Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts

Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames

Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements

Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs

Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres

Chapitre six
La chanson - Les chansons

Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes

Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs

Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs

André Chadourne  - Les Cafés-Concerts

E. Dentu, éditeur - Paris, 1889

(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)

Chapitre Deux

Appointements - Travaux et réclames


Après cette courte inspection de l'extérieur des concerts et de leur public habituel, quittons la salle, ouvrons la porte des artistes, et introduisons-nous dans les couloirs, les loges, le foyer : toutes choses qui forment les parties secrètes, les dessous mystérieux, le cœur, pour ainsi dire, du bâtiment, et que nous désignerons sous le terme général de coulisses.

Peut-être, à ce mot de coulisses, de naïfs lecteurs, se frottant les mains de joie et écarquillant un œil lubrique, rêvent-ils d'un Éden, d'un Paradis de Mahomet quelconque où, parmi les agréments et les splendeurs, des houris éblouissantes de beauté se livrent au plaisir en compagnie de superbes éphèbes. Avec quelle jalousie ne regardent-ils pas de loin l'heureux maître de ces palais, dont le simple caprice peut se repaître de voluptés! Ils se voient en songe transportés dans leur... fauteuil. Comme ils se plongeraient dans cet océan de délices! Comme ils voudraient en jouir tout seuls, et comme ils comprennent bien ce Sultan parisien qui, ne pouvant entretenir d'eunuques, voulait interdire aux hommes l'entrée des loges de son théâtre!

Impure illusion du jeune âge, pourquoi ne peut-on vous prolonger d'un instant! Un Paradis, les coulisses! - Avec la meilleure foi du monde, avec le jugement de l'âme la plus humaine, elles en semblent l'opposé, les antipodes. Le seul éloge que méritent les coulisses des cafés-concerts, c'est de ne pas dépasser en horreur celles de certains théâtres. Cet aveu fait, ce compliment une fois savouré, il ne reste, pour l'esprit et les yeux, que le plaisir de saisir dans tel et tel de ces intérieurs certains détails caractéristiques, pour former, en les réunissant, la reproduction de l'enfer tel qu'on se l'imagine. Ici, c'est en montant qu'on gagne ces retraites fameuses; là, en descendant; mais l'un et l'autre escaliers sont aussi noirs, aussi étroits, aussi raides, aussi dangereux. Deux personnes ne peuvent s'y rencontrer de front, non seulement sans se gêner, mais, vu la hauteur et l'obscurité des marches, sans avoir presque l'air de se menacer. Arrivés au bout, vous trouvez un corridor échancré çà et là de quelques baies, où fument des lampes graisseuses qui font ressortir l'affreuse désolation de ces lieux.

Pour l'air, il n'en circule point, à moins de donner ce nom à des courants d'haleines tièdes et chargées, dans lesquels se confondent des odeurs de gaz, d'huile, de poudre de riz, de linge en sueur, de moisissure de cave, de bois vermoulu, de cigare, de bière et de parfums évaporés.

C'est dans ces couloirs enchevêtrés, communiquant par des portes secrètes et interminables comme un labyrinthe, que s'ouvrent les loges.

La première impression qu'on en reçoit est d'une cellule ou même d'un placard. Aux murs sont suspendus des amas de tuniques, de corsages ou de pantalons et de redingotes, le tout présentant un fouillis inextricable de nippes. Les places libres en sont tapissées de gravures grotesques, de caricatures au fusain, de programmes, d'oripeaux, de tambourins, de cartes, de photographies. Une longue planche sert de table de toilette, étalant des pots de rouge ou de blanc, des houppettes, des peignes, des chevelures, des rubans, parmi lesquels traînent quelques lettres, quelques manuscrits à demi roulés. Au-dessus, le bec de gaz qui sifflote; au-dessous, la malle contenant les costumes de divers rôles. Une banquette, une ou deux chaises branlantes ; et c'est tout.

Dès qu'il entre une personne, la place manque, et, à chaque instant, l'hôte dérange ses visiteurs pour chercher partie de son vêtement ou des accessoires.

Les concerts ne possédant pas, comme la plupart des théâtres, un foyer pour les artistes; une fois habillés, ceux-ci sont réduits à se rendre sur la scène et à se promener de long en large entre la toile et le mur. Rien de moins gai, de moins poétique que cette enceinte, comparable à un fossé de fortification, où des affiches, l'ordre du jour, le règlement de police distraient seuls les regards. Par moments arrivent plus accentués les murmures et les applaudissements de la foule, entrevue grâce aux fissures de la toile; puis, rompant la monotonie de l'attente, maints auteurs impatients viennent apporter à leur interprète ordinaire le dernier produit de leur muse.

Voilà pour les lieux, qu'on ne trouvera pas, je pense, trop assombris. Aux personnes maintenant; au côté moral, psychologique!

La première idée qu'évoque dans le public le mot d'artiste est celle de dissipation, de débauche. Est-ce le souvenir d'une position condamnée autrefois par l'Église et la société, le scandale de certaines comédiennes, les relations continuelles entre hommes et femmes, leur caractère nomade ou l'éclat apparent dont ils jouissent sur la scène, qui entretiennent ces légendes ? Tout cela s'y mêle.

Bien entendu, parmi les femmes qui embrassent cette carrière, nombreuses sont celles qui ont laissé aux rosiers du chemin des lambeaux de leur robe d'innocence. Plus d'une même a jeté hardiment son bonnet par-dessus les moulins, décidée à user de la vie largement, sans scrupule, sans crainte des hommes, ni des femmes, ni de la police. Amies ou mère douées d'expérience leur ont répété que la vertu ne menait à rien et que, moins on en gardait, plus on avait de chances d'arriver vite. Avec de tels principes, jugez de ce que pourra être la vie : une course folle à travers tous les plaisirs qui s'offriront, course souvent interrompue, il est vrai, par de fâcheuses aventures, mais, dès qu'il sera possible, reprise et poursuivie avec fièvre.

Cependant, si toutes ces jeunes filles prétendraient vainement aux médailles d'honneur de M. de Montyon, on en rencontre quelques-unes de très authentiquement sages dans le début; et, on peut l'affirmer, dans la généralité de ses membres, la corporation des artistes, comparée à d'autres pour la vertu, ne parait pas du tout inférieure.

Comment en effet croire si corrompus des êtres qui, après avoir passé trois ou quatre heures de l'après-midi à répéter un rôle dans une salle bien close, consacrent encore, au lieu d'aller respirer l'air, toute leur soirée à le jouer en public ? Et n'est pas compris là le temps consacré à l'étude de ces morceaux.

En supposant qu'ils n'arrêtent pas le soleil comme Josué, où trouvent-ils donc tant d'heures pour leurs orgies ? Ne sont-elles vraiment pas plus libres, ces ouvrières qui égrènent toute la journée des grivoiseries avec de délurées patronnes, qui disposent de toute leur nuit pour s'amuser ou qui, si elles demeurent avec leurs parents, inventent toujours un prétexte à justifier retards et absences et à voiler leur inconduite ?

Quant à ceux qui mettent l'actrice sur le même pied que la femme galante, inutile de relever leur accusation.

Ce n'est donc pas l'immoralité qui domine chez les artistes et doit les caractériser aux yeux du public. Quand on a parcouru et sondé les recoins du monde prétendu régulier, on doute, partant on ignore dans quelle sphère exacte s'y est réfugiée la vertu. Mais peut-on se montrer sévère pour des hommes ou des femmes qui, outre leur cœur et leurs sens, sont obligés d'avoir le cœur et les sens de leurs personnages? Plus on s'éloigne de la vie bourgeoise et uniforme, plus on a le droit de se soustraire aux préjugés.

Du reste, pourquoi critiquer la conduite privée des gens, quand elle ne gène personne?

Puis, s'il est naïf et même injuste de s'emporter contre les mœurs de quelqu'un en particulier, à plus forte raison l'est-il de blâmer celles de toute une classe de la société qui comporte de nombreuses exceptions.

Seulement, ce qui offense et qui choque sur certains points de ce terrain spécial, c'est la brutalité avec laquelle s'étale l'émancipation. Il règne là, du haut en bas, une liberté inexprimable de paroles et d'allures; et, sous les yeux d'un directeur peu sévère sur le chapitre de la conscience, les troupes se livrent de temps à autre à des privautés des moins idéales. Aussi, à part de rares théâtres où se conserve quelque décorum, les échos qui s'échappent de ces lieux feraient, avouons-le, rougir un sapeur, même blasé.

Que si l'on y entre, on est tout de suite dégoûté, suffoqué. Ces hommes dont le jeu habile et la verve pétillante vous avaient surpris, amusé, et qui vous paraissaient comme les maîtres d'un certain art, regardez-les, considérez-les dans leur loge enfumée, tandis qu'ils se maquillent devant une glace brisée, et qu'ils s'ajustent une perruque sur le crâne. Quelle conversation, quel argot, quelles manières! Entrez; ils vous traiteront de pair à compagnon, et, pour peu que vous ayez l'air de le leur permettre, au bout de vingt minutes, vous les surprendrez à vous tutoyer.

