Chapitre premier
Introduction - Coup d'œil rétrospectif - Physionomie générale des cafés-concerts

Chapitre deux
Les coulisses - Vie des Artistes - Appointements - Travaux et réclames

Chapitre trois
Artistes inoccupés - Agences - Tournées dans la banlieue - Concerts de Sociétés - Engagements

Chapitre quatre
Présentation, réception, confection des œuvres. - Rapports des artistes et des auteurs. Collaborateurs - Fournisseurs

Chapitre cinq
Compositeurs et orchestres

Chapitre six
La chanson - Les chansons

Chapitre sept
Les habitués, le public - Artistes devenus auteurs, compositeurs, professeurs, journalistes

Chapitre huit
Directeurs, secrétaires et régisseurs

Chapitre neuf
Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique - Gain des auteurs - Éditeurs

André Chadourne  - Les Cafés-Concerts

E. Dentu, éditeur - Paris, 1889

(voir notre "Avant-propos" pour la liste des chapitres et autres indications)

Chapitre Huit

Directeurs, secrétaires et régisseurs


Est-ce pour nous arrêter sur cette pente fatale ou combattre l'influence de tel ou tel membre de leurs troupes que certains directeurs se sont, à maintes époques, constitués juges des chansons présentées? Mystère.

C'est, si je ne m'abuse, à l' Eldorado qu'on a inauguré pareille mesure. Aucune œuvre, je le tiens de bonne source, n'y était créée qu'après avoir été examinée et acceptée par la direction. Plusieurs établissements avaient, paraît-il, adopté ce système ; mais j'ignore, n'ayant pas le temps d'aller y voir, s'il est encore en vigueur quelque part.

Quoi qu'il en soit, en théorie, il possède quelques avantages. D'abord, il dispense les auteurs, les nouveaux surtout, des ennuis, des embarras d'une présentation en forme, des cadeaux que de pauvres diables se croiraient obligés d'offrir, de mille autres choses encore, et de pertes de temps considérables. De plus, il supprime en grande partie l'intrigue et l'emploi de certains moyens qui n'ont rien de commun avec le talent.

L'affaire n'en marche qu'avec plus de simplicité. On remet avec ou sans musique l'œuvre au directeur, qui l'examine. Dans les cas où elle lui paraît convenable (et c'est bien vite jugé), il la reçoit et, s'il y a lieu, il donne des conseils ou demande des retouches à l'auteur. De cette façon, il lui aplanit la voie et se conforme à sa mission.

Malheureusement, tout cela est un rêve, et, pour un avantage, que d'inconvénients plus sérieux!

Les directeurs de théâtres (pour qui cela fait-il doute?) ne lisent guère les pièces que lorsqu'ils les ont reçues et vont les monter. On croirait même que plus d'un, n'ayant pris, à aucun moment, connaissance de l'œuvre, doit apprendre avec étonnement, par le compte rendu des journaux, ce qu'il est censé avoir approuvé.

Eh bien! à plus forte raison, dans les Concerts, où une chanson en particulier n'a pas grande importance, le directeur, trop occupé pour lire ou trop ignorant pour apprécier les productions qu'on lui soumet, déléguera ses pouvoirs à un second : secrétaire ou régisseur, n'importe le titre.

Or, l'on sait qu'il vaut toujours mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints.

Celui-ci, malgré sa qualité de juge, malgré l'impartialité naturelle que nous lui supposons, n'en est pas moins homme. Alors vous imaginez facilement l'influence que peuvent avoir sur lui quelques verres d'absinthe savamment offerts ou un louis complaisamment prêté. Je tiens de plusieurs auteurs qu'il faudrait (pardonnez l'expression) rincer la dalle à ces personnages. Bien plus : je connais des œuvres qui, après avoir été refusées (sans rinçage préliminaire) par un secrétaire, ont été exécutées quelques semaines après, sur différentes scènes où elles ont fait un long séjour.

Ajoutons en passant que ces Messieurs sont rarement à leur poste, surtout aux heures qu'ils vous ont fixées, et qu'on peut revenir vingt fois à leur bureau sans avoir le plaisir de les rencontrer. Agréable perte de temps, d'argent et de fatigue pour des auteurs qui n'en ont pas trop à dépenser.

D'ailleurs, jusqu'à quel point un secrétaire, un régisseur, même inaccessible aux douceurs, peut-il juger une chanson sur de simples paroles, la musique entrant pour moitié et plus dans l'œuvre? Puis, une chanson, acceptée par le directeur, eût-elle les plus grandes qualités, ne peut être imposée à l'artiste qu'au détriment de tous les deux. Si le futur interprète ne se voit pas dans un rôle et que pourtant on l'en charge, il court grand risque de sombrer.

