Charlus
EN MARGE DU 50ème ANNIVERSAIRE DE PATHÉ Texte de Charlus
Note : Ce texte fait partie des souvenirs de Charlus qu'on pourra lire en cliquant ici.
"CHANTÉ PAR CHARLUS...SE ...CHEZ PATHÉ FRÈRES !"
Je prononçais ainsi mon nom : Charlus...se - On me blaguait. Et pourtant, j'avais raison.
Comment ai-je fait connaissance avec le phonographe ?
Tout d'abord, en quelle année me fut-il présenté ?
1891 ? 1892 ?
J'avoue que ma mémoire peut être en défaut.
Je me trouvais un jour dans l'un des passages qui ont leur point de départ sur les Boulevards, quand mon attention fut attirée par un rassemblement formé devant le hall d'une entreprise de publicité, ouvert au beau milieu de ce passage.
Je m'arrêtai pour me rendre compte de ce qui était arrivé et fut assez intrigué par un spectacle tout nouveau pour moi.
Un homme était planté devant un appareil du genre de ceux qu'on voit aujourd'hui dans les salons d'audition ; il avait, enfoncées dans les oreilles, les extrémités de deux tubes en caoutchouc... et il riait, autour de lui, on rirait de le voir rire.
Je dis un homme, mais en forçant un peu ma mémoire, j'arrive à me représenter qu'il n'était pas seul à l'"écoute" et que l'appareil semblait avoir poussé plusieurs tubes.
Diable, de quoi pouvait-il s'agir ?
Je me renseignai. On me dit que ce que je voyais là était un phonographe.
Phonographe ?
La chose était nouvelle pour moi, mais pas le mot.
J'avais lu des articles de journaux où l'on parlait d'une invention merveilleuse que l'on attribuait alors au seul Edison, et qui lui permettait de capter les sons, de le tenir prisonniers et de les reproduire "au naturel", à volonté. Cette invention était le phonographe. L'usage de celui-ci, assurait-on, était déjà répandu en Amérique.
Plus tard, quand j'ai voulu mieux connaître l'histoire du phonographe, j'ai appris qu'il avait été conçu en 1877 par notre compatriote Charles Cros, et que la première machine parlante construite - et construite sur les plans d'Edison, le réalisateur - avait été présentée à notre Académie des Sciences en 1878. La même année, une première expérience publique avait eu lieu en France dans le local des Conférences du Boulevard des Capucines, à Paris.
Mais j'en Reviens ! à ma présentation à messire phonographe.
Il me fut impossible, le jour où celle-ci eut lieu, d'être parmi les heureux qui purent se couler de la musique en conserve dans le conduit auditif ; mais peu de temps après, je retrouvai dans d'autres lieux publics, surtout dans les fêtes foraines, des combinaisons semblables à celle que j'avais vue dans le hall de publicité dont je viens de parler.
Alors, à mon tour, et pour quelques sous, je m'enfonçai les écoutoirs - je crois que c'est ainsi que l'on appelait ces récepteurs - dans les oreilles.
Je suis bien curieux de savoir si quelqu'un a conservé des souvenirs plus éloignés que les miens, sur l'entrée du phonographe en France.
J'avoue qu'à ce moment-là, je ne vis pas en quoi le phonographe pouvait intéresser le jeune chanteur que j'étais.
Comme j'avais tort ! On s'en fera l'idée quand on verra que j'en ai fini avec mon bavardage sur ce que j'ai connu du café-concert tel qu'il fut de mon temps.
Quand ai-je quitté celui-ci ? Eh bien, je ne fus plus entièrement à lui du jour que je fus présenté à Émile Pathé, en 1896. J'étais à ce moment-là à la Gaîté-Rochechouart où je venais de créer des succès populaires : "Adèle, t'es belle", "Les Agents sont de Braves Gens", "Le coup de Soleil". Qui sait à quoi je pouvais prétendre ? Mais l'enregistrement phonographique me prit en entier ? ou presque ? et cela en me faisant par trop délaisser la scène, changea ma destinée d'artiste.