Qu'est-ce que cela auprès de l'autre sexe ? Ma foi, la désillusion s'accroît ici. Mais il me semble inutile de tenter, après tant d'autres, habilement peints, un portrait des femmes de théâtre. Quelques observations seulement, afin d'en amener d'autres!

Par le fait de cette vie excentrique, accidentée; de ce mélange continuel avec des hommes, vulgaires et raides plus encore par habitude que par tempérament; par suite de ce simulacre de sentiments, de passions apprises par cœur, la jeune fille la mieux élevée, la plus délicate, se blase promptement, se dessèche, prend des allures communes, rudes, cassantes, en un mot masculines, c'est-à-dire contre nature. Sauf les occasions où, sentant qu'elle traite avec des personnes d'un monde différent du sien, elle se montre courtoise, aimable, galante, elle sera bientôt à son foyer (au foyer du théâtre) d'une crudité de langage incroyable. Mais que dire de celles qui, nées et élevées dans la loge d'une portière, auront acquis une certaine réputation et verront un tas de faquins, de complimenteurs tourbillonner autour d'elle s? En afficheront-elles, celles-là, d'insolentes prétentions, de ruineuses exigences, en même temps que de singuliers oublis de convenance et de... grammaire! Types affreux de parvenues dont le piédestal est fait de scandale et d'audace, et qui, bêtement altières devant ceux à qui est dû le respect, s'aplatissent comme des punaises devant un régisseur ou un camarade tant soit peu rugueux.

Plus tard, lorsque, éprouvant le besoin de remplacer par d'affables paroles les charmes enfuis avec l'âge, elles chercheront à devenir polies, câlines, affectueuses, elles ne sembleront plus, hélas! que grimacières.

Ces diverses physionomies, inhérentes à l'état d'acteur et d'actrice, fatales peut-être et pourvues de bons côtés, s'accentuent malheureusement dans les cafés-concerts, au point de devenir horribles, atroces.

Ces princesses de la scène, dont quelques-unes possèdent une abondante liste civile, et des collections de diamants qui font causer dans le monde; ces gracieuses fées qui, aperçues de votre stalle, vous charmaient, vous éblouissaient par leur prestance, leurs toilettes, leurs yeux, leur voix, leur sourire, vous les rencontrez, errant çà et là, mal fagotées, en chemise, appuyées contre un portant, traînant, avec l'allure si chère aux écrivains naturalistes, un corps plus ou moins éreinté, se laissant (où êtes-vous, galants cavaliers?) embrasser par les pompiers de service et apostropher par d'indécents régisseurs. A part celles à qui leur position commande une certaine réserve, la plupart poussent la familiarité et la franchise jusqu'à l'insolence et l'incongruité; quelques-unes même crient, jasent, jurent comme des maîtres d'argot et se déhanchent comme des bouchères en semaine sainte. Si, devant un homme du monde, elles rengainent leur répertoire de gros mots, le fond n'en est pas moins souillé, et, à la moindre secousse, la lie remonte à la surface. Fâchez-vous avec elles, et vous en entendrez à faire peur.

Un soir, dans un des établissements qui avoisinent le Château-d'Eau, je traversais avec un acteur le corridor qui mène au foyer, lorsqu'une dame, surprise par nous dans le costume d'Ève, jeta vite sur elle une robe. "Saperlotte! lui cria mon compagnon, tu es bien bégueule aujourd'hui. - Si tu crois, mon vieux, lui répond-elle, que c'est toi qui en es cause, tu te trompes. Vous n'êtes pas des hommes pour nous."

Toutes ne sont pas aussi prudes avec les gens du dehors ni surtout aussi sèches vis-à-vis de leurs camarades. On en cité des plus jolies qui font les délices de maint ténor, de maint baryton.

Celui-ci n'est pas toujours seul à recevoir les faveurs de la belle; les robes, les dentelles, les colliers, les bracelets sont si chers en ces temps-ci que, de l'or de son gosier, il ne réussirait pas à fabriquer la moindre chaîne de montre.

Aussi certains, comprenant la situation et s'y pliant avec une habileté qu'envieraient les singes, laissent la belle libre de toutes ses actions. Que dis-je! Ils lui favorisent, ils lui procurent des occasions et la stimulent dans ses petites entreprises. Si, par hasard, elle se faisait scrupule d'accepter à souper, ils la traiteraient de sotte, de folle, et sauraient bien la forcer à s'y rendre.

Quelques-unes soumettent même leur vie privée et prodiguent des miracles d'amour et d'argent à des messieurs fort amoureux de la paresse, qui portent dans leur intérieur des costumes féminins, des chemises tuyautées et vous ouvrent la porte en cet accoutrement oriental. Nul besoin d'explications au sujet de cette catégorie de vivants.

A part ces cas spéciaux, presque toutes les dames vivent, soit avec un homme d'affaires, un financier; soit avec un gommeux, toujours mis à la dernière mode, qui vient, le soir, l'applaudir avec ses amis et faire du tapage aux fauteuils d'orchestre, à la grande joie du régisseur, sur le ventre duquel ils tapent tous en l'appelant par son petit nom.

Telle autre, la malheureuse, tire le diable par la queue, espère et guette, parmi ses amants de passage, l'apparition d'un entreteneur sérieux, et se fait lancer à ses frais des bouquets par les ouvreuses pour attirer sur elle l'attention. Que si vous l'attendez à la sortie de son boui-boui, vue de près, sous sa fourrure râpée, sous sa capeline déteinte, à peine la reconnaîtrez-vous; et grande sera votre stupéfaction quand vous aurez vu qui l'emmène.

Plusieurs sont les compagnes fidèles ou temporaires d'un poète ou d'un musicien. Cela sert de connaître des auteurs, surtout parmi ceux qui ont l'oreille du public et qui, composant pour leur bien-aimée des chansons ou des saynètes, se trouvent à même, par leurs relations avec les journalistes, de les faire mousser facilement. Ils se poussent du reste l'un et l'autre tant par vanité que par intérêt, et l'on voit de ces ménages où la femme n'est pas la dernière à stimuler le zèle et la verve de son conjoint.

Quelques-unes enfin, d'ordinaire abandonnées par leur amant qui les a gratifiées d'un rejeton, viennent chercher au sein de la famille l'oubli de leurs maux. Elles vivent là, entre leurs parents, entre des frères et des sœurs, peu gênants du reste, auxquels elles partagent les produits d'un travail plus ou moins louable. L'enfant grandit, se développe, embrassé par des compagnons de passage qui lui donnent des bonbons et qu'il appelle papa. Un jour, lasse de cette vie monotone, casanière, et séduite par les promesses d'un lord ou d'un général péruvien, la mère disparaît pour revenir, quelques mois ou quelques années après, doter sa maison d'un second enfant.

Drames fréquents de cette vie-là, sur lesquels ne s'épuisera jamais la palette des peintres ni la plume des penseurs.

Mais, quelle que soit l'existence particulière de ces femmes; quelle que soit la situation de l'homme qu'elles fréquentent; presque toutes, même celles qui possèdent caméristes et domestiques, gardent dans leur intérieur un désordre épouvantable.

On n'y sent pas l'exquise coquetterie de la femme du monde, mais le débraillé, la fatigue et le gâchis de la Bohême.

Encore si elles utilisaient pour leur formation, pour leur instruction générale ou professionnelle les loisirs dont elles disposent, il n'y aurait que demi-mal. Mais, molles comme des loirs, elles ne secouent leur torpeur que pour se rendre à une partie fine, à un plaisir.

Levées tard, elles n'ont pas plutôt achevé leur déjeuner que l'après-midi est bien entamée déjà. S'il y a répétition, elles y vont. Avec un peu d'entente et d'activité ce serait l'affaire de deux ou trois heures. Mais la flânerie les enserre; elles jasent avec des camarades, entrent au café, visitent les éditeurs, les magasins, puis rentrent juste pour dîner et repartir.

Après le spectacle, souper et le reste jusqu'au lendemain.

Ayant pour la plupart reçu une éducation très ordinaire et mettant l'orthographe d'une façon qui explique la rareté de leurs missives, elles ne doivent pas éprouver un goût excessif d'érudition; mais serait-ce trop leur demander que d'apprendre au moins la musique, cet art si fécond en jouissances et qui, pour une chanteuse surtout, devrait être obligatoire?

Or, combien en compte-t-on, dans ce siècle où le piano cause pourtant assez d'épidémies, qui sachent en jouer? A part deux ou trois musiciennes et une douzaine d'autres qui ont employé un ou deux mois à tapoter d'une main : Au clair de la lune, si elles sont en tout trois capables d'exécuter à peu près une romance, c'est certainement le maximum.

De même pour le solfège. Quoi de plus utile pour elles que de savoir avec méthode déchiffrer les parties de chant? Le temps consacré à ce travail, elles le regagneraient au centuple, puisque, quel que fût le morceau qu'on leur présentât, elles le liraient aussitôt. Au lieu de cela, elles doivent se le faire souffler et rabâcher, note par note, par leur professeur. Pour peu que leur mémoire se montre ingrate ou qu'elles soient interrompues dans leur besogne, jugez que d'efforts il leur faut accomplir, au lieu de tout simplifier par des études préliminaires.