Enfin autre inconvénient : Si, pour percer dans le journalisme, les théâtres, partout en un mot, le débutant trouve des obstacles formidables, pourquoi les augmenterait-on dans les concerts par ces personnages qui, jouant le métier de cerbères, vous barreront le passage ou feront encore pis? Une chanson leur plaira-t-elle, cinq fois sur six, ils vous offriront de la recevoir, sous la réserve qu'ils y apporteront, eux, quelques corrections.

A ce sujet, je ne saurais oublier ce régisseur d'un infime établissement, tellement encrassé d'ignorance qu'il savait à peine écrire son nom, qui, un soir que je lui apportais une petite comédie, se mit à me parler, avant même de l'avoir lue, des changements qu'il se proposait d'y faire.

N'est-ce pas à dégoûter du métier. Certains de ces individus auraient vraiment le front d'en remontrer à nos maîtres. Simple, mais admirable prétexte à prendre le titre de collaborateurs et à toucher une partie des droits. Ce qui constitue la troisième des collaborations mentionnées dans le quatrième chapitre.

Or on comprend que, pour peu que la série des morceaux ainsi révisés s'augmente, ils deviendront aisément possesseurs de jolis dividendes. Il est incompréhensible que les premiers auxquels on a proposé cet arrangement ne l'aient pas repoussé ; mais il serait plus triste, encore que les directeurs le tolérassent.

Seulement, valent-ils eux-mêmes davantage ?

Je ne tenterai point, si courte soit-elle, une revue de ces messieurs. A part trois ou quatre, la plupart sont très communs et ne se distinguent que par des appétits commerciaux, une bêtise inouïe et des crudités de langage à faire tressauter le moins pudibond. Cette corporation compte d'anciens cochers, d'anciens artistes piqués de la tarentule du commandement et surtout d'anciens marchands de vins qui, après s'être enrichis par la falsification des alcools et la multiplication des ivrognes, ont voulu, sans
X aucune entente, se poser en entrepreneurs artistiques, mais qui n'en demeurent pas moins des marchands de vins doublés de marchands de son.

Aussi, laissons là les types trop vulgaires pour ne parler que des directeurs mondains.

En voici un, rendu typique par sa barbe blonde, son monocle et son affabilité extrême envers les auteurs. Un jour, l'un d'eux, qui a conquis dans les labeurs du beuglant une certaine notoriété, étant entré pour affaires dans son cabinet, ce Mécène lui tend la main et, avec un sourire des plus luisants : "Voyons, mon cher auteur, vous qui tournez si bien le couplet, quand m'apporterez-vous quelque chose?

- Vous êtes trop aimable, monsieur le Directeur, pour qu'on ne vous obéisse pas." Le lendemain, tirant de son bureau trois de ses meilleures compositions, il les lui envoie. Quinze jours après, il se présente chez lui, comptant que tout va marcher à souhait. Hélas! le maître n'eut qu'un pâle sourire. "Monsieur, lui dit-il, vous revenez pour vos chansons. Asseyez-vous, je vous prie." Et, s'adressant à son secrétaire : "Je crois qu'elles sont dans le carton des œuvres à rendre. "

Comme l'auteur, peu habitué à un pareil échec, ne pouvait contenir un mouvement de stupéfaction. "Ma foi, fit le directeur, elles ne me conviennent pas beaucoup. - Qu'ont-elles-donc? - Ce sont des chansons de livre. - Qu'entendez vous par là? - Des œuvres charmantes peut-être à lire, mais sans effet sur la scène. - C'est très bien ; bonsoir!" Mon ami se retira, emportant sa chanson dans sa- veste. Deux ou trois semaines après, le Directeur le rencontra chez une de leurs connaissances communes. Ne le reconnut-il qu'à moitié, ou bien oublia-t-il le jugement qu'il avait rendu contre lui : "Voyons, lui dit-il ; mon cher auteur, vous qui tournez si bien le couplet, quand m'apporterez-vous quelque chose?" Pour le coup, l'autre se fâcha. "Ah! répondit-il ; ça c'est bon une fois ; mais deux fois, non. Je la connais mon bonhomme ; faites la farce à un autre. Ça ne prend plus."

