suis retourné du côté du théâtre, et j'attends mon tour pour la première des trois pièces que je dois écrire pour les Folies Dramatiques. Si, de ce côté, on a quelques ennuis, lorsque vient le moment du succès, on est au moins compensé des mauvais jours."

Hélas! la fortune, comme on le sait, ne lui fut pas favorable. Au moment d'échanger les concerts pour le théâtre et de jouir enfin des triomphes que lui présageait un talent des plus cultivés, cet aimable et fin garçon quitta ce monde. Les quelques lignes que j'ai citées de lui feront peut-être réfléchir ceux qui seraient tentés d'entrer dans cette carrière.

Il y aurait cependant plusieurs manières de remédier à cet état de choses : la première, de fixer les droits au prorata de la recette dans tous les concerts de Paris et des grandes villes, au lieu d'en garder une si grande quantité à l'abonnement ; la seconde, de porter ces droits à huit ou à dix pour cent, comme dans les théâtres. Du moment qu'ils sont en pleine prospérité, je ne vois pas pourquoi ils paieraient moins.

Les directeurs, je le sais, élèveraient des réclamations. Mais après? Comme les chansons et les saynètes sont la matière indispensable d'un concert, à moins d'en chercher, en dehors du répertoire, auprès d'amateurs intéressés ou d'en commander à leur cuisinier, ils seraient bien obligés d'en faire eux-mêmes ou de fermer boutique.

Mais la plupart paieraient et se tiendraient pour contents.

Il serait très bon, je crois, de demander cette réforme à la prochaine assemblée générale, de façon à ce que personne ne touchât des sommes si ridicules.

Toute chanson dite n'importe où, devrait, au moins, rémunérer son auteur du liquide qu'il consomme d'ordinaire en l'écoutant.

Toutefois, à côté de ceux qui n'obtiennent que de médiocres résultats, un certain nombre touchent d'assez bonnes rentes. Quand on parvient à placer dans les premiers concerts de Paris deux ou trois œuvres, ou, comme on dit, deux ou trois numéros, pour peu qu'ils réussissent, on les fait prendre par d'autres artistes, de là passer en province ou à l'étranger.

A l'opposé de l'article de journal qui, après avoir éclaté, se propage immédiatement, mais vit peu et rapporte encore moins, la chanson forme comme une longue traînée de poudre, qui se ramifie et s'embrase de tous les côtés, ou plutôt comme une immense dispersion de graines qui germent et portent des fruits prompt à se reproduire eux-mêmes.

Aussi équivaut-elle, au bout d'un court laps de temps et sans que l'auteur ait à y mettre la main, à vingt ou trente chansons interprétées chaque soir.

Quelle charmante boule de neige, quel joli petit magot cela constitue à chaque trimestre!

N'est-ce pas là l'une des plus belles inventions du siècle?

Un chroniqueur manquerait gravement à son devoir, s'il n'indiquait, en le garantissant véritable, le montant des droits qui échoient à quelques fournisseurs de cafés-concerts.

La Société compte jusqu'à... deux auteurs qui touchent plus de dix mille francs par an. Comment refuser leurs noms à nos contemporains, à la postérité? Ce sont MM. Villemer et Delormel. Vrais frères siamois de la littérature des beuglants, ils ont acquis dans cette partie-là une célébrité européenne, je dirai même universelle, car, nos chansons faisant le tour du monde plus rapidement encore que nos soldats ou nos produits manufacturiers, ils sont certainement aussi cotés, aussi populaires à Melbourne, à Chandernagor que sur le boulevard de Strasbourg.

A Paris, depuis une quinzaine d'années, leur muse s'est jetée avidement sur toutes les scènes lyriques qui vont de l' Eldorado aux repaires joyeux de Belleville, et s'est donnée pour mission de les ravitailler abondamment.

Pas un seul de ces endroits où ne s'entendent leurs romances, leurs monologues. Aussi représentent-ils, aux yeux du débutant, l'idéal du chansonnier parvenu au pinacle. Compositeurs, artistes et éditeurs parlent d'eux avec plus de respect que des grands monarques, et rivalisent de gentillesse et de monnaie pour obtenir quelques morceaux inédits.