Le trait qui les distingue et peint exactement leur situation dans la société, c'est que, à la différence même des demi-mondaines et des actrices de théâtre, qui les regardent comme leurs inférieures et les tiennent fièrement à l'écart, elles n'ont pas de salon ouvert, ne vont dans presque aucun, forment enfin une caste à part.

On m'a désigné trois ou quatre de ces chanteuses comme des femmes du monde forcées, par des malheurs de famille, de gagner leur pain.

Est-ce bien vrai? Ces généalogies, ces infortunes n'ont-elles pas été imaginées pour attirer l'attention et donner, à défaut de talent ou de beauté, un intérêt, un prestige particulier? On sait, ou plutôt on ne sait pas, le nombre considérable d'aventuriers qui, afin d'obtenir une indemnité du gouvernement, se sont annoncés comme des officiers cassés par la Restauration ou comme d'honnêtes propriétaires ruinés par la Révolution de 1848. Mais je ne discuterai la naissance d'aucune de ces dames, pas même celle de ces princesses qui ont paru, à différentes reprises, sur certaines scènes. D'ailleurs, je connais quelques personnes de manières très distinguées, très fortes en musique et en diction qui, victimes d'un mauvais mariage, ont été réduites, après plusieurs essais artistiques où elles ne gagnaient pas assez pour leurs besoins, à gravir les planches des cafés-concerts. On les y remarque même facilement par le peu de succès qu'elles obtiennent auprès de la grosse masse des auditeurs, friande de morceaux de porc salé et de folichonneries poissardes. Quand le public est monté à un diapason d'insanités et d'ordures, quelle impression voulez-vous produire sur lui avec les fines nuances d'une voix harmonieuse et des gestes distingués? Pour charmer et apprivoiser les bêtes, il ne faut rien moins qu'Orphée ou... la Patti.

Je plains seulement les femmes qui, élevées dans une position convenable de fortune et de nobles sentiments, n'ont pu trouver d'occupation plus lucrative que celle de détailler des romances devant des buveurs et sont tombées en ce milieu d'horrible bohème.

Que n'ont-elles pas à souffrir! Quelles répugnances ne doivent-elles pas vaincre pour endurer le spectacle de ce qui se passe autour d'elles! Quels assauts de jalousies, de soupçons, de quolibets; quelle guerre incessante de perfidie et de méchanceté n'ont-elles pas à soutenir, de la part surtout des autres femmes qui, jubilant de cette décadence, ne cherchent qu'à l'accroître, à la divulguer!

Mais la décadence ici n'est pas particulière aux femmes bien nées; elle les affecte presque toutes. Et nous ne parlons que de la décadence physique, encore plus cruelle, pour le beau sexe surtout, que la décadence morale.

Quand on s'est, chaque soir, collé sur la figure toutes les couleurs de l'arc-en-ciel; quand on a couru les estaminets, les petits salons, en sablant le champagne ou en vidant des verres de gros vin bleu; quand on s'est égosillé tant et plus à chanter des refrains paillards, ou esquinté dans des excès de noctambules, au bout d'un certain temps, la voix prend un timbre désagréablement aigre, rauque, cassé; la figure défraîchie se tire et se fendille comme une vieille porcelaine; la taille s'affaisse; tout le corps s'avachit et se balance en de répugnantes contorsions; et, pour ceux qui les ont vues, maquillées, devant la rampe, ces chanteuses ont à peine l'air, dans la rue, de paysannes endimanchées. Que si on les retrouve après cinq ou six ans d'absence, on ne peut plus les reconnaître.

Quant aux hommes, moins atteints, moins altérés dans leur nature par l'habitude de la profession, peu de détails sont nécessaires pour les saisir en leur ensemble.

Installés presque tous près de leur établissement, ils ne rentrent chez eux qu'après minuit. Ils réparent par une grasse matinée les forces dépensées la veille. Avant le déjeuner, ils apprennent avec leur répétiteur ou, seuls, repassent en faisant leur toilette, quelques bribes de chant ou de dialogue; puis ils se rendent aux répétitions, tant par devoir que pour blaguer avec des camarades et boire des verres.

Vers quatre ou cinq heures, ils vont à leur café favori jouer un apéritif, tel ou tel accompagné d'une grosse femme, sa ménagère. Certains cafés, comme l'ancien Poulin, l' Eldorado, la Scala, le Louis-Quatorze, la Jeune France, et d'autres situés sur les boulevards Saint-Martin et de Strasbourg, ou dans les rues adjacentes, offrent à l'observation des curieux de nombreux types de cabotins. C'est là qu'on les entend raconter à l'envi leurs campagnes et se vanter d'avoir obtenu dans la dernière tournée le succès le plus colossal qu'il y ait jamais eu... à Limoux ou à Montluçon.

A la sortie du concert, vers les onze heures et demie du soir, on les voit revenir, le visage mal essuyé, portant des restes de blanc et de rouge, les yeux clignotants, le cou entouré d'un foulard de couleur et la main armée d'un gourdin. Les plus intrépides vont au billard; les autres s'installent aux tables pour s'humecter le gosier et demandent des cartes, un jacquet, des dominos. Alors, près de leurs auteurs préférés, près de leurs petites amies, entre l'amour et la Muse, le jambon d'un côté, la bière de l'autre, ils oublient les fatigues de la scène et combinent les effets de leur prochaine création.

Mais une chose dont ils n'ont pas l'air de s'occuper beaucoup, c'est la politique. Est-ce par indifférence, par orgueil, ou par modestie, que leur conversation vient rarement effleurer les questions de budget, de cabinet, de programme, de combinaisons ou de crises ministérielles? Peu importe. Toujours est-il qu'on ne les entend jamais divaguer sur ce terrain. La comédie qui se joue dans l'enceinte de nos chambres délibérantes n'attire point leur attention. Les députés, confrères dont ils ne prononcent le nom qu'à de rares intervalles et qu'ils ne connaissent nullement,

Sont tous devant leurs yeux comme s'ils n'étaient pas.

Pareille assertion parait incroyable à une époque où, depuis l'imberbe collégien et la folichonne soubrette jusqu'à l'ignare paysanne et à l'impotent vieillard, toutes les classes, tous les âges de la société se laissent aller au courant des discussions sur les affaires gouvernementales et où l'on serait tenté de croire que les nourrices en font sucer les principes à leurs bébés en les balançant sous les ombrages.

Rien de plus vrai cependant. Passez trois ou quatre jours avec un artiste, il ne vous causera peut-être pas une fois du chef de l'État, des ministres dont il ignore le nom, des groupes parlementaires, des embarras financiers ou des relations extérieures. Néant pour lui que tout cela, et non seulement quand la vie publique suit son train ordinaire, mais aux périodes où elle s'agite et se convulsionne. Que des élections générales mettent le trouble dans nos murs; qu'une grève éclate; que la Chambre ou le Sénat déchaînent leurs tempêtes; qu'un discours important allume le feu aux quatre coins du pays; eux, pareils au sage qu'a dépeint Horace, ils demeurent inébranlables au milieu du fracas, des menaces, des dangers publics. Bien plus : ils sourient et chantent. Paris subirait-il demain une formidable émeute d'ouvriers, de révolutionnaires avides de sang, vous n'auriez qu'à pénétrer dans une salle de concert, pour y surprendre de fidèles pensionnaires étudiant, sans souci de ce qui se passe autour d'eux, leur nouvelle chansonnette ou répétant en bandes joyeuses une vieille pochade du Palais-Royal.

Peut-être plus d'un lecteur s'irritera-t-il du peu de place que la chose publique tient dans le cœur de ces hommes-là. Pour nous, convaincu qu'elle n'est qu'apparente et que, aux moments du danger, ils sauraient, comme ils l'ont déjà fait, remplir jusqu'au bout leur devoir de citoyens et de soldats; comme beaucoup de ces dames se sont, pendant la dernière guerre, montrées de vaillantes ambulancières, de dévouées gardes-malades, tout soupçon écarté, nous ne pouvons que les féliciter de se désintéresser des petitesses, des misères, pour ne pas dire des infamies de la politique; de ne pas augmenter le nombre de ceux qui s'y livrent par calcul ou qui, par bêtise, se laissent entraîner à traiter de choses et de personnes qu'ils ignorent complètement. C'est un bon point que nous leur décernons avec plaisir.

En revanche, leur langue s'exerce fréquemment sur les confrères absents avec lesquels ils ont fait campagne à Paris ou en province. Aux yeux de chacun, chacun jouit d'une réputation surfaite. "Tel qui passe pour bien chanter n'a plus du tout de voix; seulement il a des amis parmi les journalistes dont il a lancé les romances ou les monologues. Tel autre, qu'on croit avoir réussi à Bordeaux ou à Fréjus, y a remporté d'effroyables vestes. On peut le croire : c'est lui, son ami, qui le dit, et il y était."