C'est ce que l'on voudra bien admettre quand j'aurai dit que j'ai été enregistré chez PATHÉ plus de quatre-vingt mille fois, répétant jusqu'à deux mille fois la même chanson. C'était le temps où les cylindres vendus dans le commerce étaient gravés à raison de quatre à la fois. On ne les multipliait pas encore par le procédé de montage qui ne fut employé chez nous qu'en 1900.
(Lorsque le phonographe fut inventé, en 1877, le cylindre enregistré faisait corps avec l'appareil. Celui-ci ne pouvait donc faire entendre qu'un seul enregistrement, toujours le même. - Puis, on enregistra sur des cylindres interchangeables en cire. Quand je commençai mon "travail" au phonographe, en 1896, on enregistrait trois cylindres d'un coup. Il y avait pour cela trois appareils fonctionnant ensemble dans la salle d'enregistrement, reliés par des tubes en caoutchouc à un seul pavillon devant lequel chantait l'interprète - note de Charlus)
Et puis j'ai aidé à la construction du répertoire du café-concert qui parut dans les premiers catalogues de la Société Pathé frères.
J'ai été assez heureux pour amener au phonographe des artistes tels que : Odette Dulac, Esther Lekain, Yvette Guilbert, Anna Thibaud, Dalbret, Dranem, Fragson, Polin.
C'étaient là de fameuses recrues. J'avais déjà pour compagnons à la salle d'enregistrement, Boyer, Aumonier, Mercadier, Maréchal et Mme Rollini.
Puis il y eut de plus grands noms, tels ceux de Vaguet, de l'Opéra (que j'avais connu alors qu'il chantait, en même temps que moi, au café-concert de la Fourche), et de Bouvet, de l'Opéra-Comique ; le frère de celui-ci fut le premier directeur de l'usine de Chafou, de 1897 à 1914.
L'enregistrement d'artistes fut un fait nouveau dans la vie du phonographe ; c'était le temps où l'audition commençait en faisant connaître le morceau enregistré et l'interprète. Et celui-ci ajoutait souvent, après avoir énoncé le titre : chanté par X, lui-même, authentiquant ainsi son cylindre.
Voici donc venu pour moi le moment de souffler un peu et de me poser cette question :
- Que me fallut-il faire pour tenir lieu en quelque sorte d'usine de cylindres pendant les temps héroïques du phonographe ?
Une de mes biographies d'avant guerre ? celle de 1914 ? assure, en effet, que j'ai donné chez PATHÉ plus de quatre-vingt mille auditions. Et elle dit vrai !
On doit se représenter que la durée d'audition du cylindre était d'une minute quatre et que je répétais la même chanson à longueur de journée. Aussi n'y avait-il aucune perte de temps pour la mise au point.
Le tout était de tenir !
Mais j'avais des poumons d'acier, je n'étais jamais fatigué.
***
J'en arrive maintenant aux souvenirs que j'ai gardés du "travail" que j'ai fourni chez Pathé, alors que le phonographe était encore au berceau.
Je gagnais des haricots, comme nous disons dans notre argot d'artistes. Mais comment aurait-il pu en être autrement ?
Quand il fallait "fabriquer" de la façon que je viens de dire des cylindres destinés à la vente et que le prix unitaire de ceux-ci était de 1 fr. 25 et de 2 francs (je ne parle pas des quelques "stentors" qui apparurent ensuite au prix exorbitant de 25 francs), un chanteur ne pouvait raisonnablement demander plus de cinquante centimes par audition.
Mais au moins, je chantais ! Et là, je ne pouvais plus arguer que je trouvais que "ça ne chantait pas assez dans le métier" pour qu'il me chante !
J'avais enfin déniché la profession pour l'exercice de laquelle j'avais été mis sur terre.
Et puis, je m'amusais follement chez PATHÉ frères ! (Cela faisait tout passer).
Je ne le révèle que maintenant, mais je crois bien que j'y aurais chanté pour rien si cela m'avait été demandé.
Voilà qui explique pourquoi bonne humeur et entrain étaient les plus apparentes qualités de mes cylindres.
J'étais au "boulot" dès huit heures du matin. Je me débarrassais de mes vêtements... superflus, retirais col et cravate, et je chantais. Ah ! oui, je puis le dire : J'AI CHANTÉ !
Bien entendu, on recherchait tout ce qui pouvait améliorer l'enregistrement, plaçant les musiciens accompagnateurs devant ou derrière la machine. Mais tout cela était fait en vitesse.