Les deux illustres fournisseurs leur servent-ils aux uns et aux autres une marchandise absolument naturelle? Il est permis d'en douter. Le cerveau le mieux doué, le sol le plus fertile ne peuvent produire au delà de certaines limites ; et, en vérité, les productions signées Villemer- Delormel dépassent les limites normales. On peut donc affirmer que, pareils à Alexandre Dumas, qui, à une époque pourtant plus pure que la nôtre, mettait sa griffe au bas de tel ou tel roman apporté par un infortuné confrère (ingénieux système tout à fait en vogue aujourd'hui), ces poètes favoris mettent la leur sur un tas de refrains échappés à des muses obscures ou indigentes. Heureux les rimeurs qui peuvent ainsi céder, à prix d'or et même d'argent, l'expression de leurs rêves, de leurs douleurs, de leurs fantaisies! Une pâture et un coup d'épaule : il suffit quelquefois de cela pour faire arriver un inconnu. Les deux maîtres retapent son œuvre, la poussent et la conduisent souvent au succès.

A une certaine distance des deux souverains précités, s'échelonnent ceux qui gagnent de deux mille à deux mille cinq cents francs, ils se trouvent environ une cinquantaine. Le reste varie à l'infini.

I1 y a donc près de soixante chansonniers pouvant vivre du bénéfice de leurs œuvres. C'est déjà beau que d'être, comme le porte la devise de Jules Claretie : liber libro, libre par le livre. Mais libre par le chant! Être cigale et n'avoir pas besoin d'emprunter à la fourmi : Quel rêve!

Un gain assez important pour qu'on lui consacre quelques pages, est, on l'a déjà deviné, la vente des œuvres à un éditeur.

L'éditeur! Il faut être ou avoir été auteur pour comprendre le prestige qu'exerce ce nom, la vénération dont on entoure cette puissance. Véritable puissance en effet qui tient dans ses mains la puissance de beaucoup d'autres. Sans un éditeur qui devienne l'ami, le partisan d'un auteur, qui le prône, le stimule et l'aide au besoin, pas de renommée, pas de conquête
possibles.

C'est donc vers ces dispensateurs de la gloire et de l'argent que vont les pensées de tout poète, de tout romancier qui vient d'accoucher d'une œuvre. L'un et l'autre y songent jour et nuit. Avec quels soins ne s'enquièrent-ils pas de celui qui est le plus affable, le plus intelligent. Le plus intelligent : vous comprenez? S'il lit cette poésie ou cette prose, c'en est fait de leur avenir. Il la prendra, la lancera. Les voilà arrivés.

Aussi se demandent-ils par quels verbes magiques ils pourront fasciner et amener à les servir l'homme de qui dépend leur destinée. Après d'innombrables hésitations, ils se présentent enfin chez lui. Selon leur caractère ou les circonstances, leur courage grandit ou fléchit au milieu de l'épreuve. Ils soutiennent, discutent leur œuvre ou l'abandonnent à la critique, au dédain. Mais, hélas! quelle qu'en soit la valeur ; quelque souriant que se montre l'éditeur ; qu'il rende réponse sur-le-champ ou dans un mois, il n'aura pas été assez curieux pour lire l'œuvre d'un débutant, assez intelligent pour la comprendre et, surtout, ne sera jamais audacieux pour la publier.

Eh bien! s'il y a des troubles et des serrements de cœur pour le romancier qui, son manuscrit sous le bras, pénètre dans le cabinet d'un éditeur, je vous prie, lecteurs, de croire que nos chansonniers n'ont sont pas exempts quand ils affrontent, leurs pages de musique en main, les regards de leur futur juge.

Parmi ces derniers, tous ne sont pas très affables, très polis.

Quelques-uns, irrités à chaque apparition de postulant, vont jusqu'à dire qu'ils n'acceptent plus de chansons nouvelles, ou bien qu'ils ne croient pas que tel artiste, s'il consent à créer la vôtre, y obtienne du succès. Par conséquent, comme ils ne veulent pas boire un bouillon, ils refusent. D'autres, d'un air tout naturel, répondent au nouveau : "Je n'édite que les gens connus. Faites-vous d'abord connaître ; ça vous est facile ; puis revenez ; nous verrons." En vain on leur prouve que les jeunes actuellement réussissent plus que les vieux, ils vous racontent qu'ils se sont ruinés déjà avec des jeunes et qu'ils ne recommenceront point". Il faut aller frapper ailleurs. Ici une dame vous accueille, le sourire aux lèvres, vous offre un siège, essaie de vous débarrasser de votre chapeau et, sur votre gracieuse résistance, réplique qu'on ne saurait avoir trop d'égards pour un si aimable... client. Aie! Comment tourner la position? Vous reprenez haleine, et lui exposez votre but. Aussitôt son visage se rembrunit, se contracte. "Monsieur, vous dit-elle sèchement, mon mari est en Italie, il ne reviendra que dans trois mois." Et elle vous ferme brutalement la porte au nez.