Les confrères arrivés qui, à tort ou à raison, tiennent le haut des affiches, ne sont pas plus épargnés. C'est le public, cet idiot de public, qui les applaudit on ne sait pourquoi; sans doute ils l'ont payé pour ça. Et comme on les lacère à belles dents! Paulus ! Il chante des pieds. Demay! Elle marche mal. Celui-ci est une moule; celui-là, toujours gris ou enroué. Telle femme! Tout le monde la trouve laide.

Ce dernier trait, on le sait, est le plus méchant qu'on puisse décocher contre une femme. Aussi est-ce des imperfections, des défauts physiques que les femmes se reprochent toujours entre elles. Combien peu trouvent grâce devant les morsures de leurs compagnes!

"Mais, me dira-t-on, cela n'a rien de particulier au monde des coulisses." - J'en conviens, en faisant toutefois observer que la jalousie, la malignité s'y accentuent en raison de la scène plus élevée où l'on se meut.

Une autre question que, dans leurs entretiens, les artistes abordent souvent, c'est la question... monétaire. Trait caractéristique : les appointements de chacun y sont singulièrement rabattus. "Fredy avoir cinquante francs par soir! Oh la la! - Parfaitement. - Jamais de la vie. - Je te le jure. - Tu les as palpés? - C'est son correspondant qui m'a montré ses papiers. - Et tu écoutes ce farceur!..."

Le colloque dure des heures entières sur ce ton. Seulement, celui qui vient, selon l'expression populaire, de bêcher tous les camarades, veut rester le maître du champ de bataille, et s'adjuge- en paroles, trente francs par jour.

Bien entendu, c'est le moins payé de tous.

Tel est à peu près, dans ses grandes lignes, le journal quotidien de la plupart des hommes.

Est-ce ce mépris pour les usages mondains, cette haine de l'étiquette, de la gêne, de la commande, leur vie irrégulière, leurs mœurs en apparence relâchées qui amènent ces chanteurs et ces chanteuses à se fréquenter plus que les acteurs de théâtre? Je ne sais. Peut-être est-ce pour toutes ces raisons à la fois que ces derniers professent, à l'égard de leurs confrères des beuglants, un dédain si prononcé. Bien des propos que j'ai entendus me portent à croire à l'existence de rivalités réciproques entre ces deux catégories.

Un jour, sur l'impériale de l'omnibus Wagram-Bastille, me trouvant à côté d'un homme fort laid, tout rasé, aux manières des plus communes, qui avait engagé avec moi la conversation à propos d'une opérette récente, je lui demandai s'il chantait dans un concert. Aussitôt il me lança un regard pour lequel l'épithète de fulgurant n'a rien d'exagéré. J'essayai bien, par un heureux choix de circonlocutions, de lui insinuer que les cafés-concerts étaient très considérés; il ne mordit qu'à moitié dans mes compliments et me répondit avec hauteur qu'il jouait momentanément aux- Boutes-du-Nord.

Je me promis d'être plus prudent une autre fois.

Un tel dédain me semble injustifié. Non seulement les cafés-concerts ont vu débuter, sur leurs planches, quelques-uns de nos meilleurs artistes, comme Mme Judic, Mme Théo [Louise], Berthelier, etc. mais ils y voient souvent remonter tels et tels transfuges; en outre, des actrices, des acteurs sérieux répondent favorablement à leur appel ou vont frapper à leur porte; aussi leurs scènes prennent-elles de jour en jour plus d'importance, au point que, le public y aidant, certains se sont changés en théâtres.

Qu'on me permette ici d'ouvrir une parenthèse au sujet de ces métamorphoses! Soit dit pour ceux qui l'ignoreraient! Le grand point qui, plus encore que les règlements de police sur les décors ou les pompiers, différencie les théâtres des cafés-concerts, c'est que les premiers seuls peuvent jouer des pièces de plus d'un acte, tandis que ce privilège est interdit aux seconds.

- Pourquoi? demanderez-vous.

- Parce que la Société des auteurs dramatiques ne trouve pas suffisamment convenable et digne de boire, de fumer dans une salle où se déroulent deux ou plusieurs actes du même ouvrage, seraient-ils d'une bouffonnerie désopilante. Le directeur qui veut offrir ce luxe à sa clientèle doit, avant tout, enlever les tablettes de consommation et interdire le tabac. Que s'il désire monter trois actes formant trois pièces différentes, fussent-elles du genre noble et élégiaque, la Société des auteurs ne demandera pas mieux que de traiter avec lui.

Cette dernière distinction me semble légèrement discutable, voire anormale. Mais nous n'avons guère le temps de descendre en champ clos, très touché d'ailleurs du respect qu'on observe à l'égard des auteurs qui ont su allonger l'étoffe de leurs pièces.

Pour en revenir aux cafés-concerts, grâce à leur état de prospérité, comédies, vaudevilles, opérettes s'y trouvent déjà, empruntés au Palais-Royal, aux Variétés, ou provenant d'auteurs nouveaux. Bien plus : des compositeurs applaudis sur de brillantes scènes de genre n'ont pas dédaigné d'écrire spécialement pour eux.

Voici deux extraits de lettres de MM. Lecoq et Lacome, qui, bien que respirant une médiocre sympathie pour les établissements précités, témoignent du moins à l'appui de ce que j'avance.

LECOQ :

"Je n'ai jamais fait pour ces endroits que quelques morceaux qui m'avaient été demandés par certains artistes, entre autres Suzanne Lagier. Mon objectif ayant toujours été le théâtre, ce n'est qu'incidemment que j'ai travaillé pour les cafés-concerts."

LACOME :

"J'ai donné mon premier acte aux Folies-Marigny et mon second ouvrage au Théâtre-Lyrique. Les seules choses de moi qu'on ait chantées au café-concert sont, à ma connaissance, l'Estudiantina et la Toussaint, dont la grande Thérésa avait fait un poème extraordinaire."

Magnifique éloge que nous sommes heureux d'offrir par anticipation à l'éminente artiste.

Il est donc établi que, sur les scènes dont nous nous occupons, on a déjà chanté de belles œuvres et qu'on pourrait en chanter encore d'autres.

Mais un genre qui leur est particulièrement commun avec les théâtres et qui s'y développe à merveille, c'est la Revue. Chaque hiver, le public est appelé à comparer des œuvres de procédé semblable dans deux cadres différents; et, ma foi, si ce n'était le préjugé qui défend au critique sérieux d'opter en faveur des concerts, on leur décernerait souvent la palme, tant ils répandent, sur ce défilé des faits et des productions de l'année, de brio, d'entrain, de mots drôles et piquants, de sous-entendus hardis, de fumisteries frisant la licence.

Ce qui tendrait même à faire croire que le café-concert est le véritable terrain de la Revue, c'est que nos auteurs en vogue travaillent volontiers pour ces scènes, certains qu'on mettra à leur disposition un personnel nombreux, bien exercé. De plus, la décoration y est luxueuse, éblouissante, au point que l'on se demande si l'on n'y jouera pas bientôt les ballets et les féeries.

Comment les choses se passent-elles ainsi? m'objectera-t-on. D'après les ordonnances de police, les cafés-concerts doivent n'avoir qu'un décor.

- Sans doute, mais, par une subtile interprétation du texte et surtout par la tolérance du gouvernement, ce décor peut être à volets, partant se prêter à des transformations, pourvu qu'il demeure fixé au sol. De cette façon, on peut varier convenablement le cadre des représentations.

Depuis le désastre de l'Opéra-Comique, l'État, paraît-il, est résolu à rappeler les concerts à la stricte observation des statuts : décor unique et adhérent au mur, etc. Mais le personnel de ces établissements me parait assez malin pour obtenir des concessions, déjouer les surveillances et revenir bientôt au régime antérieur.

Quoi qu'il advienne, il fourmille là des actrices, des acteurs, d'un vrai tempérament et s'occupant d'autant plus par eux-mêmes de leurs rôles qu'il n'y a guère qu'un régisseur et pas de metteur en scène.

Autre remarque : Quelques-uns, pris d'ambition, quittent le concert pour le théâtre; et, depuis quelque temps, le grand nombre d'emprunts réciproques faits par ces deux genres d'établissements s'est fort accentué. D'autres, qui, vu leurs succès, pourraient à de bonnes conditions monter sur des scènes plus ou moins cotées, refusent cet avancement parce qu'il diminuerait leurs revenus. On en voit même qui préfèrent gagner davantage en descendant.

"Plutôt le premier dans une bourgade, que le second à Rome!" disait César. "Plutôt étoile à l' Alcazar ou au Prado que ver de terre à l'Opéra-Comique ou aux Nouveautés!" s'écrie celui-ci ou celle-là.

Affaire d'amour-propre chez le général romain; affaire d'intérêt chez nos modernes comédiens.

La question des appointements qui se présente étant une de celles que le public goûte le plus, arrêtons-nous-y.