Telle est la manière d'encourager les auteurs propre à quelques-uns de ces messieurs. Êtes-vous vous recommandé à l'un d'eux, il vous dira très franchement : "J'ai en ce moment besoin de romances sentimentales. En faites-vous? - C'est ma spécialité." Vous lui en apportez. Il fait une légère moue, et, après avoir plus ou moins lu : "Il y a là-dedans, vous répond-il, de bonnes qualités ; mais c'est un peu trop en dedans ; je voudrais quelque chose de plus chaud, de plus corsé, de plus remuant. - Des chansons patriotiques peut-être? - Oui, justement. -Ah! très bien." Le lendemain, vous lui soumettez un épisode de combat "Ça ne me plaît que médiocrement! - Pourquoi? - C'est bien hardi, bien chauvin, ça sent trop la poudre. Vous comprenez : nous sommes surveillés par l'Europe entière. Je n'ose pas- Je préfèrerais du tendre."

Et ainsi tout le temps autour du cercle.

Cela semble exagéré ; pourtant rien de plus exact.

D'autres ont des procédés que je recommande aux auteurs doués d'une âme sensible.

Un honnête directeur faisait, un jour, avec beaucoup d'intérêt, visiter sa salle à l'un de mes camarades, lorsque, lui offrant à se rafraîchir : "Je puis, lui dit-il, vous faire gagner ici au moins quatre mille francs par an. Vous aurez toujours sur l'affiche une pièce et, au programme, toutes les chansons qu'il vous plaira." Mon ami était, comme on le comprend, ravi, transporté. Il se disposait même à louer dans les alentours un joli petit appartement de garçon, quand il apprit de source certaine que l'impresario s'était informé de sa position, de ses antécédents, etc. et qu'il pensait sérieusement à lui faire offrir sa fille en mariage.

La galanterie m'interdit d'ébaucher le portrait de la future ; mais, ne voulant pas alimenter les illusions paternelles de son hôte, mon ami s'abstint de revenir le voir et céda charitablement la place à un confrère moins ancré dans le célibat.

Offrir naïvement de joyeux couplets et être contraint de passer sous le joug matrimonial, quel guignon?

Pour se procurer des chansons, qui viennent en nombre naturellement et sans appel, certains directeurs ont ouvert des concours.

Que penser de cette innovation... empruntée à la Grèce antique?

N'ayant jamais cru à la justice, je ne ferai aucune exception en faveur de ces tournois littéraires, les rivaux y arrivent-ils masqués ou découverts. Qu'on ne connaisse pas à l'avance les noms des lauréats et que, sur dix personnes composant le jury, il y en ait plus de deux qui examinent les œuvres, c'est généralement douteux.

Du reste, la plupart des concours sont organisés par des gens désireux de se décerner des prix devant l'admiration publique. Avec les documents que je possède là-dessus on écrirait vingt chroniques- stupéfiantes.

Mais combien d'autres et plus graves difficultés présentent ces joutes lyriques, celle-ci par exemple : Les auteurs déjà éprouvés et qui pourraient faire de bons envois s'en abstiendront, d'abord, parce qu'ils n'ont pas besoin, de ce moyen-là pour arriver à la scène, ensuite, parce qu'ils craignent (avec de justes raisons) qu'en voilant leurs noms et en se privant de la réputation qu'ils ont acquise, ils ne soient placés en un mauvais rang ; ce qui les humilierait.

Alexandre Dumas confesse, dans une de ses Préfaces, qu'il aurait souvent désiré présenter un de ses drames sans se faire connaître au directeur du théâtre ; mais la crainte d'un refus l'en a toujours empêché. Je le comprends. Il y aurait cent à parier contre un que sa pièce serait déclarée injouable.

De même pour les chansons. Aussi, malgré toutes les raisons qu'on allèguera en faveur des concours, ils ne rendront jamais aucun service et, s'ils sont vraiment sérieux, ils ne valent pas le dérangement qu'ils occasionnent.

Pour terminer là-dessus, le meilleur système au café-concert me semble être celui-ci : Laisser les artistes examiner et recevoir les chansons, à la condition, pour le directeur, d'écarter sévèrement toutes celles qu'ils sentiraient trop désagréablement émaner de leurs pensionnaires.

Après leurs devoirs envers les auteurs, les directeurs n'ont-ils pas quelques devoirs envers le public?

Qu'ils me permettent de leur présenter quelques observations formulées par force personnes!

Une d'abord au sujet de la question- monétaire, qui occasionne de temps en temps dans la salle de petits drames fort ennuyeux.

Nous avons dit, au début de cet ouvrage, qu'à la porte de presque tous les cafés-concerts on lisait en grosses lettres : Entrée libre. Ces mots, éclairés par des motifs de gaz, sont toujours bien attrayants pour la masse des désœuvrés qui s'en va, le dîner fini, respirer l'air en flânant.

Après une journée brûlante, un siège sous les frais et magnifiques arbres des Champs-Élysées, et, pendant les brumeuses et froides soirées d'hiver, une place dans une salle brillante et chaude possède des charmes que quelques-uns nomment divins.