Plus loin vous trouvez un homme charmant qui, à peine vous êtes-vous nommé, vous apprend qu'il vous connaissait déjà de réputation. Vous lui offrez alors de jouer votre Légende des cœurs sanglants ou votre Ronde des œufs couvés. Trop flatté. Il accepte, vous ouvre le piano, applaudit à tous vos airs, s'extasie devant votre talent, votre facilité, vous serre chaleureusement la main, veut vous inviter à déjeuner pour traiter des conditions de l'achat, et vous rend, quinze jours après, une réponse négative.

Ce n'est donc pas tout à fait un voyage d'agrément qu'une pérégrination chez ces négociants en musique.

Pourtant, entre la tâche de faire accepter, un ouvrage par Ollendorff ou Flammarion, ou une ritournelle quelconque par Benoît ou Bassereau, n'hésitez pas ; allez à ces derniers.

En effet, ayant devant la Société des droits égaux aux auteurs, leur intérêt les pousse, dès qu'ils entrevoient quelques chances de réussite, à acheter, à faire graver votre chanson, à organiser la réclame et même à graisser le larynx de tel artiste, pour qu'il l'interprète.

Seulement, l'éditeur, comme le directeur de journal, a rarement confiance dans un nouveau et lui préfère le vieux, fût-il bête et démodé.

En résumé, tout cela n'est qu'une question de patience et de hasard. Le jour où l'auteur s'y attendra le moins, la fortune le prendra par la main et le fera écouter d'un homme qu'il ne connaissait pas la veille ou d'un autre qui l'avait déjà repoussé.

Tantôt l'éditeur, méfiant comme le rat de La Fontaine, attend l'audition publique de l'œuvre pour la juger ; tantôt il a confiance, la paie et la fait graver pour la mettre en vente le premier jour. C'est, à mon avis, le meilleur système ; car il me parait difficile de ne pas escompter certaines réussites, et très avantageux d'en profiter. Trop de prudence nuit ; et, à ne pas hasarder quelques frais de lithographie, on se prive de fructueuses aubaines.

J'ai dit : fructueuses. Je me souviens qu'à mon arrivée à Paris, dans un concert nouvellement ouvert, se chantait une romance détaillée très finement par une artiste qui, depuis, est devenue une de nos étoiles. Étant allé chez l'éditeur, je vis d'énormes ballots qu'on apprêtait ; et, comme je m'enquérais de leur destination : "Tout ça, me fut-il répondu, va partir pour l'Amérique." Je fus ébloui. Ce que c'est que le succès, quand une fois il arrive! L'éditeur avait sans doute acheté cette œuvre une cinquantaine de francs. Jugez la somme qu'elle lui a rapportée.

C'est, du reste, aux éditeurs que la Société profite le plus, d'abord parce qu'au lieu d'être, comme les auteurs, plusieurs à partager les revenus d'une chanson, ils les gardent intégralement pour eux ; puis, parce que, faisant un triage dans le tas des œuvres exécutées, ils n'en prennent pour ainsi dire que la fleur et mettent de leur côté toutes les chances de gros succès. Aussi tels et tels de ces messieurs amassent-ils aisément par année de cinquante à soixante mille francs.


nos vieux auteurs sont si naïfs que le public est saisi, ému, mis en gaieté et qu'il applaudit leurs interprètes comme des gens qui découvriraient des trésors. Le Sénateur, de Béranger, notamment, a toujours obtenu, un énorme succès. Quand arrive le refrain :

Quel honneur!
Quel bonheur!
Ah! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

tout l'auditoire manifeste par de jolis éclats de rire la joie qu'il éprouve à entendre de choses si fines, si françaises.

De même pour une foule de couplets.

Mais il est temps de conclure quels sont, au café-concert, les réformes à faire et l'avenir à espérer.

Si le café, selon l'expression de Gambetta, est le salon du pauvre, les concerts publics sont un peu ses théâtres. Pourquoi ne se maintiendraient-ils pas à une hauteur convenable? Et, et ma foi, puisqu'on se pique de démocratie, ne devrait-on pas plutôt subventionner un concert qui réunirait de saines conditions d'amusement qu'un grand théâtre national, qui s'alimente de lui-même? Cela donnerait à un tas de gens qui y vont la connaissance, le goût, le sentiment de la forme, des manières et de l'esprit.

Voici donc le concert que je rêve : un concert plutôt mondain que populaire, par la raison qu'il est plus flatteur pour le peuple de monter en un milieu poli, que pour les gens bien éduqués de descendre en de sales bas-fonds ; un concert qui se distingue des nôtres, tant par l'absence d'inepties et de saletés que par le mélange d'un peu d'esprit.

FIN

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