S'il est parfois malaisé de savoir, en dépit des registres de la Société des auteurs dramatiques, ce que rapportent réellement aux directeurs et même aux auteurs certaines pièces, les appointements des artistes, engagés au mois comme la plupart, ou par soirée, comme tel ou tel, sont encore plus difficiles à connaître. Le moindre employé, le plus humble bourgeois cherchant à se grossir devant ses voisins, les artistes, en qui la vanité se double de l'attention que le public leur consacre, ne peuvent manquer d'appliquer, en l'exagérant, ce système fallacieux.

On pourrait, il est vrai, pour édifier les personnes curieuses de ces indications, relater les sommes que l'opinion des gens entendus attribue à tel ou tel de ces artistes et fournir ainsi un tableau général quoique non garanti,de leurs émoluments.
Mais le risque de se tromper, de froisser des amours-propres trop susceptibles et même de léser des gens que l'on croit plus rétribués qu ils ne le sont, invite l'écrivain à garder à peu près le silence sur ce sujet.

En cette sorte de négociations, deux personnes seulement savent à quoi s'en tenir : le directeur qui paie et l'artiste qui est payé.

C'est n'apprendre rien de nouveau aux gens du métier que de dire qu'il y a des engagements gratuits tant au concert qu'au théâtre. Mais on ne parle pas seulement pour les gens plus forts que soi, et les personnes moins instruites goûteront peut-être quelques réflexions.

Il est deux choses que tout directeur exploite, sinon avec une parfaite droiture de conscience, du moins en très habile commerçant : la crédule vanité dis artistes et le nombre de gens qui convoitent ledit titre. Les places sur les scènes de Paris sont tellement enviées et présentent en effet tant d'avantages qu'on ne saurait trop sacrifier pour les conquérir.

Faudrait-il rester six mois, un an, et même plus, à les garder pour l'honneur, certains y consentent. Il en est de ces places beaucoup d'autres : elles rapportent surtout indirectement. Une femme quelconque trouvera plutôt un entreteneur à l' Eldorado que dans son atelier de couture ; un garçon de mine passable recevra plus d'invitations à souper et aura plus de chances de séduire une vieille marquise sur les planches de Déjazet ou des Ambassadeurs qu'en servant des entrecôtes dans un restaurant à vingt-trois sous ou en bâclant des expéditions dans un ministère.

Aussi, quand un directeur bien ou mal renté reçoit les offres de services d'un inconnu, d'une dame surtout, après les éloges et les encouragements d'usage, lui propose-t-il de l'engager pour rien, en stipulant un simple dédit, si, lui, l'artiste viole le traité. Le comble de la diplomatie, comme on le voit. Vous, chanteur, vous ne touchez pas un sou ; mais si, un jour, vous jugez qu'une telle somme ne vous suffit pas et que, trouvant une place plus confortable, vous vouliez partir, il vous faudra s'abord rembourser les frais... d'apprentissage.

A un tel marché, tout directeur allègue mille raisons : d'abord, qu'en montant sur les planches, les artistes se forment à leur métier, acquièrent de la réputation et commencent leur carrière; ce dont ils doivent lui être très reconnaissants; que les femmes notamment trouvent là un piédestal devant lequel des adorateurs titrés viendront se prosterner et vider leur escarcelle; auquel cas, le moins pour eux est de ne pas favoriser de leur propre argent une telle émancipation; enfin, que chanteurs et chanteuses ayant la tête près du bonnet, et pouvant, par un retard, par une fugue capricieuse, compromettre une représentation, il faut essayer de les arrêter ou, du moins, se payer des ennuis qu'ils lui auront causés.

Quiconque a eu, dans sa vie, l'occasion de mettre à l'épreuve la solidité des paroles d'un artiste approuvera le directeur. Toutes ces gentilles alouettes sont si promptes à se précipiter sur les miroirs qu'on leur tend, que lui, en homme sage, veut les retenir par l'aile ou la patte.

Certainement, ce n'est pas la perspective d'un dédit de cinq cents ou de mille francs, compliqué même d'un procès, qui empêchera une comédienne un peu décidée de manquer à l'appel et même de fuir vers des horizons lointains; mais, outre certaines réflexions qu'elle peut lui suggérer, à elle et à son ami, ce sera pour le directeur, une agréable compensation à la douleur de l'abandon.

Et celle qui en aura souffert ne lui gardera pas rancune.

Le patron d'une des scènes des Champs-Élysées avait pour pensionnaire une jeune personne fort jolie, liée gratuitement avec lui par la stipulation d'un dédit de quinze cents francs dans le cas où elle trouverait bon de "s'absenter".

Effectivement, au bout de quelques semaines, la fauvette, fort éprise d'un prince russe plus ou moins reconnu de son czar, plia, un soir, ses bagages, et se disposa à prendre l'essor dans le magnifique landau qui avait amené son galant à la porte des artistes. Tout était combiné au mieux pour ce petit enlèvement; la femme avait déjà pris place sur les coussins, et deux fringants coursiers allaient la ravir aux admirations du public, lorsque le directeur, averti à temps, accourt, se précipite sur eux, et, ôtant respectueusement son chapeau : "Vous nous quittez, madame? - Oui, monsieur. - Et, ajouta fièrement le Moscovite, c'est moi qui l'emmène. - Vous trouverez alors naturel, monsieur, que madame se soumette aux obligations de son contrat. - Lesquelles ?"

L'autre, tirant de sa poche une feuille de papier : "Madame ne peut partir sans me verser quinze cents francs d'indemnité.

- Soit! dit la chanteuse; je reviendrai demain vous les apporter. - Pas du tout, répliqua son inflexible maître. Je les veux ce soir. Et, comme elle haussait les épaules d'un air fanfaron :

- Vous voyez là-bas,
continua-t-il, ces deux sergents au bout de l'allée; ils sont prévenus et vous empêcheront de passer sans ce papier. N'insistez donc pas. Je veux être payé."

Devant une telle affirmation et rougissant en son amour-propre de paraître à court de monnaie, l'étranger extrait de son pardessus un portefeuille, y prend un beau billet bleu de mille francs, le tend au patron : "Voici, monsieur, un fort acompte. Mon valet vous apportera demain le reste. - Très bien, monsieur. Accepté."

Le directeur rend en échange l'engagement de la dame; on se salue et le couple s'éloigne.

Le lendemain, les cinq cents francs, reliquat de la somme souscrite, étaient remis à son créancier, tandis que nos amoureux s'en allaient chercher le bonheur dans un superbe château près de Petersbourg.

Or, trois mois après, tandis qu'il travaillait dans son cabinet de l'avenue Marigny, qui le directeur voit-il entrer ? Mlle Pauline, venue à pied et en très simple toilette, supplier son ancien directeur de la reprendre dans la troupe, aux mêmes conditions.

On le voit donc : les plus dures clauses n'effraient pas tout le monde, tant est grand le désir de s'afficher et de paraître. Certains postulants, il est vrai, que ces propositions frappent comme d'un coup de massue, regimbent et parfois se retirent. Mais, pour peu que le directeur croie voir dans tel ou tel un sujet d'avenir, il aura soin de retenir par quelque menue monnaie cette future poule aux œufs d'or. Et, tout en lui promettant soixante ou quatre-vingts francs par mois pendant trois ans, il s'efforcera de lui dorer la pilule. "L'engagement, dit-il d'une voix douce et avec des sourires perfides, n'est pas très brillant. Mais, dame! que voulez-vous? Les affaires vont si mal! Puis chacun à ses débuts. Avant peu, grâce à votre talent, à votre travail, à l'habitude acquise, vous aurez monté en réputation; on parlera de vous. Alors j'améliorerai vos conditions; j'augmenterai vos appointements. Les auteurs de la maison écriront des rôles exprès pour vous. Vous gagnerez ce que vous voudrez. "

Tous ces mots portent, allez! L'artiste les boit avec plaisir. L'arbre dont il convoitait les fruits s'éloigne, il est vrai, mais comme il grandit ! Et quelle merveille ce sera d'y toucher! Et sa naïveté, ses besoins sont tels, il connaît si peu son patron ou il veut si peu le connaître, qu'il signe.

Pris au piège! Ce qui ne l'empêchera pas de dire, de faire répéter par les amis et insérer dans maints journaux hospitaliers que "M. X., si remarqué au festival de l'Alliance maternelle, Mlle Z... dont les débuts au cercle : les Vigilants ont obtenu un si vif succès, viennent de signer avec le directeur de la Pépinière un traité des plus avantageux."

En avant, la réclame!

Si le directeur a vu juste, si la recrue amène dès recettes, tant mieux pour lui! Il tire de sa poule tous les œufs qu'elle peut pondre, quitte, à l'expiration de son engagement, à l'engraisser davantage pour la retenir. Mais, s'il s'est trompé, si l'homme ne s'est pas mis lui-même hors de pair; si la femme demeure médiocre, ou, n'est pas fortement appuyée d'un commanditaire, alors, gare à lui, gare à elle! Comme Jéhovah qui chassa Adam et Ève de son Paradis, le directeur, en vertu de son contrat, les repoussera sans pitié de sa maison. Déconsidérés, n'ayant plus confiance que dans les hasards et les agences, ils se réfugieront dans quelque trou de province ou resteront pour augmenter les tristes végétations du pavé parisien.