Les premières chansons que je confiai à la cire furent : "Le Chef d'orchestre", "Un coup
d'soleil", "Puisque le bon Dieu connaît toute chose", "Les Tribulations d'un pipelet", "Mam'zelle Duplumeau", "A tous les coups l'on gagne", "As-tu vu la brosse", "Ode au
chameau", "La visite du commissaire", "Je vous y prends", "Les rouleaux de papier", etc., etc...
Je chantais les duos avec Mme Rollini, qui avait une voix claire et résistante.
Vous auriez ri de la posture que nous étions obligés de prendre pour chanter ces duos.
Nous ne pouvions rester dans l'axe du pavillon, qui n'avait guère que 25 cm de diamètre, qu'en nous serrant l'un contre l'autre. Elle me tenait par le cou, moi je la tenais par la taille. Il ne fallait pas bouger. J'en profitais pour lui faire des "papouilles" au beau milieu d'un couplet et, comme on ne devait pas s'arrêter, sous peine de rater le cylindre, nous avions constamment le rire dans la voix, ce qui, en fin de compte, faisait un très bon travail.
Quand il y avait à faire entendre le bruit d'un baiser, aïe ! donc, je lui en collais un sur la joue. C'était un "baiser" nature.
Il me souvient que j'avais écrit une chansonnette sur les diverses façons de donner un baiser. Je voulus en faire un cylindre, mais ma camarade trouva excessif l'emploi que je me proposais de faire de ses joues comme accessoires de théâtre.
J'avais un répertoire d'une incroyable abondance.
J'ai figuré dans les divers catalogues de cylindres PATHÉ, plus de mille sept cents fois. Il faut dire qu'à cette époque, j'enregistrais tous les genres : Bruant, Polin, Paulus, Maurel, Mayol, et bien d'autres encore.
Sur le "cachet" de cinquante centimes que je recevais, je donnais dix centimes à un employé de la maison qui me faisait des réponses de piston ou de clarinette dans "Un Quadrille à la Préfecture", "Le Piston Embarrassé", "La Visite du Major", "Le Muet Mélomane", "La Leçon d'Épinette", et vingt autres grands succès que je n'arrivais jamais à chanter assez, tant les commandes étaient nombreuses.
Un jour, on me dit qu'il y avait un ordre de cinq mille "Aventures Espagnoles" destinées à l'exportation.
Je dus chanter ces "Aventures" deux mille fois. On enregistrait déjà, et fort heureusement, trois cylindres d'un coup ; mais il arrivait souvent qu'un diaphragme ayant "brouté", je m'étais égosillé pour rien.
***
Enfin, en 1900, on put, à l'usine de Chatou, grâce à l'emploi de la galvanoplastie, mouler les cylindres.
Une industrie était née en France, et l'enregistrement phonographique cessait d'être un exercice d'"acrobatie".
Les diaphragmes restaient de première importance. C'est mon ami Eugène Ravenet qui assurait leur fabrication. C'était un art que d'établir par empirisme un diaphragme convenant particulièrement à telle voix.
Certains artistes avaient en effet leur diaphragme, spécialement étudié pour eux. On put prendre le temps de faire des essais. Le tout n'était plus, pour les enregistrements, d'aller vite.
On n'eut plus avoir recours qu'à une ou deux machines fonctionnant avec un système de contrepoids.
Avec un tel enregistrement, il devenait possible de faire autant de cylindres qu'on le désirait.
On m'alloua alors cent francs par chanson et, au début, ce fut le pactole ! À raison de huit ou dix morceaux gravés en une seule séance, je me faisais mieux qu'une journée de ministre !
Mais toute médaille a son revers.
Bientôt, comme on le comprendra, le nombre des enregistrements baissa considérablement.
Et je me pris à maudire le progrès.
***
Et voici un petit post-scriptum aux notes qui précèdent :
Il avait été vendu en 1939, mes chers lecteurs, plus de trois millions cinq cent mille cylindres et disques de votre vieil ami Charlus (record !).
Ma discothèque personnelle ayant été détruite ? mais cela est une autre affaire ? je ne peux plus m'entendre au phonographe, car je ne possède plus de disques de... Charlus. Qui le croira ?
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