Aussi de braves gens, plus nombreux qu'on ne croit, pénètrent-ils dans ces lieux de délices et s'assoient-ils tout simplement aux premières places!

Un garçon passe, leur demandant ce qu'ils veulent prendre et leur apporte ces consommations.

Alors, dans la réalisation de leurs rêves, ils savourent le plaisir d'être au monde en compagnie d'aussi jolies dames, d'aussi aimables chanteurs.

Mais le garçon revient et réclame le paiement.

Alors se produit de temps en temps ce fait : l'individu, seul ou avec la bande qu'il régale tire, une pièce de vingt ou quarante sous et l'offre avec une naïve générosité. - Quarante sous! réplique le garçon ; c'est trois francs, neuf francs, douze francs." Vous voyez d'ici la tête d'un homme, d'ordinaire un bon paysan, qui comptait dépenser une trentaine de sous pour se rafraîchir en entendant un peu de musique et qui l'on essaie extorquer une somme relativement forte.

Nous en avons même vu qui affirmaient, sans qu'on pût décemment les fouiller, avoir pas de quoi régler leur compte en entier.

Il y a, dans ces annonces aussi sèchement formulées, une grande lacune. Depuis quelque temps, grâce à l'insistance de la presse, il existe dans chaque concert, non loin de l'entrée, un tableau des prix ; mais presque partout il est dissimulé et ne peut être aperçu qu'avec beaucoup de bonne volonté.

En général il sert uniquement à faire constater aux distraits qu'on ne leur réclame qu'une addition conforme au tarif.

C'est très habile, mais pas assez net.

A Paris, il est vrai, les gens ne sont pas assez naïfs pour croire que le plaisir ne coûte rien ; mais les gens de province ne viennent pas spécialement chez nous pour se faire exploiter.

Pourquoi le prix des places n'est-il donc pas franchement affiché ? Il l'est les dimanches et les jours de fête parce que les prix sont, ces jours-là, réduits de moitié. Il devrait l'être tous les soirs.

Les cafés-concerts ne seraient même pas dépoétisés à ouvrir, comme les théâtres, des guichets où l'on délivrerait des billets d'entrée. De cette façon-là, plus de désillusions au sujet du prix et moins de bruit, moins de dérangement de toute sorte.

En attendant, les gérants devraient, chaque fois qu'ils voient s'installer des personnes dont l'aspect trahit une certaine ignorance des lieux, leur en indiquer le tarif. Quelques-unes sortiraient peut-être ou iraient à d'autres places que celles qu'elles avaient d'abord choisies ; mais on éviterait ainsi des discussions très gênantes pour tout le monde.

Maintenant une autre requête plus sérieuse plus générale.

Sans vouloir porter trop haut la question de moralité, les directeurs ne pourraient-ils pas prendre connaissance des morceaux qu'on prépare et les prohiber, s'ils sont mauvais? Ne sont-ils pas soumis aux règlements de salubrité publique? En laissant leurs pensionnaires se transformer en exécuteurs de basses œuvres, ne contribuent-ils pas à abaisser le niveau intellectuel et moral? Ne font-ils pas décliner et pâlir le prestige de notre pays à l'extérieur? Hélas! De pareils abus risquent en se prolongeant de nous enlever, à nous qui entretenons ces fadaises et ces turpitudes, notre renommée de gens polis et spirituels.

Ne pourrait-on pas, par exemple, les supplier, au nom de l'art et même du plaisir, de faire disparaître ces exhibitions épouvantables de femmes arrachées aux dernières fanges, comme dirait Lacordaire, ces Goulues, ces Grilles d'égout, qui dansent sur une scène française des pas inconnus aux sauvages les plus vilipendés.

Je sais bien que de grosses recettes sont un appât puissant ; mais, outre la courte durée que ce succès pourrait avoir, ne couvre-t-il pas ces lieux de honte et de discrédit? Franchement, si ce sont là des sujets vrais, il en vaudrait mieux de faux. Les cafés-chantants ont bien assez d'ennemis, sans qu'on leur en suscite d'autres. Ils gagneraient ainsi en dignité et peut-être en argent.

C'est en effet de la dégradation des concerts publics que vient le succès des concerts particuliers. Pour ne pas voir en ceux-là berner et conspuer ce que la majorité respecte encore, les familles soucieuses de bon ton et les hommes mêmes que n'attire pas spécialement le dévergondage, se rejettent sur ceux-ci. Les directeurs tiennent-ils donc tant à ce que les parents bien élevés ne puissent pas plus conduire chez eux leurs enfants que les femmes entraîner leurs maris ?

FIN DU CHAPITRE HUIT

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