Deux ans après, vous les retrouverez : lui, souffleur! elle, figurante, dans un sordide caboulot de faubourg.

J'ai parlé de commanditaire. Il ne reste plus, je le suppose, de gens assez naïfs pour s'imaginer qu'une jeune repasseuse, une gentille matelassière puisse fasciner par sa voix les directeurs et les camarades au point de les tenir en respect et surtout faire face à son train de vie avec l'argent que lui fournit son traité. Pareille crédulité trahirait la candeur d'un séminariste ou d'une vieille communarde. Les cours de musique et de chant seraient-ils gratuits et les aliments, fournis à la petite par une brave tante amie des arts, il faudrait encore compter avec la toilette. Or, l'on sait que, si les directeurs demandent du ramage aux oiseaux de leur volière; ils en exigent un plumage des plus fournis, des plus brillants. L'actrice ne peut, sous peine d'amende, exhiber deux fois le même costume durant la soirée, et on la prie de mettre sur elle ce qu'elle possède de mieux, de manière à éblouir son public par tous les sens à la fois; ce que, du reste, la coquette désire plus que personne. Mais elle n'y arrive qu'en abdiquant, si elle les a encore, certains principes de son enfance, et en se faisant, comme on dit, lancer.

Certaines pourtant, mues d'un beau zèle et espérant pouvoir, avec du talent et du travail, renverser tous les obstacles, essaient de lutter. Tout conspire contre elles : les ardeurs de l'âge, les occasions fréquentes, les intrigues, les étreintes et baisers obligatoires, les paroles d'amour passionnées, l'abandon, les propos moqueurs, le ridicule, les soupçons, la détresse, etc.

Longtemps, moins peut-être par vertu que par entêtement, elles tiennent bon, croyant atteindre promptement le succès, sans le devoir à personne qu'à soi-même et à des amis... respectueux. Le but recule toujours. Alors, après des combats intérieurs dont un Racine pourrait seul dépeindre les phases et les terribles angoisses, elles perdent la tête et se laissent choir dans les bras du dernier venu, souvent moins bon, moins riche et moins puissant que tous ceux dont elles avaient refusé les avances. C'est le destin; il faut une proie au... théâtre.

Les rôles de Jeanne d'Arc au milieu d'une troupe même artistique réclament l'intervention divine qui ne se manifeste que... rarement.

Une fois le Rubicon passé, au lieu d'implorer et de tendre vainement la main, la femme peut ordonner. Tant mieux si l'amant est souple, prévenant, riche ou disposé à emprunter! Ses appétits de générosité trouveront un vaste champ.

Tel couple d'amoureux vivait dans un calme élégant et une douce oisiveté. Tout à coup, la femme, lasse du pot-au-feu ou désirant s'assurer une position lucrative dans le cas où son ami la quitterait, demande d'aborder la scène. Après deux ou trois mois de leçons prises au galop, on se présente chez un directeur pour donner une audition. Que sait-elle? Rien. Elle n'a pas la moindre étoffe. Elle veut cependant fouler les planches. Alors, désireux de faire débuter la dame de ses pensées et de jouir du prestige qui en rejaillira sur lui, l'amant gratifie d'une certaine quantité de louis un complaisant impresario. Elle débute; sa voix a des trous. Ses gestes sont guindés ou grotesques. Qu'importe? si elle est jolie, ça n'en paraîtra que plus drôle, plus original. Et avec l'argent de Monsieur, elle aura toujours un cercle de fanatiques qui, après s'être bien repus au restaurant, ne demanderont pas mieux que de l'applaudir à outrance pour s'amuser et réitérer les libations.

Toute vanité mise à part, ces Mécènes me paraissent d'autant plus héroïques et bêtes que des femmes si résolues à se montrer ne manquent guère de sacrifier autre chose que l'or de leurs amants. Le moindre ténor, le plus petit pompier aura raison de leur fidélité, tout comme les garçons de café vis-à-vis des femmes galantes auxquelles ils font du crédit et des remises sur le montant de leurs soupers.

Quant à la foule, ébahie au commencement devant des bravos si peu mérités, elle cède trop souvent à l'impulsion et, sans y rien comprendre, établit la réputation d'une artiste que chacun en son for intérieur trouve détestable.

Mais, la plupart du temps, le piédestal se brise sans tarder. Alors quelle débandade d'admirateurs et d'amis! Parfois, l'amant lui aussi se retire. Vite elle s'éclipse en prétextant un rhume, des maux de cœur, un voyage, mille autres choses.

Elle va renforcer les chœurs de l'Éden ou des Folies Bergère. Si elle n'est pas cotée, comme chanteuse, elle se fera peut-être tarifer comme promeneuse ou fille à la nuit.

Voilà le sort de plus d'une étoile de café-concert. Étoile filante seulement.

Pour en revenir aux engagements qui, dans les débuts de la carrière, s'offrent aux affamés sous une maigreur désespérante et sont parfois si longs à prendre du corps, il est naturel, surtout de la part de gens qui ne vivent que de parade, qu'ils cherchent à embellir les avantages de leur situation. Un chanteur à qui l'on demande ce qu'il gagne ne peut bonnement montrer un papier qui mentionne 90 francs par mois ou même rien. De son côté, le directeur, si content qu'il soit de se procurer des artistes à bon compte, n'est pas fâché de passer pour un Crésus.

De cette double vanité naissent les doubles traités.

Causant un jour avec un personnage autorisé dans la partie, je soutenais ceci : que la plupart des artistes avaient deux feuilles d'engagement, l'une qu'ils montraient au public et par laquelle il leur était loisible, comme on dit, d'épater le bourgeois, l'autre qui faisait foi entre eux et leur directeur.

"Je ne puis, me répondit ce personnage, admettre une pareille assertion. Que ce cas se soit présenté une fois, je ne le nierai point, mais qu'il soit fréquent, cela fait plus que me surprendre."

Mon interlocuteur était, je veux l'admettre, de très bonne foi. Mais de même que personne ne connaît moins Paris que celui qui y est né; de même que bien des gens ignorent ce qui se passe dans leur maison, de même il pouvait n'avoir pas prêté attention à un fait que tout le monde regarde comme général. D'après les avis recueillis de différents côtés et qui tendraient à une affirmation contraire à la sienne, je conclus que, si l'engagement en double n'est pas habituel, ce certificat si flatteur s'accorde à tous ceux qui le demandent, absolument comme aux servantes qu'on renvoie enceintes on délivre des attestations de bonnes vie et mœurs. Libre à eux de s'en servir le mieux possible.

Du reste, longtemps avant d'avoir entendu parler de ce procédé, j'en avais soupçonné l'existence. Voici comment :

J'avais, un soir, rendez-vous avec un artiste des Champs-Élysées. En l'attendant, je fis, dans le coin du concert réservé aux habitués de la maison, la connaissance d'un brave homme dont l'enfant était engagé là depuis plusieurs jours. Bien que je n'eusse pas encore vu ce petit prodige, j'adressai sur lui des compliments à son père. Celui-ci aussitôt me remercie, renchérit sur mes éloges et me dit combien i1 était heureux de posséder un tel rejeton. Je le laissai parler. Ma sympathie le poussant à entrer en confidences :

"Tous les directeurs me le demandent, me dit-il; de l'étranger même m'arrivent les plus belles propositions; mais je préfère gagner à Paris quatre-vingts francs par jour...

- Quatre-vingts francs! fis-je en l'interrompant.

- Certainement, monsieur.

- Par soirée, si jeune! Peste!

- Voyez, s'il vous plaît.
"

Et, de la poche de son pardessus, il tira un imprimé. Je ne fis que le parcourir; mais j'y effectivement ces mots :

"Quatre-vingts francs par soirée."

Je félicitai l'heureux papa, mais sans être le moins du monde convaincu.

Pour qui réfléchit un moment, quatre-vingts francs par jour équivalent presque à trente mille francs par an.

C'était impossible, n'est-ce pas? du moins incroyable, puisque, dans le même établissement, un homme, très connu dans son genre et dont le nom grandement mis en vedette attirait un public nombreux, nous disait (et encore n'amplifiait-il pas?) que sa femme et lui gagnaient ensemble cinquante francs par soir.

Là somme indiquée par le bonhomme était cependant portée sur le papier.

L'empressement qu'il mettait à l'exhiber aurait, il est vrai, pu faire douter de sa véracité, sans compter que ses habits en loques, sa chemise aux manches noires et striées protestaient hautement contre un tel gain et que le gamin, malgré sa prétendue réputation, n'a plus reparu à Paris.

Le fait étant avéré, qui pourrait le croire rare?

Naïvetés peut-être que tout cela; mais on m'avait soutenu sérieusement le contraire.

Quoi qu'il en soit, un certain nombre de ces chanteurs sont riches ou pourraient l'être. Bien entendu, abstrayons les femmes, dont la fortune pourrait être soupçonnée d'avoir une autre source que la caisse de leur directeur, et n'ayons en vue que les hommes.

Parmi eux, on en compte un bon nombre de très jeunes qui gagnent leur louis tous les jours, c'est-à-dire, sans compter les soirées à bénéfices, le traitement d'un chef de bureau dont l'éducation a nécessité d'énormes frais et qui est arrivé entre mille à ce poste vers cinquante ou soixante ans.

Au-dessus de ces derniers, brillent des artistes en renom, engagés à de beaux cachets pendant deux ou trois mois ou seulement quatre ou cinq semaines. Ces piètres cabotins, au répertoire inepte et incompréhensible, marchent de pair, pour les émoluments, avec nos plus remarquables sujets de l'Opéra, interprètes des sublimes maîtres. Un procès récent nous a appris que l'un d'eux touchait chaque soir cinq cents francs. On m'assurait dernièrement qu'un autre en avait, pendant quinze jours de suite, gagné sept cent cinquante.

Comme on le voit, suivant l'expression populaire, toute la maison se saigne pour eux dans l'espérance des bénéfices merveilleux qu'ils réaliseront.

Espérance souvent déçue; mais qu'y faire? Les directeurs préfèrent toujours le nom à la chose.

Enfin, au sommet de cette glorieuse échelle, passent, de temps en temps, certains météores, de goût, plus que douteux, que la foule (ce qui justifie abondamment les mots d'Horace  : profane vulgaire, et d'autres plus forts sur l'imbécillité des masses), que la foule, dis-je, court saluer et applaudir comme des maîtres, comme des héros. Qu'ont-ils fait? Que valent-ils? Pitres disloqués, véritables clowns à l'accent criard, aux airs narquois, aux allures d'exorcisé, qu'ont-ils eu pour réussir? Tous les défauts, l'audace en plus. Au lieu de les siffler, le public leur a crié : Bravo! C'en était assez. Le premier élan donné, ils n'ont fait que s'implanter en s'élevant davantage. Plus leur talent s'obscurcissait, se dégradait, plus on le proclamait incontestable, superbe, sans rival. Les journaux, les revues nous ont entretenus d'eux avec force détails, ont enregistré leurs moindres actes, leurs plus idiotes paroles, leurs plus grotesques chansons, leurs embryons de projets.

Encouragés par les attaques autant que par les éloges, ils n'ont eu garde de s'arrêter en si beau chemin. Mis à toutes les sauces de la réclame par les directeurs qui les ont dans leur maison, jeté aux quatre vents de la publicité, leur nom vole de bouche en bouche et devient bientôt, à côté de celui d'un ministre, d'un auteur éminent ou d'un assassin consommé, l'objet des chroniques, des conversations.

Ainsi qu'on peut le prévoir, une fois portés par l'enthousiasme des masses à ce pinacle, à ce râtelier garni, ils n'ont plus rien à se refuser. Magnifiques hôtels pour les héberger, voitures, cochers à grandes livrées pour les promener à travers les rues et les déposer chez leurs amis, les banquiers ou les journalistes : tout leur appartient.

Au concert, leur royaume, ils se font servir leur rouleau d'or avant de se rendre dans leur loge, interdisent aux garçons, pendant le temps qu'ils restent en scène, de remplir la moindre tasse, de circuler, de se tenir debout dans la salle; et, si quelque bourgeois, par dégoût ou par oubli, se permet de lire un journal au lieu de les écouter, ils s'irritent, font des scènes et inondent les journaux de leurs impudentes réclames, de leurs procès retentissants.

Quel est donc le danseur du siècle dernier qui disait : "Je ne connais que trois grands hommes en Europe : Frédéric, Voltaire et moi."

Il est assez probable que, s'il connaît ce mot, le nommé Paulus, dont il est depuis longtemps question dans la presse et sur les murailles, se le sera appliqué. Et cela avec d'autant plus de raison que Voltaire manque, Frédéric est loin de nous et que lui, Paulus, reste seul devant le monde... des badauds.

Quel siècle, o mon Dieu!

Un tel succès, un tel pouvoir constituent, j'en conviens avec plaisir, une exception très rare, très éphémère. Il n'en est pas moins vrai qu'au concert, on a plus de facilité qu'ailleurs pour réussir rapidement, surtout avec certains genres, comme les refrains à boire, les airs de danse, les couplets patriotiques, les scies et les coups de gueule, accompagnés de gambades et de déhanchements monstrueux. Leur public spécial, au lieu de conspuer les défauts et les horreurs, les acclame et les encourage. Puis, n'étant pas gêné par le jeu d'un partenaire, l'artiste (excusez cette expression) conserve toute sa liberté d'allures.

Aussi conseillerai-je aux chanteurs dans le besoin de frapper à ces portes. Deux d'entre eux s'en sont assez bien trouvés et ont récolté assez de monnaie pour vouloir... en sortir, et affronter avec plus de chances un véritable théâtre.

Malheureusement, la loi de la bohème est de ne pas avoir de loi. Tel ou tel qui, avec des soins, des précautions, amasserait à la scène en peu de temps une fortune convenable, se trouve continuellement endetté par suite du désordre de sa vie : siestes au café, veilles prolongées, soupers, balades nocturnes, etc.

Il serait, du reste, étonnant qu'ils y échappassent.

Un académicien me disait un jour : "Vous savez bien comment nous, écrivains, nous dépensons notre argent : de la même manière que nous le gagnons, par caprice, par à-coups. Un bourgeois qui touche une centaine de francs et même moins les place dans une banque, les fait fructifier. Moi, quand une pièce m'a rapporté quelques milliers de francs, s'il me prend fantaisie d'un voyage, d'une excursion quelconque, je pars; si je trouve un tableau, un meuble qui me plaise, je l'achète; aussi, en quelques jours, ai-je consumé le revenu de plusieurs mois de travail."

Écrivains et artistes se ressemblent en cela.

Une autre cause de gêne, tant pour les uns que pour les autres, est la mauvaise foi, la malhonnêteté, la pénurie de certains directeurs. De même que les journaux, les établissements lyriques tombent souvent entre les mains d'un individu plus ou moins taré, plus ou moins naïf, qui espère faire prompte fortune dans le commerce des chansons. Aussi dénué de fonds que d'expérience en ces matières, il monte une troupe. Dieu sait s'il manque de candidats, de candidates. Plus l'endroit est petit, moins il y a à gagner, plus il s'en présente. Lui, désireux de frapper l'imagination par l'affiche d'un personnel nombreux et brillamment recruté, il signe, sans savoir comment il y fera face, les engagements les plus onéreux. Les représentations commencent et se succèdent. Il a lancé une pluie abondante de billets de faveur... a prix réduits.

Mais, en dépit de toutes les réclames, l'argent rentre dans la caisse en si petite quantité que les quelques centaines de francs destinés à l'entreprise vont être dévorés bientôt. Le propriétaire, en homme prudent, s'est fait payer la salle et le gaz; les autres fournisseurs ont demandé des acomptes et les ont obtenus pour se taire; les artistes, nenni. Malgré toutes les dépenses qui leur incombent, la première semaine passée, ils n'ont rien reçu. La seconde s'écoule; pas un liard. Quelques-uns se plaignent. "Attendez, attendez, s'écrie piteusement le directeur. Je n'ai pas encore réglé toutes mes affaires, ça va venir. Ne vous inquiétez pas."

A peu près confiants, ils se remettent à l'œuvre, prodiguent leurs plus superbes roulades, leurs effets les plus épatants. Mais il leur tarde de tâter de la galette. Cette bonne galette n'apparaît point. Le mois est déjà fini. Ils prêtent l'oreille; pas le moindre son argentin. Alors ils se consultent. Ceux-ci veulent protester; ceux-là conseillent la patience. Tel autre propose de suspendre les représentations jusqu'à ce que les appointements soient servis. On hésite, on parlemente. Enfin, des délégués vont trouver le directeur. Celui-ci demande un délai de trois jours, promettant qu'à telle heure chacun sera intégralement payé. Les malheureux restent fidèles à leurs tréteaux, passent l'après-midi à répéter; le soir, à jouer. Mais le terme est échu, et on ne les appelle pas. De nouveau, ils se rassemblent, inquiets, vexés, pressentant déjà la fatale issue. A ceux qui montrent les dents le patron réplique qu'il doit recevoir des fonds très sérieusement promis, et qu'il vient de réclamer par télégramme une avance à son banquier. On attend. Rien n'arrive. Exaspérée, la troupe s'agite, proférant regrets, menaces, injures, malédictions. L'un n'a pas encore dîné; l'autre doit acquitter la location de sa chambre dans les vingt-quatre heures, sous peine de déménager. Tel ou tel est pressé d'acheter des médicaments pour sa mère infirme. Tous ont besoin d'argent. Cependant ils consentent à paraître encore une fois. Le lendemain, ils reviennent. Même réponse que la veille. C'en est trop. Honteux du manège qu'on leur inflige, l'âme outrée de vexations et de douleurs, ils décident de rendre les rôles et d'aller hardiment affirmer leurs droits.

Ceux qui s'étaient costumés pour le spectacle se déshabillent; la grève, une grève rare, éclate, générale, effrayante; un drame couve dans les coulisses. En vain le régisseur les supplie-t-il de jouer, affirmant qu'on leur partagera la recette de la soirée. Il y a huit personnes dans la salle, c'est-à-dire, en prévision pour chacun, vingt-cinq ou trente centimes. Devant ce butin aussi maigre qu'injurieux, ils veulent aller faire un mauvais parti à celui qui les a si cruellement dupés; mais on raconte qu'il est encore plus navré qu'eux. Ça les arrête. Ils délibèrent, sans pouvoir s'entendre. Enfin, après avoir crié, gémi, tempêté, bâti et démoli mille plans, ils se retirent mornes, anxieux, sans espoir d'être indemnisés de leur temps, de leurs dépenses, de leurs peines.

Le directeur, qui a passé la soirée presque seul dans son cabinet, en proie à des angoisses inimaginables, n'en sort quelquefois que pour se tirer un coup de revolver en pleine poitrine.

Et le concert se ferme jusqu'à ce que survienne un autre entrepreneur aussi hardi que le précédent. Mais nos infortunés, les seuls que je plaigne ici, n'en ont pas moins perdu, hélas! tout un mois de travail et de privations. Et, jurant bien qu'on ne les fera plus si facilement... chanter, ils s'en vont frapper à d'autres portes, pour se regarnir le gousset et calmer les impatiences de leurs tenaces créanciers.

Eh bien! il est encore, pour ces artistes si fréquemment éprouvés, une cause, à coup sûr très glorieuse, de désordres financiers : c'est leur immense charité.

Rarement on s'adresse à eux sans qu'ils vous écoutent; et, quand ils ont, ils donnent. Combien en nommerais-je qui, n'ayant que des revenus incertains, ont prêté d'assez grosses sommes et mis au Mont-de-piété argenterie et bijoux pour favoriser l'engagement ou soulager la misère d'un camarade! Qualité dont on ne peut assez les louer et qui rachète en ces hommes-là bien des défauts.

C'est peut-être cette qualité, poussée à l'excès et jointe aux causes énoncées plus haut, qui fait que le chanteur des cafés-concerts, malgré de beaux appointements, se trouve presque toujours en état de panne, demande crédit à droite et à gauche, assiège les poches de Jean et de Jacques pour emprunter, ne serait-ce que deux ou trois francs, et s'adresse continuellement aux jeunes, aux nouveaux : poètes et musiciens, en leur promettant la restitution de leur capital augmenté de droits d'auteur. Ceux-ci sont-ils assez riches, assez naïfs pour céder, il ne leur rendra pas, et pour cause, leur capital, et leur procurera rarement des droits, tant il a çà et là d'obligations. Que si les malins refusent d'avancer des fonds, alors l'interprète se brouille avec eux, et, eût-il obtenu un succès mirobolant avec une de leurs œuvres, il en interrompt brusquement le cours, en priant le ciel de lui envoyer un auteur de meilleure composition.

Et c'est souvent à cela que tient la gloire!

Pourtant l'on en compte de ces messieurs qui vivent régulièrement, à l'aise, mariés, pères de famille et très dévoués à leur progéniture. Et (chose qui semblera étrange aux personnes peu versées dans la connaissance de ces mœurs, mais qui s'explique par ce fait que l'homme n'est pas seulement un Janus à deux faces, mais un Protée à mille formes) d'ordinaire nos beaux chanteurs de sérénades sentimentales, dont la voix câline et quasi séraphique ne demande à leur belle qu'un amour pur et éternel, se font remarquer par leurs nombreuses libations, la violence de leurs orgies et arrivent souvent sur la scène dans un déplorable état d'ivresse. Au contraire, ces farceurs grotesques, ces ivrognes à jet continu, aux métiers interlopes, qu'on croirait mener une vie abominable, sont très posés dans leur intérieur, très occupés de leur ménage, ont des heures de sortie et de rentrée réglées comme celles des employés de ministères, et des mœurs aussi pures que celles qu'on attribue aux patriarches.

Que dire de plus? Les artistes, de tout temps réputés si bohèmes, si peu peignés, si mal vêtus, commencent à rompre avec la tradition. On en rencontre maintenant dont les mains disparaissent sous les gants. Nul doute que, l'égalité démocratique s'étendant partout, ils n'imitent bientôt les étudiants, dont le type est aujourd'hui disparu, ne jettent au loin leurs anciennes et chères défroques et ne deviennent hommes du monde.

On a vu des choses plus fortes.

En attendant, et pour nous résumer, la vie des acteurs de cafés-concerts me paraît, au point de vue matériel, relativement plus douce que celle de leurs confrères des théâtres. D'abord, gagner des piles d'or en lançant quelques notes plus ou moins justes pendant une vingtaine de minutes est incontestablement fort agréable; mais, toute question pécuniaire mise à part, voici encore quelques agréments.

Les répétitions, cette effrayante et dure corvée, n'existent au concert qu'à l'état rudimentaire. Il n'y a point là de grands spectacles. L'heure d'arrivée n'est fixée qu'à peu près; et il pleut incomparablement moins d'amendes que dans les théâtres, dont les directeurs possèdent ainsi un facile moyen d'alléger leurs frais. Hommes et femmes, épars ou réunis dans les premiers bancs, près de l'orchestre, boivent et fredonnent des airs en attendant leur tour, qu'ils intervertissent même à leur gré ou par suite de l'absence d'un camarade. La chanson, la saynète une fois dite et répétée, c'est l'affaire d'un quart d'heure au plus; ils sont libres, et, sauf le cas où ils paraissent dans l'opérette qu'on prépare, ils ne restent que par flânerie. Ainsi menées, les répétitions n'ont pas le caractère de langueur, d'ennui, de somnolence et d'abrutissement qu'elles affectent dans les théâtres, où tant d'acteurs qui n'ont qu'un mot à dire sont obligés de rester une après-midi entière pour le placer, et où les plus charmantes femmes, à moitié dévêtues ou en peignoir, assises dans leur loge ou accroupies dans les corridors, ne trouvent rien de mieux pour tuer le temps que de jouer aux cartes avec les hommes de peine.

On monte aussi des pièces dans les concerts; mais elles n'y forment que la minime partie du programme. Elles ne dépassent jamais un acte et, par suite, ne peuvent fatiguer beaucoup ceux qui les jouent.

Encore certains coryphées en sont-ils dispensés, je crois, par les clauses de leur engagement.

Or, si peu qu'un morceau obtienne de succès, ils ont tout de suite, pour en préparer un autre, ces loisirs que les dieux accordaient autrefois aux amants des Muses.

De plus, l'administration, toujours bienveillante pour les siens et comprenant au mieux ses propres intérêts, fait, avec un indicible sans-gêne et une prodigalité somptueuse, mettre en vedette sur les murs de Paris et de la banlieue le nom de ses enfants prodiges, orné de leur portrait. Ce dont ces messieurs se trouvent énormément flattés, lors même qu'ils ne le sont pas du tout.

La plupart du temps, en effet, on les y expose caricaturés, grimaçant au coin d'une rue, levant la jambe à la profession de foi d'un candidat ou titubant, le nez rougi, les habits en loques. Les dames, plus réservées, exhibent leur tête d'il y a dix ans collée à un corps d'oiseau, qui chante, à travers le feuillage, une romance suave et sentimentale du genre de celle-ci :

En folâtrant dans la foret
J'ai perdu mon chardonneret.

Tout cela même n'est plus qu'ancien jeu. La mode maintenant s'affirme de voiturer d'immenses affiches ou de faire défiler en procession de pauvres hères qui s'en vont, à travers la ville, portant comme des étendards de grands tableaux couverts de noms et de figures.

On le voit : c'est la réclame, le cabotinage dans toute sa fleur.

Il résulte de là que, pour seriner d'ineptes couplets à l' Alcazar ou à Ba-Ta-Clan, certains de ces bonshommes ou de ces femmes, qui naguère exerçaient le noble métier de cordonnier ou de brunisseuse, seront connus de tout Paris, et que, si l'un d'eux passe dans la rue en même temps qu'un grand avocat, un illustre médecin, un inventeur de génie et même un auteur dramatique à succès, la foule ne prendra pas garde à ce dernier et admirera béatement le pitre de vingtième ordre qui daigne fouler le pavé commun.

Cette pensée mettrait vite en rage quiconque n'aurait que celle de se montrer. Heureusement pour l'homme de tête, il y a d'autres plaisirs que les rumeurs douteuses du dehors. Mais, vraiment, l'on ne saurait trop combler d'honneurs des gens qui en méritent si peu.

Et, puisque le public est, paraît-il, si désireux de contempler sous leurs véritables traits les êtres qu'il entrevoit sur la scène, pourquoi ne pas généraliser le procédé? Pourquoi les directeurs de théâtre n'offriraient-ils pas, de temps à autre, aux passants les traits des principaux interprètes du drame ou de la comédie en cours : amoureux, femme trompée, assassin, etc.

Cette galerie de médaillons enjolivés, plus intéressante que celles qu'emploient certains directeurs de journaux pour la publication de leurs romans, contribuerait sans aucun doute, au moment des crises, à la hausse des recettes.

FIN DU CHAPITRE DEUX

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